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LE WEB DES JUIFS TUNISIENS

 

LE SALUT

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Il se faisait tard, le soleil se rapprochait de la fin de son parcours puis, petit à petit il plongeait derrière les collines et laissait derrière lui une lueur rougeâtre. Cette couleur à l'horizon me rappelait les dires de mon père:
- "Ella Hamret El A'chya Hot Ezweilek A'lla Coul Etnya." (Si le ciel est rougeoyant le soir mets tes chevaux sur tous les chemins) et:
- "Ella Hamret Esbah Hot Ezweilek Ouertah." (Si le ciel est rougeoyant le matin, attache tes chevaux et repose-toi.)
Me basant sur ces proverbes, je pouvais escompter que le lendemain il ferait beau. C'est ainsi que l'envie de quitter ma ville me manquait, mais quoi faire, j'étais un invité de Salem et comme je connaissais les règles musulmanes: "Def Enbi Tlata Yem" (L'invité du prophète c'est trois jours) et que mon père disait: "Ela Hlat Qoss" (Quand cela devient agréable coupe court), je me pliai donc à la loi du prophète et aux paroles de mon père et je me disais en moi-même:

- "Grand merci à Vous, Forces Sacrés de m'avoir créé la possibilité de revoir ma ville" et je fis signe à Salem de continuer. Notre voiture grimpait la route avec un soupire lourd, elle gravit la pente jusqu'en haut de la colline, là j'avais le sentiment que quelque chose me retenait. Une tristesse calme s'installa dans mon âme comme lorsque papa nous avait quitté et avant de commencer la descente, je priais Salem de s'arreter à nouveau car je voulais jeter encore un regard sur notre ville de ce point élevé.
De là-haut je pouvais voir d'un côté le paysage silencieux avec ses plaines vertes et ses collines ondulées, de l'autre côté notre ville avec ses toits rouges et ses terrasses blanches en forme d'escaliers qui me paraissaient comme une géante peinture. Puis en un clin d'oeil je voyais comme un drap blanc étalé qui couvrait tout ce qui était devant moi jusqu'au bas de la colline. L'église émergeait comme une sentinelle dont la pointe de son épée était brisée par l'usure. Je voyais aussi le toit de la maison Sabah qui portait le nid des cigognes, je cherchais ma maison de la rue Khaznadar, mais celle-ci se confondait dans le blanc des terrasses et des rues escarpées et étroites de la ville arabe. Ma première demeure perdait son identité physique mais sa présence émergeait du fond de ma mémoire. Les souvenirs d'un monde lointain m'envahissaient et me trempaient dans un sentiment vivant et agréable qui me passait comme un courant électrique doux. J'avais des frissons agréables et continues. Tout en observant ces maisons je me disais: "celles-ci avaient abrité des générations entières, si elles pouvaient parler, elles nous raconteraient les histoires de chacun, de nos arrière-grands-parents et de leurs amis." Ces pensées me parvenaient encore comme un agréable parfum, peut-être pour que je me souvienne de leur vie avec nous. Alors tout un monde venait à moi, des visages que je n'avais plus vu se présentaient un après l'autre, comme pour me dire:

- "On te connaît". Sans même pouvoir me rappeler de leurs noms ils me semblaient tous très proches. Je me sentais le devoir de rester encore un moment pour à mon tour les saluer humblement. On ne voyait que les reflets du soleil qui était de l'autre côté de la montagne. J'observais aussi avec beaucoup d'amour et de regret cette ville qui était une fois le nid de toute ma famille et le berceau de notre jeune âge. Ces milliers de visages qui sortaient de ces toits blancs comme des étincelles continuellement montaient vers moi. Je disais adieu à tous ceux qui avaient vécu dans cette adorable ville, quels que soient leurs noms, leurs origines ou leurs religions.

C'étaient eux les acteurs principaux de cette douce et paisible cité; c'étaient eux qui animaient notre ville, c'étaient leur éducation qui nous avait fait ceux que nous sommes. Leur sagesse, leurs conseils et leurs prières nous suivent partout là où nous sommes et nous protègent encore aujourd'hui avec leur amour magnanime. Par leur mode de vie et leurs exemples ils nous tracèrent le chemin qui nous guide encore vers la vie de demain.et par-delà.
De cette haute place je regardais notre humble et paisible cité et comme dans un songe très vivant je voyais les parachutistes de l'avant-garde anglaise qui descendaient et puis, comme la lumière du jour s'amenuisait je jetais encore un regard d'aigle sur ce tableau pittoresque qui m'annonçait la fin du jour et je dis:

- "Salut à nos instituteurs, salut à nos rabbins, salut à nos curés, salut à nos medebs et surtout à nos parents. Vous êtes les héros, vous avez su nous inculquer l'amour, le respect et la tolérance envers nos prochains, vous nous avez enseigné l'accueil et l'hospitalité envers l'étranger et enfin vous avez ancré en nous le courage et l'audace pour les devoirs de demain."
De là-haut et d'un regard solennel j'embrassais et je remerciais toutes les femmes de Béja, vieilles et jeunes pour tout l'amour qu'elles nous avaient donné. Le mot "I A'yech Weldi" (Que Dieu te garde, mon enfant) sortait naturellement de la bouche de chaque maman. Elles nous avaient voué à une vie simple saine et limpide.
Elles avaient joué un rôle important et déterminant dans la formation de notre caractère et de notre santé, elles avaient su nous apprendre le respect des pères, des personnes plus agées et des voisins.

Ce sont elles qui avaient adouci nos impulsions juvéniles et nous avaient enseigné la patience par leurs exemples. Elles nous disaient souvent:
- "Bessiassa Ya Weldi" (Avec sagesse et avec du calme, mon fils.) Ou alors elles nous disaient:
- "Sa'ed Nefsek"(Sois bon avec toi-même), ou encore:
- "Allah Yehdik" (Que Dieu te calme). Etions-nous conscients de ces belles paroles? Calme, patience, sérénité et pardon (savoir pardonner), ne sont-ils pas les paroles de sagesse de la vie? Par leur silence et leur calme elles ont essayé de nous rendre conscients de la force latente qui est en nous. Elles nous ont appris à avoir confiance au lendemain et à garder constamment notre espoir vivant. En quelque sorte elles ont ancré la foi dans notre coeur et le devoir du travail quotidien. Elles disaient peut importe le travail que l'on fait l'essentiel est de le faire avec amour et conscience. Que le salaire soit gros ou petit ne compte pas, car le travail en lui même forge notre esprit endormi. Elles disaient aussi "Akhdem Berial Ou Hasseb El Batal" (Travaille avec un rial et fais le compte avec le chômeur.)

À travers les bons plats qu'elles nous offraient, elles ont su nous initier avec beaucoup de soin et de gentillesse au goût et à la valeur de la vie. Elles savaient nous écouter avec beaucoup de patience, sans nous interrompre et par ce simple fait seulement, elle nous avaient appris le respect de la femme. C'est à travers nos mamans que nous voyons nos femmes. Elles nous ont enseigné le pardon avec le simple mot:
- "Samhou Ya Weldi" (pardonne-lui, mon fils), ou alors:
- "Esmah" (pardonne). Peut-on encore oublier nos grand-mères et toutes les vieilles dames qui vivaient alors dans la famille? Elles avaient aussi leur mot à dire. Ce sont elles qui intervenaient pour rétablir l'ordre si celui-ci était perturbé. Elles prenaient carrément la responsabilité d'une action qui déplaisait à nos parents pour nous protéger. Et quand nous étions malades c'étaient encore elles qui restaient assis aux pieds de notre lit sans dire un mot. Rien que leur présence, sans savoir pourquoi et comment, nous guérissait. Voilà encore un témoignage de notre mode de vie que nous aimions. C'est peut-être leurs prières silencieuses qui dirigeaientt la force de l'amour vers nous.

Je pensais à mes cousins, à mes cousines et à mes amis qui sont dispersés un peu partout dans le monde, puis, je priais à l'intérieur de moi-même pour les parents, qui nous ont quittés. Ensuite je songeais avec appréciation à tous les Béjaois sans oublier les Bédouins qui animaient notre ville les jours de fête et les jours de marché. Ces Bedouins faisaient partie de notre enfance, leurs présence les jours de marché créait une ambiance humaine dans nos rues. Certes ces braves bonshommes étaient simples, mais ils renfermaient en eux une innocence sacrée. Ils n'avaient jamais quitté notre sol natal malgré toutes les conquêtes des différentes forces étrangères, dont certaines avaient laissé peut-être leurs empreintes physiques sur eux mais n'avaient jamais réussi à les convertir ni à les transformer, puisqu'ils sont restés les bédouins fidèles à notre terre sacrée.

A eux j'adresse un méssage tout particulier:.
- "Vous êtes les gardiens fidèles de notre merveilleuse cité et de ses alentours. Ni les conquérants, ni les religions ne vous ont détourné de vos devoirs, vous avez résisté depuis des siècles. Ni la pluie, ni la neige, ni le vent, ni le froid, ni toutes les tempêtes, ni votre peau brûlé par le soleil ne vous ont empêchés de labourer et de cultiver notre riche terre. Vous avez passé à vos descendants de génération en génération vos principes et vos lois, qui ne respectent que l'homme lui-même; vous avez mérité notre respect et notre admiration. Hélas, parmi tous les régimes qui passèrent par là, personne ne vous avait demandé votre avis, vous êtes là, toujours fidèles à la terre de nos ancêtres." Je restais immobile pour un bon moment, je rendais ainsi hommage à tout ce monde d'alors et à tous les enfants de Béja là où ils se trouvent. L'odeur des classes et des jeunes enfants innocents mélangée à celle des ruelles, me parvenait du centre du Rebat et de Sidi Frej, ces quartiers englobaient alors des générations.
Ces souvenirs très vivants alimentent encore mon âme et mon esprit d'une chaleur et d'une douceur de vie que je ressens de temps à autre à travers les années et à travers les distances incommensurables.
Combien de mémoires sont restées isolées et éparpillées à travers le monde comme des âmes perdues dans les ténèbres, mais dont les rayons d'une lumière éblouissante nous parvient de très loin pour nous dire:
- "Ne m'oubliez pas, Ana Baji, Ana Bajia, Ana Khoukem, Ana Ekhtkoum" (je suis Béjaois, je suis Béjaoise, je suis votre frère, je suis votre soeur). Ces sentiments et ces mémoires s'unissent ensemble pour créer la beauté de ma ville et de ses enfants. Les mémoires et les souvenirs qu'elle renferme sont ses trésors cachés.

Cette beauté appartient aussi à l'enfance qui fait jaillir de nous-mêmes un flot de bonté, qui fait vibrer nos sens, nous adoucit et nous rend la vie agréable. C'est bien notre terre qui nous unit et nous dévoile à nous-mêmes et à tout le monde, c'est bien cette cité qui est la source de notre mémoire qui nous rapproche de notre conscience et nous reconduit à nous-mêmes au moment du réveil. Amen! Aux noms de nos pères. "Yerham Hem." (Que Dieu bénisse leurs âmes). C'est alors que je fis signe à Salem de continuer le chemin:
- "Allez-y!" Il me regarda calmement comme si je sortais d'une synaguogue ou d'une église. Son regard était constamment dirigé vers mes yeux comme s'il détectait un changement dans mon visage, puis il me dit:
- "Ça va? Voulez-vous boire quelque chose?" Je me sentais en effet comme si je me réveillais d'un profond rêve, qui me remplisssait d'une nouvelle energie d'amour due à tout ce que je venais de vivre et de sentir.Emile Tubiana
(Extrait du livre "Les trésors cachés")
Mirodirect@aol.com


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