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Mon droit au retour |
Mon
droit au retour
Jean Pierre Chemla
Il est temps de tordre le cou à cette illusion amnésique que beaucoup
d'entre nous ont voulu nourrir ces cent dernières années quant à la bonne
cohabitation qui était de mise entre Juifs et Arabes dans les pays du
Maghreb.
Je suis né en 1952 dans un quartier commerçant du centre de Tunis.
A en croire mes premiers souvenirs, autant que de lumières et d'odeurs,
l'environnement y était fait de bruits : charrettes, sabots de chevaux sur le
bitume, appels d'artisans ambulants de toutes sortes.
Nous vivions à dix, huit enfants et mes parents, dans un appartement de trois
pièces où là aussi, le bruit était omniprésent, fait non pas de
conversations feutrées et délicates, mais de sonorités de cuisine,
sifflements de marmites, verre brisé, chaudes disputes autour des sujets de
l'actualité politique et sportive. Chaque mètre carré y grouillait de vie,
d'impulsivité, d'humour et d'amour. Dernier enfant de cette magnifique
fratrie, je profitais de l'enrichissement apporté par chacun de mes aînés.
Nous bénéficiions d'un statut privilégié au regard de ce que connurent nos
ascendants directs. Le fait de jouir d'un logement ensoleillé sis sur une
large avenue d'un côté, et donnant sur un grand jardin - d'ailleurs
malheureusement créé à la place d'un ancien cimetière juif* qu'il a fallu
profaner pour sa construction - de l'autre, n'aurait jamais été possible
pour la génération de mon grand-père paternel, condamnée à vivre dans la
"Hara Hafsia ", ghetto juif dont on fermait les portes la nuit pour
ne pas risquer de voir les Israélites venir rôder parmi la population arabe.
Mon père, instituteur dans une école de l'Alliance Israélite Universelle,
fut probablement le premier " col blanc " de sa famille. Cette
promotion sociale permit à sa descendance l'accès à des études supérieures
et à des professions bien loin de celles qui étaient exclusivement réservées
aux Juifs jusqu'à la fin du dix neuvième siècle, boucher, épicier,
savetier, etc.
Bien entendu, cette amélioration de nos conditions de vie ne s'est pas
produite par hasard, ni par la volonté des instances dirigeantes arabes. Tout
changea brusquement en 1881.
A cette époque, les Juifs, reclus dans leur Hara, vivaient dans des
conditions plutôt misérables, dans des gourbis sans lumière ni aérations,
dans une situation sanitaire déplorable, victimes d'épidémies diverses, ne
recevant qu'une éducation rabbinique, relégués au statut de Dhimmis soumis
à une taxe spéciale et faisant l'objet de toutes sortes d'humiliations et de
brimades.
La présence juive dans ces contrées, bien antérieure à celle des Arabes,
était une réalité historique que bien peu de gens devaient connaître à l'époque,
et qui, de toute façon, si elle avait été sue par certains, aurait été
soigneusement occultée afin de préserver l'état des relations
intercommunautaires à l'avantage des Arabes. Les Juifs représentaient 2% de
la population de Tunisie (100.000 sur 5 millions).
La France, présente depuis un demi-siècle déjà en Algérie, profita de
quelques incidents à la frontière algéro-tunisienne pour intervenir en
Tunisie et en faire un protectorat, officialisé par la signature contrainte
du Traité du Bardo par le Bey de l'époque.
Soucieuse de l'égalité des droits de l'ensemble des sujets qui vivaient sur
le sol tunisien, la France créa une situation nouvelle qui permit aux Juifs
d'émerger, tels des zombies quittant leurs tombes, de leur prison séculaire.
Très rapidement, un grand nombre d'entre eux s'efforça de se rapprocher de
leurs sauveurs, délaissant le judéo-arabe pour la langue française,
adoptant les vêtements " à l'occidentale", transformant leurs prénoms,
voire leurs patronymes afin de les franciser. Ils se fondirent avec appétit
dans l'expansion économique stimulée par la présence française, sous le
regard agacé de leurs concitoyens arabes qui y voyaient une usurpation de
pouvoir à laquelle ils n'étaient guère accoutumés.
Comme lors de toute mutation révolutionnaire, celle-ci connut ses excès,
consistant surtout en la renonciation à toute référence traditionnelle qui
pouvait évoquer la dureté de temps que l'on voulut effacer. Certains refusèrent
absolument de s'exprimer dans le dialecte qui était leur langue maternelle.
D'autres abandonnèrent les traditions religieuses, symbolisant elles aussi
les siècles d'humiliation. Des personnages, perdant ainsi leur authenticité,
se transformèrent en précieux ridicules qui alimentèrent longtemps les
bonnes histoires et participèrent à la création du nouvel humour juif
tunisien.
Cependant, globalement, plutôt que de perdre son identité, je pense qu'au
contraire, la communauté juive tunisienne l'a redécouverte et plutôt cultivée
au cours de cette parenthèse enchantée dont on peut donner les dates précises
: 1881-1956, 1956 étant la date de l'accession à l'indépendance de la
Tunisie dont le premier président, Habib Bourguiba, pourtant ami des Juifs,
ne parvint pas à en empêcher l'exclusion de la société tunisienne.
Il serait impossible de dresser la liste exhaustive des artistes, philosophes,
scientifiques de très haute valeur qui ont profité de l'émancipation de
cette toute petite communauté, mais il est probable que le record du monde du
pourcentage de réussite n'est pas loin d'être atteint.
C'est ainsi que, dans l'euphorie de cette période de rêve, s'est insinuée
dans les esprits la fausse notion de cohabitation paisible entre les communautés
juive et arabe. Les Juifs, tout heureux de leur élévation sociale, laissèrent
tout sentiment revanchard au placard. Les arabes, distancés définitivement
dans cette course, abdiquèrent et adoptèrent même la position de soumis.
Les Juifs se mirent même à engager des bonnes arabes, ce qui aurait été
impensable 50 ans auparavant.
La montée du nationalisme arabe et surtout la création de l'Etat d'Israël,
point culminant de l'affront fait par ces dhimmis à leurs anciens maîtres,
créa les conditions du départ des Juifs de Tunisie. J'ai le souvenir des
conversations sur la politique, échangées à voix basse à partir de la fin
des années cinquante et quasi chuchotées à l'approche de notre départ, de
la prudence à laquelle nous exhortait notre père : " Les murs ont des
oreilles ", prévenait-il.
1967 et la Guerre des Six Jours sonna le glas de la présence juive en
Tunisie, des émeutes éclatant à Tunis, se soldant par l'assassinat de
ressortissants juifs et par l'incendie de la Grande Synagogue.
L'Histoire des relations entre Juifs et Arabes en Tunisie, comme dans d'autres
pays arabes, comporte de multiples facettes et j'entends déjà tous ceux qui
m'opposeront une multitude de contre-exemples pour démontrer le contraire de
ce que j'affirme. Mais il est incontestable que l'une d'elles est restée
longtemps ensevelie dans les souvenirs de chacun. Jusqu'à il y a peu de
temps, il était " historiquement incorrect " de considérer les
aspects négatifs de ces rapports qui établissent que, malheureusement,
humiliations, massacres, exclusions à l'égard des Juifs ne sont pas
l'apanage des sociétés européennes.
Il est impossible de comprendre l'opposition des Arabes, et par extension des
Musulmans d'aujourd'hui, à l'existence d'Israël sans appréhender cette
dimension que représente pour eux l'humiliation constituée par la réussite
de leurs anciens dhimmis et la création d'un Etat juif, prospère et inventif
de surcroît. Il serait intéressant de connaître, à la lumière de ces
explications, la position des forces progressistes qui, ces dernières années,
ont combattu, en fustigeant Israël, la lutte, pour leur liberté, d'anciens
esclaves ayant échappé au joug arabe. Curieusement, ce véritable mouvement
de libération d'un peuple n'a pas connu le succès mérité auprès des
courants politiques qui en sont habituellement friands.
Pour ma part, le souvenir de cette maison, de cette avenue, de ce jardin, est
toujours présent. Je peux encore refaire mentalement le trajet qui mène de
chez moi au lycée Carnot. Les noyaux d'abricot, les vers à soie, les pâtisseries
au miel et autres bouquets de jasmin, je les ai racontés à mes enfants,
maintes et maintes fois, comme pour éviter que ces couleurs et ces senteurs
ne sombrent définitivement dans l'oubli, comme pour les tatouer un peu de ce
que je suis. Je n'ai vécu que les onze premières années de ma vie en
Tunisie. Mais elles comptent au centuple et je suis essentiellement le produit
de cet enfant.
Pourtant, il n'a jamais été question d'UNRAW** pour nous. Nous n'avons
jamais gardé sur nous de clé ni de titre de propriété avec l'idée de s'en
resservir des décennies plus tard.
Nous avons choisi, en prenant cet avion pour Marseille le 29 juin 1964, de
regarder droit devant nous et de construire un nouvel avenir. Cela ne fait pas
de nous des êtres déshumanisés pour autant .Tout autre comportement aurait
été mortifère.
Entretenir dans la tête des jeunes palestiniens qui, eux, n'ont même pas
connu " ces terres qui leur appartiennent ", l'idée d'un droit au
retour, relève bel et bien de l'escroquerie politique la plus éhontée dont
il est temps que la communauté internationale cesse d'être la complice.
Aujourd'hui, je revendique haut et fort mon droit au retour, celui de la
raison et de l'honnêteté intellectuelle.
Jean-Pierre Chemla
*Voici le commentaire de mon frère, Gérard, à ce sujet :
" Ce fameux jardin a été l'un des facteurs de notre départ. C'était
un cimetière israélite acheté au 19e siècle avec les deniers de la
communauté israélite, en dehors de la ville de Tunis. Mais la ville moderne
s'est étendue de la porte de France au Belvédère en englobant le cimetière
où se trouvaient des Tzadikims comme Rabbi Hai Taieb (Lo met) qui "a
protégé la famille dans ses examens scolaires grâce aux prières de Maman
qui ouvrait la fenêtre de la chambre du fond pour s'adresser à lui les mains
ouvertes".
.A l'indépendance il a été décidé par le gouvernement d'exproprier la
communauté (sans aucune compensation).Il avait été convenu que les
ossements seraient retirés tombe par tombe et expédiés en Israël.J'ai été
témoin du retrait de ces ossements en passant de nombreuses heures à la fenêtre.
Le retrait des ossements de Rabbi Hai Taieb a été suivi par une longue
procession en prière autour du cimetière. Mais c'en était trop pour les
autorités tunisiennes, qui trouvait le temps trop long et, brusquement, un
beau jour, de nombreux bulldozers abattirent l'enceinte du cimetière pour
retourner la terre la mélangeant définitivement avec les restes de nos aïeux.
Cela s'est fait malgré les protestations véhémentes de la communauté, mais
nous n'avions plus droit à la parole. Le chef de la communauté, maître
Haddad, décida alors de quitter lui aussi la Tunisie....J'aimerais voir une
telle situation en Israël avec un cimetière musulman, sans que le monde
entier ne se soulève.
Justement la communauté était organisée autour d'un un système du style
Crif, mais à l'indépendance, la Tunisie a refusé d'avoir "un Etat dans
un Etat "et a interdit le fonctionnement de tout organisme civil représentant
la communauté juive ( le tribunal rabbinique est resté en fonctionnement,
mais sous contrôle des autorités du pays). L'article premier de la
constitution tunisienne stipule clairement que "La république tunisienne
est une république musulmane", c'est à dire que tout non musulman (même
de nationalité tunisienne, soit prés de 75000 juifs) ne seraient considéré
dorénavant que comme un citoyen de seconde zone....Aujourd'hui certains
arabes déclarent qu'il est scandaleux qu'Israël se voit comme un Etat juif
et qu'il faut partager la terre entre juifs et arabes. Alors quoi ! Et nous,
sur place depuis des millénaires, de nationalité tunisienne, avec des
intellectuels qui se sont battus pour l'indépendance de la Tunisie, nous
n'avions pas le droit de partager notre terre parce que non musulmans!
Moi qui ai vécu le passage de l'indépendance je peux dire sans mentir que du
jour de l'indépendance je ne me considérais plus comme faisant partie intégrante
du pays et mon regard s'était tourné vers la France (heureusement ma
nationalité française m'aidait, mais quelle angoisse pour les juifs
tunisiens!).
Il faut dire que les nombreux incidents (bagarres essentiellement) que j'ai vécus
m'éloignaient tous les jours de ce pays. En fait, nous ne vivions plus dans
un état de droit et dans tout incident, si la police intervenait, nous avions
systématiquement tort .... Nous étions redevenus des dhimmis. Alors Bon vent
la Tunisie et Vive la France (Du moins jusqu'en octobre 2000). "
**Créé le 8 décembre 1949 par l'Assemblée générale des Nations unies près
d'un an après le vote de la résolution 194 qui stipule le droit au retour
des Palestiniens réfugiés. La reconnaissance de cette résolution (jamais
entrée en vigueur) a permis à Israël d'entrer à l'ONU. Prévu pour être
un organisme temporaire, l'Unrwa, qui a commencé à fonctionner en mai 1950,
existe toujours, puisque le dossier des réfugiés palestiniens reste ouvert.
Conformément au mandat initial (venir en aide aux réfugiés palestiniens et,
en collaboration avec les pouvoirs publics locaux, apporter secours directs et
réaliser les travaux nécessaires), l'éducation, la santé et les services
sociaux sont ses principales missions. Avec la guerre de 1967 et les nouveaux
transferts de population, son mandat s'est étendu à ces nouveaux " déplacés
". Après la signature des accords d'Oslo, un Peace Implementation
Program a été élaboré, censé aider au développement des territoires
palestiniens. Les conditions économiques liées en particulier à la
non-application des accords et aux bouclages multiples hypothèquent
l'essentiel des objectifs de ce programme. L'Unrwa recense un peu plus de
trois millions quatre cent mille réfugiés inscrits, dont près de un million
trois cent mille en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
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