Paris

                                                Cher Monsieur Salman Rushdie,     

            Au bout d’une longue avenue bordée de ficus et inondée de soleil où tous les soirs des milliers d’oiseaux à 18 heures sonnantes donnaient un concert, se trouvait la gare du T.G.M.

            Bien sûr, ce n’était ni Churgate[1], ni V.T, juste un auvent bleu et blanc. Le petit train de bois, importé par les colonisateurs,  embarquait jusqu'à la Marsa, la population de Tunis tous les jours de l’été. Il longeait la mer, ma mer, ma Méditerranée. A l’extérieur, on voyait défiler des paysages doux et écorchés, des bougainvilliers en fleurs, des cactus croulants sous les fruits piquants et des pans de civilisation. La gloire et les ruines de Carthage, le fort de la Goulette, le lycée français et les coquettes petites maisons des maçons siciliens. A l’intérieur du train, vous Salman, enfant de Bombay n’auriez pas été dépaysé. Il n’y avait ni paniwallah[2] ni livreur de thé criant :  « garam garam chai[3] », mais les bruits et l’effervescence pouvaient évoquer un trajet jusqu'à Poona[4]. Fermez les yeux, plus de saris aux couleurs chatoyantes, ouvrez-les maintenant. Recouvertes de sefsaris d’un blanc immaculé, les belles arabes ne laissaient voir que leurs yeux ourlés de khol. A côté, la nonna sicilienne qui fut si pulpeuse autrefois, il y a longtemps, longtemps avant tous les spaghettis, tortelinis, rigattonis (mama mia!...), et les jeunes filles juives timides et aguicheuses fredonnaient les premières chansons d’Elvis. Moi aussi, je la connais votre mixité, elle est moi. Je suis juive, née à Tunis et élevée en français dans un couvent, adepte du zoroastrisme, religion de la Perse antique, première religion écologique au monde (quoique athée au final) J’ai entendu le chant du muezzin non loin de la grande cathédrale de Tunis et le jour de Kippour, même la ville arabe semblait se recueillir. Ici même le nom des rues (rue Malta Srira, avenue de France, avenue de Carthage, rue de Naples, rue Sidi Sifiane, rue Sidi Mahrez) évoquent les différentes communautés qui firent la ville. Je les connais tous les petits métiers de Tunis, même ceux qui n’existaient déjà plus lorsque je suis née et je n’ai pas été étonné de les retrouver à Bombay. J’ai marché dans toutes les rues de la ville. Je connais tous les recoins de la Medina, de la Petite Sicile, de la Ville Européenne et de la Hara juive. J’ai humé l’air embaumant le jasmin à la tombée du soir et comme mes sœurs de Bombay j’ai accroché à mes cheveux des guirlandes de fleurs. J’ai flâné dans les rues grouillantes du port de La Goulette, léché les granites de citron glacé, dégusté les sandwichs de thon dégoulinant d’huile (mon bhel puri à moi) et mes petits citrons beldis ressemblent comme des frères à ceux de Bombay. Les mûres du mois de juin sont attendues, à Tunis,  à Bombay avec la même impatience que la mangue Alphonso. J’ai croqué à Tunis et à Bombay, des pois-chiches grillés dans des cornets de papier journal De Tunis à Bombay le chemin fut long. C’est vous qui m’avez appris que Tunis pouvait être la petite sœur de Bombay Mumbaï. Avant d’atterrir à Sahar, je savais par vous, qu’elles étaient jumelles comme Shiva et Salem. Un 14 juin, juste avant la mousson, j’ai vu pour la première fois le maidam[5] jaune et craquelant. Je me suis mêlée à la foule qui déambulait autour de Gate of India, j’ai attendu la mousson à Marine Drive. Comme surgie d’un conte de fées, au bout d’une digue sur la mer d’Oman, j’ai vu la mosquée de Haj Ali, et je me suis inclinée devant la déesse Lakshmi. La nuit, j’ai applaudi les dresseurs de singes, les charmeurs de serpents à Chawpati. J’ai passé de si longues soirées avec vos amis, des amis très proches, leurs noms ? Salem et Shiva, Flora Zogoiby, Aurora , Haroun, Rachid, Chamcha, Vina Aspara, Ormus Cama et les autres. Et  parce que Tunis et Bombay sont proches, parce que dans mes souvenirs d’adolescente, Bourguiba et Nehru deux leaders de la décolonisation restent les hommes à la fleur, le jasmin pour Si Habib[6] et la rose pour Chacha Nehru[7], vous ne pouvez refuser de me rencontrer.

Je suis prête à venir à Londres, à New York, à Bombay, en voiture, en train, en avion, en bateau, et pourquoi pas en rickshaw. Je veux bien vous envoyer mon extrait de naissance, ma carte d’identité, mon acte de mariage et même mes bulletins scolaires. J’accepte que votre garde personnelle fouille dans mon passé, mon présent et mes bagages. Un jour Napoléon III demanda à une actrice qu’il courtisait « où, quand, combien ? » Elle lui répondit : « ce soir, chez moi, pour rien. ». Moi j’attends votre réponse mon micro à la main et un stylo dans l’autre. Persuadée que vous m’attendez avec impatience, je vous dis en toute quiétude et en toute confiance : A très bientôt.  Oh ! Pourquoi cet air dubitatif ? Vous murmurez quoi ? Accha... accha... alors on va se rencontrer,  thik hai ?