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L'ARRIVÉE À TUNIS |
Le vendredi je pris l'avion pour Tunis. Le vol s'annonçait bien, je trouvais
les hôtesses très aimables, elles me mirent aussitôt à l'aise. Les
voyageurs parlaient tunisien. Depuis longtemps je n'avais pas entendu parler
cette langue en public. J'avais gardé la langue arabe grâce à ma maman et
à la musique. La plupart de mes amis d'expression arabe que j'avais connus
soit en Israël, soit en Europe ou aux Etats Unis étaient d'Egypte, de
l'Iraq, du Liban, du Maroc et de l'Arabie Séoudite et très peu d'entr'eux étaient
de la Tunisie. .
L'avion était un Airbus 320. C'était la première fois que je prenais cet
avion. Celui-ci avait causé en son temps des controverses aux Etats Unis. Il
était beaucoup plus petit que l'avion avec lequel j'étais venu de New York.
J'avais bien saisi pourquoi cet airbus ne pouvait pas alors faire la traversée
de l'Atlantique.
Les passagers étaient bruyants et parlaient le tunisien. J'entendais pour la
première fois résonner des noms que depuis bien longtemps je n'avais plus
entendu, comme: Salah, Moustafa, Ottman, Taoufik, Nour Edine, Chedli etc. Je
me sentais dans un monde différent mais qui ne m'était pas inconnu, au
contraire il me rapprochait de mon enfance. Je n'osais pas aborder les
passagers ou les hôtesses, je me conduisais comme le premier jour de mon
jardin d'enfance, là aussi, je n'osais pas approcher les autres enfants ou la
maîtresse.
En attendant, les hôtesses de Tunisair me voyant silencieux et tout seul dans
la rangée croyaient que je craignais le vol. Pour me réconforter, une des hôtesses
me demandait si je désirais boire une boisson. J'était plongé à faire la
comparaison et l'analyse technique des avions, et des arguments du pilote américain.
Je ne m'étais pas rendu compte que l'avion était dans l'air depuis déja un
moment, car je n'avais pas entendu le bruit des moteurs. L'avion me paraissait
suspendu dans le néant tellement il avançait lentement. Dehors il faisait
sombre. J'essayais de voir à travers les hublots, mais je ne voyais rien. Après
que nous eûmes dîné, j'avais parlé tunisien: pas de réaction de la part
des hôtesses. Je conclus qu'elles me comprenaient. Jusqu'ici j'avais parlé
le tunisien rien qu'avec mes parents. Je ne savais pas si la langue tunisienne
avait changé depuis que j'avais quitté mon pays. Certains amis tunisiens me
disaient que la jeunesse était complètement différente de celle que j'avais
connue. Ma première rencontre avec les hôtesses me donnait l'impression que
la langue était restée inchangée. Les hôtesses comprenaient bien ce que je
leur disais. J'étais toujours plongé en moi-même, je n'avais pas réalisé
combien le trajet était court et rapide. J'entendais pour la première fois
le pilote citer les villes que nous allions survoler. Il me semblait entendre
aussi le nom de Béja, ce nom je ne l'avais jamais entendu en avion. Je me réjouissais
de cette annonce. Le bruit des moteurs à réaction laissaient un sifflement
qui m'assourdissait.. L'hôtesse m'informait qu'on survolait l'Algerie. Je
n'avais aucun choix que de la croire. Une chose est certaine, c'est que nous
étions suspendus et l'avion avançait lentement. Je lançais à nouveau un
regard à travers le hublot, je ne voyais rien, tellement l'obscurité était
dense, je m'éfforçais encore une fois, cette fois-ci j'avais l'impression
que nous venions de sortir d'une couche de nuages. Plus tard j'entrevoyais au
loin quelques lumières. "Ça doit être un village!" me disais-je.
Je ne savais pas exactement où nous étions. Je me contentais de bavarder
avec ces lumières: "Chacune d'elle est une famille, un monde et moi,
comme un seigneur, je disais à l'une, puis à l'autre, nous sommes des êtres
humains qui partageons ensemble l'air de cette terre. Je ne voyais aucune
frontière, ils n'y avaient rien que la distance et la vitesse qui nous séparaient.
Je me laissais ainsi bercer par mon dialogue imaginaire avec des êtres que je
n'avais jamais vu mais, qui me signalaient leur présence par cette lampe
lumineuse. Les souvenirs d'enfance se mêlaient dans ma tête: je revoyais le
voyage en train de Béja à Duvivier, c'était en 1943 pendant la guerre,
lorsque nous avions été évacués vers l'Algerie pour quelques jours. Les
Allemands étaient aux portes de notre ville. Béja était en flammes par
l'artillerie et l'aviation allemandes. Pour repousser ces tristes et
malheureuses pensées et comme j'avais soif, je levais le doigt comme à l'école,
cette fois-ci pour demander une boisson. Je ne voulais pas laisser ces
souvenirs affreux de la guerre s'emparer de ce doux moment. Après m'être désaltéré,
et pour effacer ces scènes des théatres militaires de ma mémoire,
j'imaginais les beaux champs verts et les collines ondulées qui entouraient
notre paisible cité. Nous traversions la frontière et nous nous trouvions
au-dessus des montagnes. Pendant la guerre ces montagnes nous abritaient des
bombes allemandes. En ce temps-là nous vivions dans une grotte, pas loin de
Gardimaou, après avoir été refoulés de l'Algerie pour cause de maladie.
Les pics de ces montagnes me paraissaient si hauts et si aigus. Les avions
allemands n'osaient pas arriver jusque-là. Je n'avais jamais rêvé de les
survoler un jour. Je regrettais qu'il faisait nuit. Soudain du fond de cette
obscurité quelques lumières me paraissaient surgir pour ensuite disparaître
comme un éclair, puis je fus interrompu par une voix qui parvenant des haut-
parleurs:
- "Attachez vos ceintures, nous venont de passer la frontière
algero-tunisienne et nous commencerons bientôt notre descente vers
Tunis-Carthage." Les lumières que je voyais auparavant avaient disparu
dans le néant. Je ne pouvais pas saisir le mouvement de l'avion. Nous volions
dans ce grand océan vide et froid. Moi, plongé dans mon silence je ne voyais
rien bouger, notre avion se berçait comme s'il essayait de se frayer un
chemin, puis le son d'une ancienne musique chatouillait mes oreilles. Ces airs
de musique me paraissaient familiers. Je les connaissais de par les
va-et-vient au magasin de mon père. Alors je flânais dans la rue qui menait
chez papa en passant par la place Abd-el-Kader, avec ses cafés en plein air.
Ces airs de musique jouaient à longueur de journée. Les magasins collés
l'un à l'autre se distinguaient par la couleur de leurs portes et par la
diversité de leurs produits et de leurs étalages. Alors cette même musique
emplissait mes oreilles tout le long du chemin et me plongeait dans des rêveries
douces qui me faisait oublier le temps. Ces airs me parvenaient à travers de
gros haut-parleurs accrochés parfois à un poteau et parfois aux grilles des
fenêtres d'un des magasins ou d'un café. La musique venait d'un tourne
disque ou de la radio et jouait tellement fort qu'on avait l'impression
qu'elle envahissait l'air. Un sentiment doux saisissait mon coeur. Il me
semblait que le temps s'était arrêté là. En effet c'était une vieille
musique. Les morceaux étaient choisis par une femme de ma génération, me
disait l'hôtesse. C'est bien cette ancienne musique qui me ramenait à mon
enfance. L'ambiance qui se dégageait de ses sons me donnait des frémissements
agréables. Cette atmosphère était à la base de la culture locale. Elle réveille
en moi les sens les plus sublimes. C'est à travers des chansons de geste que
plusieures histoires de nos ancêtres nous sont parvenues. Ces chansons de
geste jouent un grand rôle dans l'éducation et dans la communication de
certains faits historiques. J'aime bien écouter, de temps à autre, la
musique tunisienne. Ces chansons, maman et mes grands-mères nous les
chantaient. C'est dans ce genre de chansons qu'elles nous transmettaient
certains faits, qu'elles-mêmes avaient vécus ou que leurs parents leur
avaient transmis. Ces faits échappaient parfois aux historiens et même aux
autorités d'alors. Hélas je n'arrive pas à me rappeler toutes les chansons
de geste que maman me chantait.
Les moteurs ronronnait continuellement, le temps avait perdu son sens, j'avais
presque oublié que je me trouvais encore en avion. Je me penchais encore une
fois vers le hublot qui était à ma gauche, pour voir les lumières de Tunis.
Je n'avais jamais vu jusque-là Tunis d'une vue aérienne vivante. L'avion
volait bas, je voyais des lumières de-ci, de-là, elles devaient être celles
des alentours, je n'arrivais pas à identifier notre position. "Peu
importe", me disais-je, "l'essentiel d'arriver à Tunis, plus tard
je retrouverai la direction de l'atterrissage." En effet le trajet était
très court, surtout pour moi, qui venais des Etats Unis, où les distances
sont assez grandes.
- "Nous allons atterrir dans quelques instants à l'aéroport de Tunis-
Carthage!" disait une voix qui nous parvenait des haut-parleurs. J'allais
voir pour la première fois l'aéroport de Tunis. J'étais saisi d'émotion,
d'enthousiasme et de joie. Nous atterrissions dans la fraîcheur du mois de
janvier. "L'atterrissage était excellent!" disaient les passagers
assis derrière mon fauteuil et puis les applauds étaient si puissants que je
n'avais pas saisi moi-même le moment où l'avion avait touché le sol.
L'avion roula encore un peu jusqu'à atteindre la passerelle télescopique.
Les voyageurs se pressaient pour emprunter la porte toute grande ouverte qui mène
à la passerelle. J'avais pris lentement mes affaires que j'avais dans le
porte- bagages et je commençais d'un pas nonchalant à marcher vers la sortie
qui débouchait dans une salle assez grande pour accueillir tous les passagers
de l'avion. Les hôtesses et les voyageurs me laissaient une première et
nouvelle impression de la Tunisie que j'allais bientôt découvrir. En voyant
les passagers je me rendais compte que les continents se rapprochaient, mais
dans le fond je me rendais aussi compte que la cadence de la vie était plus
ou moins pareille. Ceux qui arrivaient et ceux qui partaient créaient le
rythme de la vie.
Quand j'étais jeune, je n'avais pas eu de raison pour connaître l'aéroport.
En ce temps-là rares étaient ceux qui pouvaient se permettre de prendre
l'avion. L'aéroport m'était connu sous le nom de "Laouina",
mais c'était tout. Je jetais mon regard fouilleur vers toutes les directions
comme un enfant qui voyage pour la première fois. L'aéroport était différent
des aéroports que j'avais connus. Son architecture et son style étaient un mélange
des l'influences occidentale et orientale. J'étais calme, ému et absorbé
par les pensées de ce qui allait m'attendre. À travers les vitres qui séparaient
notre salle je pouvais entrevoir des femmes et des hommes qui attendaient
patiemment le départ de leur avion. Une femme paraissait essuyer ses yeux de
larmes. "Elle devait certainement quitter les siens ou son amour",
me disais-je. Nous devions encore passer par la police des frontières, puis
par les douaniers.
Je continuais à observer les passants qui allaient en direction contraire.
Parfois c'était des ouvriers de l'aéroport et parfois des hôtesses. J'étais
à mon aise, je fis la queue comme tous les autres, certains passagers
m'observaient comme s'ils me connaissaient, d'autres me regardaient d'un air
doux et aimable, j'attendais patiemment mon tour. Les personnes qui étaient
debout comme moi ne pouvaient pas savoir d'ou je venais et combien ce voyage
m'était cher. En réalité, je venais au rendez-vous avec mon enfance. Après
quelques minutes d'attente mon tour arriva. Je tendis mon passeport à l'agent
de frontière. Il le prit en main, le regarda, puis avec un visage curieux, il
dit:
- "Américain?" Je ne pensais pas qu'il avait déjà eu l'occasion
de voir un passeport américain avec l'inscription: "né à Béja".
Il me regarda et d'un air étonné il me dit:
- "Vous êtes Américain de Béja?" Il regarda encore une fois mon
passeport et ajouta:
- "Vous connaissez Béja?" croyant peut-être qu'il ne voyait pas
clair et répéta encore une fois:
- "Américain de Béja?" Je ne répondais pas, je voulais voir sa réaction.
Croyant que je ne comprenais pas le français, il continua:
- " Il y a aussi Béja en Amérique?" Puis il s'adressa à un collègue
pour lui demander de me traduire ce qu'il me demandait, alors, je le surpris
en lui disant:
- "Oui il y a même plusieurs Béja dans le continent américain" Le
policier était tellement troublé, que j'ai cru qu'il était nécessaire de
l'aider et avec mon accent béjaois je lui dis en arabe:
- "Ou Càn Habit!"
ce qui veut dire "Certainement" et je continuai: "Vous pensez
bien, Ana oueld Bàjà hor," ce
qui veut dire: "Je suis un pur Béjaois". A ces mots il fit un
sourire et me dit:
- "Vous êtes donc un Béjaois de chez nous?" Là, je répondis
aussi en tunisien:
- "Bàji Ou Noss"(Je
suis Béjaois et demi). Le policier quitta spontanément sa cabine et avec un
sourire, il me tendit la main et me dit:
- "Je suis aussi Béjaois." Honnêtement, je n'avais pas reconnu son
accent béjaois, mais quelle importance? Les personnes qui attendaient derrière
moi ayant saisi la situation, changèrent aussitôt de file. Ainsi nous avons
pu bavarder librement.
- "C'est un Américain", disait un passager.
- "Non! c'est un de chez nous!" répliqua l'autre, "je l'ai
entendu dire des mots en arabe." Puis, petit à petit le flot des
voyageurs se dissipait et je me trouvais seul avec ce policier que je n'avais
jamais connu. Nous avons bavardé un bon moment.
Mon hôte, Salem, m'attendait dans la salle d'attente. Lorsqu'il ne me voyait
pas sortir, il commençait à s'inquiéter. En effet j'étais parmi les
derniers à sortir. Salem n'avait aucune idée de cette rencontre. Lorsqu' il
m'aperçut il fit d'abord un sourire, puis d'une voix gentille, il me demanda:
- "Mais que c'était-il passé?" Je répondis:
- "Rien! j'ai rencontré un policier qui paraît-il était de Béja."
Salem, avec un visage agréable me dit:
- "Vous le connaissez?" Je fis:
- "Non pas du tout!" Salem hocha la tête et d'un ton calme fit:
- "Vous, les Béjaois, vous êtes partout, comme un peuple à part et
vous avez un lien spécial entre vous". A quoi je répondis:
- "C'est exact, nous sommes très peu nombreux et de ce fait nous sommes
précieux et spéciaux. Puis pour ne pas éveiller un sentiment quelconque
j'ajoutai:
- "Mais nous sommes des bons enfants de la Tunisie, que nous soyons Américains,
Français ou Italiens, nous restons les mêmes dans notre pensée et dans
notre mode de vie." En réalité je n'étais pas sûr si le policier était
vraiment de Béja, ou s'il s'était fait passer comme tel pour me faire
plaisir. Salem fit encore un geste pour m'indiquer le chemin et puis nous sortîmes
dehors où le chauffeur nous attendait avec sa voiture.
Il se faisait déjà tard et la nuit avait étendu ses voiles sur Tunis.
- "Ce chemin nous amènera de l'aéroport à l'hôtel Abou Nawas" me
dit Salem. Je ne pouvais pas observer quoi que ce soit à travers la fenêtre
de la voiture. Tout me paraissait étroit et les distances semblaient être très
courtes.
- "Voici l'hôtel!" dit mon ami.
- "Nous sommes déja là?" demandai-je. En effet il avait l'air d'un
bel hôtel. Salem tout fier de lui-même s'exclama:
- "C'est l'hôtel Abou Nawas!" puis il ajouta: "C'est un hotel
entièrement tunisien."
- "Que voulez-vous dire par entièrement tunisien?" je lui demandai.
Salem d'un air aimable, essayant de ne pas me vexer, car après tout j'étais
de nationalité américaine, et ne connaissant pas mon opinion á ce sujet, me
dit:
- "Les investisseurs américains avaient commencé la construction à
leur façon. Leurs conditions étaient à l'encontre de l'esprit tunisien.
Donc nous avons arrêté la construction et enfin nous avons trouvé des
Kuwaitiens qui étaient prêts à investir dans ce projet à la façon
tunisienne."
L'entrée de l'hôtel était en effet majestueuse. Salem m'accompagna jusqu'à
ma chambre, puis il me souhaita encore une fois la bienvenue et me laissa
jouir de ma première nuit dans mon pays natal. La chambre qui m'avait été réservée
était entièrement à mon gré. Après tant d'années d'éloignement de mon
pays, aller dormir, me semblait ridicule et de toute façon je n'avais pas
sommeil. Après que Salem avait quitté l'hôtel, je me rendis aussitôt au
foyer de l'hôtel pour regarder de près l'architecture que j'avais à peine
entrevue, alors que je remplissais le formulaire de l'hôtel. Je regardais les
détails, puis je me rendis par un escalateur direct du foyer à un autre étage.
Celui-ci était aménagé avec plusieurs restaurants et des salles de réception.
L'ensemble était moderne comme à l'américaine mais maintenait jalousement
le style tunisien qui ajoutait un flair exotique à son architecture. Celle-ci
rappèle bien aux visiteurs qu'ils se trouvent dans un pays bien particulier,
avec une histoire riche qui date depuis des siècles. L'écho des Phéniciens,
des Numides, des Romains, des Vandales et des Byzantins se mélangeait avec
celui des Tunisiens, des Arabes, des Juifs, des Turcs et des Français et en
dernier des Américains, pour créer dans chaque détail, le style tunisien.
Je pouvais passer toute la nuit à observer et à admirer les traces qui me
relient à mon enfance, mais il se faisait tard et je tenais à être en forme
pour le lendemain. Je me rendis finalement dans ma chambre. Celle-ci avait un
balcon qui donnait sur l'avenue Mohamed V, anciennement l'avenue Gambetta. Je
l'avais reconnue par ses palmiers qui étaient restés là comme des témoins
de mon temps. Je me souvenais qu'il y avait une esplanade, à droite des
palmiers, du côté de la mer morte. Cette esplanade de gazon hébergeait les
cirques qui venaient de différents pays. J'avais flâné plusieurs fois sur
cette pelouse. Il n'y avait rien d'autre que je pouvais me rappeler. Cette
avenue me servait de point de repère. Depuis que j'avais quitté la Tunisie,
l'avenue avait subi beaucoup de changements. Des nouveaux immeubles y ont été
construits depuis. Il n'y avait plus de vide. On y trouve le palais des congrès,
la maison de l'artisanat, le parc Kennedy dans lequel se dresse fièrement l'hôtel
Abou Nawas et beaucoup d'autres immeubles qui avaient l'air de bureaux. On
voit à peine la mer morte qui était juste au bord de l'esplanade. Une partie
de celle-ci avait été séchée pour créer les terrains sur lesquels sont
construits aujourd'hui tout un quartier industriel et un quartier résidentiel.
Le TGM, le train qui nous amenait de Tunis à la Goulette et à la Marsa était
en pleine avenue Jules Ferri, celle-ci a été rebaptisée "l'avenue
Habib Bourguiba", après le père de la
Tunisie.
Le TGM est maintenant plus retiré vers la mer. Alors, il arrivait presqu'à
l'avenue de Paris qui nous emmenait au passage, puis au Belvédère. L'avenue
est maintenant plus aérée.
Je m'allongeai sur mon lit de la chambre de l'hôtel Abou Nawas. En attendant
que le sommeil m'emporte il me paraissait plus sage de jeter un petit regard
dans le passé, où les relations amicales et fraternelles entre Musulmans et
Juifs n'étaient pas des rêves, mais des réalités. Je quittais le monde
turbulant et séculier pour entrer dans le petit monde qui est le mien. C'est
bien là ou je suis né. Que je sois aux Etats Unis, en Europe ou ailleurs, ce
monde m'accompagne partout, à tout moment. Sans même avoir une carte
topographique, j'y entreprends, réveillé ou endormi, des promenades
clandestines. Je ne sais pas toujours par quelle rue commencer, mais j'aime
bien faire des excursions sans tous ces passeports et sans les moyens de
locomotion. N'est-ce pas merveilleux, de se sentir libre dans sa peau? Parfois
lorsque je suis dans le train et le chemin commence à être ennuyant, je me
promène secrètement dans les rues de Béja, sans que quelqu'un puisse s'en
apercevoir. Lorsque que je me trouve chez le docteur ou chez le dentiste,
comme c'est souvent le cas lorsqu'on prend un peu de l'âge, je fais une
promenade parfois courte et parfois longue. Cette fois-ci je devais attendre
chez mon dentiste. J'avais passé en revue tous les journaux et les revues qui
traînaient sur la table, il n'y avait pas un journal du jour ou une revue du
mois en cours, tous étaient des mois précedents et pour ne pas relire des
vieux articles, je préférais me faire la vie facile, je commençai la marche
clandestine à partir de notre maison de la rue François Faure-Dère -
aujourd'hui on l'a renommée rue Habib Thameur. Heureusement que mes voisins
m'avaient tenu au courant du changement de nom. Lorsque je l'avais appris, j'étais
un peu triste car je trouvais que personne de notre ville ne nous avait demandé
notre avis, puis je me suis dit: "Peu importe ce que les personnes
responsables décident, pour moi rien ne change." Béja est toujours ma
ville. Soudain une grosse femme accompagnée de son mari entra. "Good
morning!" elle disait. Elle m'avait arraché pour un moment à mon
excursion matinale, mais j'y retournai aussitôt. Je descendis les escaliers
du premier étage et j'entrepris une petite marche, à partir de notre rue.
Mme Beneinous venait d'arriver en bicyclette, elle portait son Bernous (cape)
noir, je la saluai et continuai mon chemin. Devant moi je voyais la maison des
Ferrara et des Vulo nos voisin d'après la guerre, un peu plus loin et à ma
gauche la gare. Je disais bonjour à Monsieur Cotard et à ma droite la maison
Saint Frères était toujours là, telle que je l'avais laissée. Cette société
louait les sacs vides aux paysans pour qu'ils puissent transporter leurs récoltes
de céréales. Un peu plus haut, dans la rue de France et toujours du même côté,
après la fin des bombardements, les Chaouat avaient occupé un grand magasin
qui faisait dépôt commercial, ils l'avaient transformé en habitation. Je
revoyais encore la mère Chaouat, Marie, au seuil de la porte et j'entrevoyais
dans le fond du dépôt le père Chaouat, Fraji, qui terminait sa prière
matinale. Ses fils Rémi et Jojo étaient déja en haut de la rue, ils
allaient vers l'école. Je continuai le long du trottoir et j'entrecroisai en
sens inverse Simon Bellaïche qui allait à son travail à la station Shell,
qui était dans notre rue et qui était à côté de la maison Cotard. Un peu
plus haut je voyais la femme de Monsieur Berdah qui était à sa fenêtre,
elle était là à observer les passants. Tous les jeunes de mon âge aimaient
bien la regarder, car elle était belle, puis elle n'était pas de notre
ville. Nous les garçons nous la trouvions très charmante et à notre âge
nous étions très attirés par la beauté extérieure. A ma gauche et sur le
trottoir opposé le jeune Ottman sortaient justement de sa maison, qui était
au-dessus du magasin de chaussures Bata et un peu plus loin, le bureau de
ravitaillement. Celui-ci avait été créé à cause de la guerre, le fils du
directeur de notre école, Monsieur Ouvrard, était le directeur de cette
institution temporaire. Mon oncle Alfred descendait en bicyclette vers le dépôt
de blé. Il ne m'avait pas vu et moi je préférais continuer mon chemin
lentement sans être interrompu. La fille Beneinous, une des filles dont le père
était charron, allait aussi à l'école. Simone Rabot son cartable en cuir à
la main venait de sortir de sa maison, je la saluai, elle me retourna le salut
et m'invita à l'accompagner, elle allait prendre un baignet chez le Ftaïri
(le marchand de beignets) qui était à l'opposé de la Rohba (La foire). De
ce fait je me trouvais entraîné à lui tenir compagnie. Tout en traversant
la rue vers le trottoir opposé, cette fois-ci notre ami Ottman nous avait
entrevus; tout naturellement il s'était joint à nous. Je me trouvais dévier
du mon chemin et encore je me trouvais maintenant avec les deux compagnons de
notre quartier, nous allions à trois chez le marchand de beignets. Je n'avais
pas l'intention de manger un beignet mais, la compagnie donne de l'appétit et
je me disais: "Puisque je suis là, autant prendre aussi un
beignet." Chaloum Bellity que D' bénisse son âme attendait son beignet
à l'oeuf et insistait à haute voix:
- "Odrobha Be Safout" (le
faire croquant à l'aide de la broche pointue). Le marchand de beignets tout
souriant et obéissant lui dit:
- "Eyoua Ya Sidi." (Bien
sûr, Monsieur). Ce marchand avait une mémoire extraordinaire, tout en
faisant frire ses beignets, il écoutait les désirata de ses clients et répondait
à chacun, avec un aimable sourire. Après cete délicatesse frugale, je dis
au revoir à mes amis et je continuai mon chemin à partir de la place où
j'avais rencontré Mademoiselle Rabot. Je recroisai la route et retournai sur
l'autre côté du trottoir pour flâner tranquillement le long du mur de la
"Rohba". Je passai le long du portail, et soudain je vis Baqbaq qui
était debout devant la porte du petit débit de tabac. En ce temps-là les
cigarettes étaient rationnées, et Baqbaq se pointait souvent avant
l'ouverture pour obtenir sa ration de cigarettes. Je le saluai et je continuai
mon chemin, puis je passai près de l'épicerie de Maurice Levy et d'Attia qui
fait le coin avec la rue de Tunis, de l'autre côté, l'atelier de Houani
(Victor) Temmam le bourrelier. Ce dernier était toujours matinal car il
aimait lire son journal. La plupart de ses clients ne savait pas lire, donc il
était toujours prêt à leur donner les nouvelles du jour. Je ne voulais pas
m'attarder avec Temame car dans la rue de Tunis j'avais plusieurs membres de
la famille qui habitaient là, la famille de Sassi Lilouff, la famille de
Moumou Cohen, à part cela, la famille du rabin Moumou Hagège qui était marié
avec la soeur de Chalom Levy. Devant la maison du rabin, il y avait une place
vide puis le mur de la Rohba. Dans cette place il égorgeait les poules avec
son couteau bien éguisé. Au fond de la rue, la famille de Daïdou Saadoun
qui était marié avec Ghzala, la soeur de ma grand-mère, puis, en face, la
maison de mon oncle Alfred. Sa maison était adossée à la forge de Bosco.
Puis je retournais vers l'avenue de France, celle-ci logeait plusieurs
bourreliers. De l'autre côté de la rue il y avait la Compagnie Algérienne
et la brasserie du Phoenix, en face l'Hotel Restaurant qui est près des
magasins des bourreliers et plus haut sur le même côté les ruines de
l'immeuble des Tubiana qui a été bombardé pendant la guerre. Cette maison
avait deux étages, elle était juste en face de la mairie. Elle était en
forme d'un "L" majuscule. Les Tubiana avaient au premier étage leur
propre synagogue et une salle de réception. De temps à autre j'allais prier
dans cette synagogue. Combien de souvenirs j'avais accumulés dans cette
synagogue! Je me souviens encore de Fernand Tubiana le père de Makhlouf et de
Judith, puis de son frère Isaac Tubiana, le père de René et de Vonvon, puis
Daïda Tubiana, le Moël, puis Bichi Tubiana. C'était une grande famille
avant la guerre. Tout en marchant vers la mairie je rencontrai le père
Bouzigue, le facteur de chez nous, il parlait avec le policier, Monsieur
Galia, le Maltais. Je faisais semblant de ne pas les voir car je voulais
continuer vers le café Bijaoui, là j'entrecroisais Haim Etouil, l'ami de
papa. Je le connaissais depuis l'âge de trois ans lorsque j'allais au café
Bijaoui d'avant guerre. Sur le même trottoir les magasins étaient encore
fermés, le fils Albou était en train d'ouvrir le magasin de coiffure de
Monsieur Monfré, puis, plus loin je m'arrêtai dans la boulangerie Durani où
je pris un croissant bien chaud. Ensuite je croisai la route et me dirigeai
vers la rue Kheredine (Khier Edin). La maison des Bellity était là debout
depuis plus d'un siècle. Certains élèves qui allaient à l'école des garçons
passaient devant moi, ensuite une foule de jeunes filles allaient dans le sens
inverse à l'école des filles, celle-ci était située près de Bab
Boutefaha. Mademoiselle Nathalie, la directrice de cette école, les
accueillait avec un regard sévère. Dans le fond de la rue Kheredine il y
avait le magasin de papa, mais avant, et au début de cette rue il y avait le
magasin de Doumar Memmi, le vendeur de Drou'a et de gâteaux, celui-ci était
côte à côte avec le magasin de Lalou Fargeon et de son père Haim
l'Inglisi, qu'on appelait ainsi, parcequ' il avait un passeport anglais. Quand
j'avais atteint le magasin de papa il était presque midi... Du coup,
l'infirmière prononça mon nom: "Emili!" "Yes, madam! My name
is Emile" (en anglais le E est prononcé I ) Je me levai en disant
"adieu Béja, c'est le tour de la perceuse qui va commencer". Mon
dentiste me fit un sourire trompeur, je crois que je ne fais aucune exception,
puisque personne n'aime aller chez le dentiste, puis il me dit:
-"Open your mouth!" (Ouvrez votre bouche). Je pensais pouvoir
continuer ma promenade, mais je m'étais dit qu'il vallait mieux garder les
bons souvenirs sans la douleur des dents. J'interrompis mon pèlerinage de Béja
pour me soumettre aux instructions du dentiste, en espérant un jour continuer
mon excursion.
-"Me voilà justement devant ce jour," me disais-je et je passerai
du rêve à la réalité et à une heure de distance de là ou je me trouvais:
"Cette fois-ci c'est du vrai." Je me disais: "Demain je serai
dans ma ville!, vais-je revoir mes amis de la rue, les fils Ben Youssef, leur
papa était Spaïs, vais-je rencontrer Hèdia notre voisine qui m'avait élevé
jusqu'à l'âge de dix-ans, ou Chedlia et sa soeur, nos voisines qui habitait
au rez-de-chaussée, au-dessous de notre appartement?" Elle avait l'âge
de ma soeur Ninette et l'autre avait l'âge de ma grande soeur; ou Abdelkrim,
le jeune qui avait travaillé depuis des années chez papa? Il avait l'âge de
dix ans lorsqu'il avait commencé à apprendre le métier, c'est lui qui
m'accompagnait de temps en temps au jardin d'enfants. Le vendredi lorsque
notre maison était bombardée par les avions allemands, beaucoup on perdu un
ou plusieurs membres de leur famille. Après la guerre nous devions habiter
une autre maison en attendant que notre maison soit réparée. Pour nous
consoler papa nous disait:
-"Nous allons habiter temporairement la maison Lagana et nous
retournerons dans notre maison une fois que les travaux serons terminés."
Hélas le temporaire était plus long que le définitif après la guerre et
jusqu'au jour où j'avais quitté définitivement notre ville nous n'avons
plus quitté la deuxième demeure. De temps à autre je rendais spontanément
des visites à Hèdia. Le jour de mon départ, je ne pouvais pas oublier cette
voisine, donc sans le dire à personne, je lui avais rendu visite et j'avais
partagé mon secret de voyage avec elle. Plus tard elle avait rencontré ma
maman, mais elle ne lui avait jamais raconté de ma visite ni de mes secrets.
Les seules paroles que Hèdia m'avait données étaient:
- "Eba'd Menar Ou Rodbalek A'ala Nefsek
et je prierai pour toi mon fils." (Eloigne-toi du feu et fais attention
à toi-même). Maman me racontait qu'elle avait été amie avec Hèdia avant même
que je naisse. C'est elle qui me tenait dans les bras lorsque j'étais bébé
et lorsque maman était occupée à faire le linge. Comment puis-je oublier
des êtres pareils? Je prierai pour Hèdia et pour son bien-être, qu'elle
soit en vie ou dans l'au- delà, mais j'espère qu'elle pourra un jour lire ce
livre et ces paroles:
- "Chère Hèdia, tu as su aider ma maman dans son jeune âge et tu
m'avais cajolé lorsque je n'était même pas conscient de moi-même et de la
vie, alors que toi-même tu étais encore une enfant. Aujourd'hui je te dis:
‘J'ai écouté tes conseils et je suis en Amérique et tu seras toujours la
bienvenue chez moi.' Ma maman, avant de mourir, m'avait tant parlé du bien de
toi, ce qui ne m'étonnait pas du tout, car tu as su me traiter comme on
traite un être humain. Tu étais musulmane et tu ne m'avais jamais traité
autrement que ton fils, alors que moi en tant que Juif, tu me disais toujours
‘Ya Oueldi' (mon fils).
Comment puis-je oublier ta tolérance, ta gentillesse et ta tendresse? Tu a été
ma marraine. A mon tour, comment puis-je faire la distinction entre Juif et
Musulman? Par tes actes tu as su adoucir mon coeur pour ma ville et ses
habitants. A mon tour je te dis:
-‘Que Dieu bénisse ton âme, Ya Omi' (Maman)."
L'air pur du mois de janvier pénétrait mes poumons. Allongé sur le lit avec
mes habits je songeais à tout ce qui m'attendait le lendemain, et tellement
fatigué de la longue journée, je finis par m'endormir.
EMILE TUBIANA
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