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SMALAH MON AIMEE, Roman autobiographique (2)
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Chaque fête juive invoque des souvenirs en ma mémoire, et si je prends le temps
d'écrire c'est parce que je voudrais les partager avec ceux qui me liront, et
comprendront que les liens familiaux ne s'inventent pas mais se créent dans l'amour, dans
le bonheur d'être ensemble, et dans ce qui nous fait nous languir des autres. Les fêtes
ont toujours représenté un rituel de réunion familiale, au-delà même du sens
religieux du jour, le souvenir me fait revivre la bonne chair partagée par les adultes et
nos rires et bêtises d'enfants. Il faut bien le dire ici nous étions assez nombreux pour
faire de grosses farces, pour désobéir au silence ordonné par nos aînés, et lorsque
ces derniers menaçaient de nous corriger, nous courions nous réfugier dans les jupes de
notre bonne grand-mère.
Une grand-mère c'est fait pour aimer, dit-on, la nôtre connaissait pas le contraire,
elle resta naïve comme une jeune fille à peine pubère durant toute sa vie, c'est pour
cela que ma mère et ses surs ont toujours plaint la difficile tâche de mon pauvre
grand-père, un seul garçon, une ribambelle de fille à élever, et une femme au
cur trop grand qui habillait et nourrissait l'enfant de la rue et le passant alors
qu'il était déjà difficile de partager le repas maigre familial entre ses propres
enfants. C'était ma grand-mère et elle rêvait de son cheval blanc sur lequel elle se
promenait lorsqu'elle vivait dans la maison de mes arrières grands-parents, les Habbib.
Elle racontait toujours sa jeunesse dans l'opulence, mais elle le faisait sans amertume,
juste pour que nous transmettre son amour de la vie à la ferme, des chevaux, du bon pain
et des ufs du jour, car ses parents étaient, vous vous en doutez, des fermiers
boulangers et bouchers. Nous avons tous hérité de son amour pour la nature, pour les
animaux, pour les malheureux, pour tout ce qui respire en général. Combien de fois ai-je
rêvé de la ferme où elle naquit, de ce cheval qui l'emportait ! Combien de fois cette
image m'a hantée ! Lorsque nous sommes venus en France et que les kilomètres nous ont
séparés, j'attendais, en comptant les jours, qu'une de mes plus jeunes tantes prenne le
train et vienne me chercher pour m'emmener à Paris chez ma Grand-mère ; d'autre fois
c'étaient Papa et Maman qui nous accompagnaient, nous faisons alors un interminable
trajet dans une 404 break couleur ciel, nous empruntions les nationales de France et de
Navarre en chantant à tue-tête dans l'automobile paternelle qui nous conduisait sans
ronchonner de Marseille à Paris. Marseille fut notre terre d'exil : Papa et Maman
vécurent quelque temps à Paris puis le temps pluvieux et les difficultés financières
ont eu raison de leur patience, il quittèrent Paris et s'installèrent au soleil ; quitte
à refaire le monde, autant le refaire le plus près possible de la Tunisie!
Pourtant, la période des fêtes juives du commencement de la nouvelle année a réveillé
dans ma mémoire les souvenirs douloureux de notre exil ; pourquoi "exil"? Exil,
parce que nous avons dû quitter notre Tunisie et sa douceur heureuse ! Exil, surtout,
parce que nous avons habité le sud de la France tandis que tout le reste de la famille,
cette smala qui faisait battre mon cur, a préféré immigrer au Nord, à Paris. Ces
fêtes nous disaient notre solitude, elles rappelaient aux parents les vieux qui avaient
été enterrés de l'autre côté de la Méditerranée, elles sonnaient faux dans notre
avenir trop précaire.
Nous étions des juifs immigrés, et à Marseille en 1965 le juif de Tunis n'avait pas
encore une place, il était l'étranger qui témoignait de l'holocauste et de la dure
réalité des rapatriés. Quelques années plus tard, à l'école primaire, j'ai été
confrontée à cette judaïté que l'on évoquait toujours à voix basse ; je ne savais
pas ce que c'est "être juif" et la différence ce sont les autres qui me l'ont
expliquée en me montrant du doigt après chaque absence "pour raison
religieuse", en écorchant mon nom, en me repoussant à l'heure de la récréation,
en refusant de se lier avec un "gosse de juifs rapatriés".
A l'âge où les enfants jouent, insouciants, j'ai pris durement conscience de mon
"état juif", et j'ai juré de m'affirmer comme tel toute ma vie durant, parce
que je vivais désormais dans un univers où Kippour ressemblait à une fantaisie, était
ressenti comme une faute ou un blasphème pour les autres, les catholiques ! J'ai voulu
être Moi de toute ma volonté d'enfant et je le suis devenu malgré l'hostilité et les
railleries que j'ai apprises à dédaigner. C'est ainsi que j'ai compris le sens du mot
fraternité lorsque j'ai saisi celui d'intolérance.
A ce moment, sans dire ma détermination à Papa et Maman, j'ai attendu les vacances pour
rejoindre ma famille parisienne, j'ai rayé les jours sur le calendrier, j'ai guetté les
lettres que distribuer le facteur, j'ai accepté de patienter pour mieux savourer les
jours heureux. Qu'ils furent gais ces congés scolaires ! Ma mémoire raisonne de toutes
nos blagues, de toutes nos folles rigolades, de toutes nos sorties,
de tout ce qui
est encore ma vie dans cette Smala !
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