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Ma visite à Béja après quarante-six ans d'absence a réveillé en moi une montagne de
souvenirs de mon enfance. Comme tout enfant de l'âge de
trois ou quatre ans, je ne restais pas tranquille sur une place. Donc, certains jours
maman m'amenait au cotab (l'école religieuse juive) et d'autres jours, elle m'envoyait à
l'atelier de mon père, parfois seul et parfois accompagné par quelqu'un. Lorsqu'il
pleuvait, elle préférait m'envoyer chez une des tantes ou chez ma grand-mère afin
d'être a chaud.
Ces petites excursions permettaient ainsi à ma mère de faire tranquillement sa besogne.
Un jour je ne voulais pas rester à la maison et comme personne n'était là pour
m'accompagner, elle m'envoya seul chez papa avec un message:
- "Dis à ton père que maman veut du Chouak Ou Ched Eli Jàc".
Ce message voulait dire de retenir le porteur du message. Comme je ne
comprenais pas encore bien la langue, je répétais ces mots comme un
perroquet. Après avoir transmis le message à mon père, j'attendais la réponse
patiemment mais lorsque le temps passait et je ne voyais pas de réaction, je devins
impatient. Je demandai à mon père:
- "Ou est le Chouak", et à son tour mon père me renvoya chez Sallah Ben
Youssef, dont le magasin était juste en face de celui de mon père, avec le même
message. Monsieur Ben Youssef était le fournisseur de cuir et l'ami de mon père. Il
avait un visage et un front semblables à ceux du rabin et sa
personne dégageait un rayonnement de bonté qui m'inspirait la même vénération que
celle que j'avais pour le Rabin. Monsieur Ben Youssef me faisait asseoir sur un banc et me
dit:
- "Attends un peu" et de cette manière le problème de me garder tranquille
était résolu. C'était ainsi que j'avais eu mes premières leçons de patience et de
messager. Ces visites m'avaient appris à me rendre seul dans toutes les ruelles de Béja.
Je connaissais toutes les maisons de la famille, des amis, des voisins, les magasins et
autres. J'étais devenu malgré moi un invité quotidien d'un monde que je venais à peine
de découvrir.
Ces va-et-vient ont duré longtemps jusqu'à mon entrée à l'école enfantine.
J'ai appris tout dernièrement par mes amis de Béja que le fils de Monsieur Salah Ben
Youssef, Monsieur Mohamed Ben Youssef qui avait perdu un
pied pendant les bombardements par l'aviation allemande en 1942, venait de passer dans le
monde de la vérité. A cette occasion j'addresse à sa famille mes sincères
condoléances. El Barka Fikoum!
Emile Tubiana
(Extrait du prochain livre: "Les trésors cachés")
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