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Tunis, la belle au bey dormant |
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LE MONDE | 07.11.01 | 12h28
Tunis, la belle au bey dormant
Très loin des stations touristiques, la Tunisie redécouvre sa période husseïnide
(1705-1957). Visite guidée, du Bardo à La Marsa, avec l'émir Fayçal-Bey, chroniqueur
des eunuques et des joueurs de malouf, et surtout de "la dernière odalisque".
TUNIS de notre envoyé spécial
Après quarante années de silence voulues par Bourguiba, tombeur de la dynastie
husseïnide en 1957, la beymanie se libère et s'étale. Des médias se régalent à
ressusciter les cérémonies beylicales avec ministre de la Plume, caftans d'honneur et
grand trésorier, surtout si l'auteur des articles est Son Altesse royale Mokhtar-Bey,
docteur en science politique et ancien professeur à Montpellier. Une avocate féministe
en vue, Leïla Ben Salem, recueille religieusement le témoignage du nonagénaire prince
Chadly, fils de Lamine, le premier et dernier "roi de Tunisie" (1943-1957) - car
ce titre "plus moderne", en fait, surtout plus occidental, avait été in
extremis substitué à celui de bey ; Lamine Ier qui fut le "signataire très
consentant" des lois bourguibiennes supprimant polygamie et répudiation : "Il
était monogame et fidèle, alors qu'un de ses prédécesseurs, rendez-vous compte, égala
Salomon en ayant 1 200 concubines..." Les beys et les belles.
La Tunisie se change les idées. Le pays avait envie de toucher à ce fruit défendu
qu'étaient devenus les règnes enfuis de souverains flous. Réalistement, il jauge aussi
ce qui, dans la beylogie, pourra séduire une nouvelle couche de touristes rassis, aisés
et cultivés, fatigués des parasols, gargoulettes et dromadaires. Déjà les cartes
postales coloniales rééditées font florès.
Un titi tunisois remarque que le patronyme du premier bey husseïnide, Ben Ali, fut le
même que celui du président actuel, "mais lui a un prénom plus chouette
qu'Husseïn : Zine-el-Abidine" - "Beauté des dévots". En effet ! Les
autorités restaurent palais et nécropoles, et préparent à Kassar-Saïd, "le
château heureux", un musée du patrimoine beylical. Les quelque cinquante émirs
tunisiens n'ont pas récupéré leurs biens, mais le nom familial de "Bey" que
l'usage oriental jadis leur attribua et que Bourguiba avait proscrit, leur a été rendu.
On se repasse en famille l'émission télévisée de Frédéric Mitterrand, Tunis chante
et danse, prémonitoire dès 1992. "Tout ce qui est Bey est devenu tendance" (un
voyagiste tunisois).
Les professeurs d'histoire ont reçu le droit de reprendre en compte les deux siècles et
demi (1705-1957) d'une lignée de dix-neuf "émirs d'Afrique" ou
"possesseurs du royaume de Tunis", vrais accoucheurs de la nation tunisienne et
inventeurs, il y a cent cinquante ans, du drapeau national depuis lors inchangé ;
dix-neuf monarques issus d'un Grec islamisé et d'une captive corse : "L'île de
Beauté a donc donné deux empereurs à la France et une dynastie à la Tunisie..."
AU LYCÉE FLAUBERT
C'est l'émir Fayçal-Bey qui parle et fait rire ainsi son auditoire serré, que ce soit
le Tout-Tunis accouru à Dar Hamouda-Pacha, exquis palais récemment ouvert au public dans
la Médina, au lycée Flaubert ou dans une librairie de quartier qui, les jours
précédents, a écoulé six cents exemplaires de sa Dernière Odalisque. "Du
jamais-vu en Tunisie !", s'enthousiasme le libraire. En France, le téléphone arabe
a réussi cette année à faire vendre plus de 15 000 unités de ce "roman" qui
est en fait une tranche d'histoire intime sur le dernier demi-siècle du régime beylical,
vu par une odalisque caucasienne, belle-fille de Lamine Ier et grand-mère de l'auteur. La
Turquie, l'Espagne, l'Allemagne, le Liban ont acquis les droits de traduction sur un livre
qui ne montre pas toujours Bourguiba sous son meilleur jour - par exemple quand, en
pyjama, peu après le renversement de la royauté, il reçoit l'odalisque venue réclamer
la libération de son mari et, encoléré par cette demande, fracasse contre un mur sa
radio en galalithe...
Des odalisques, c'est-à-dire des concubines serves dans la Tunisie du protectorat
français (1881-1956) ? "Mais, oui, cher monsieur, la France laïque et égalitaire
s'était engagée à respecter nos murs orientales et elle tint parole ! Notez aussi
que l'esclavage avait été aboli dès 1846 du fait du bey Ahmed, par ailleurs premier
souverain musulman régnant à visiter officiellement un Etat non musulman, en
l'occurrence la France. Ma grand-mère, l'odalisque Safiyé, "la pure" en arabe,
avait, c'est vrai, été toute petite, vers 1920, un cadeau de Stamboul à la famille
beylicale. Il ne pouvait être question de refuser un don venant de chez le pape des
mahométans, au nom duquel la prière fut dite dans toutes les mosquées de Tunisie, sous
le protectorat français, jusqu'au renversement du califat par Atatürk en 1924...",
raconte Fayçal-Bey en nous guidant à travers le dédale de l'ancien harem beylical du
Bardo.
UN SAINT-SIMON ARABE
"Ce n'est finalement pas si paradoxal que ça, toutes ces statues d'Afrique romaine,
si voluptueuses, à présent montrées entre les colonnettes et les claustras de ce
gynécée où l'érotisme arabe se donna libre cours durant deux siècles", poursuit
notre chroniqueur princier, tout en citant Ibn Abil-Diyaf, le Saint-Simon du XIXe siècle
beylical. Aujourd'hui bégueule, du moins vis-à-vis de l'Occident, dès qu'il s'agit de
son Eros, l'Islam ne fut pas toujours ainsi, surtout à Tunis, où Ahmed El Tifachi
(1184-1253), auteur des Délices des curs, est, depuis tant de siècles, le chantre
très cru - et très lu - de la bisexualité islamo-méditerranéenne. "Tifachi n'a
été traduit en français qu'en 1971 par le Syrien René Khawam...", lance Fayçal,
un peu comme une pique, en nous amenant devant la façade du palais thermal des beys, à
Hammam-Lif : "Là, où aima en particulier séjourner Mohamed-Sadik, le prince qui
accepta la protection de la France en 1881, mais qui, vingt ans avant, avait donné leur
première Constitution aux Tunisiens, sans parler de l'eau de la capitale, des
réverbères au gaz, du télégraphe, du train et du toujours fameux collège Sadiki. A
Hammam-Lif, Mohamed-Sadik pouvait tranquillement se détendre, batifoler au milieu de ses
allouche, ses "agneaux", ses mignons, si vous préférez. Ils étaient recrutés
au cap Bon, où leurs rondeurs passaient pour plus blanches et plus charnues
qu'ailleurs..." Le bey et les gays.
A La Marsa, où nous conduit ensuite l'arrière-petit-fils de Lamine Ier, on peut voir, au
milieu d'un parc public touffu, Kasr-Saada, le "château du bonheur", où la
municipalité locale va s'installer, tandis que le palais du Saf-Saf, toujours habité par
des descendants d'Ahmed II (1929-1942), attend qu'on le répare, projetant encore
au-dessus d'une rue sa "passerelle des beyas", construite vers 1930 et qui
permettait aux dames de la cour de se rendre incognito d'une aile de l'édifice à
l'autre. Une rare pièce d'architecture Art déco islamique, à sauver, avec ses
moucharabiehs déglingués.
Le palais maritime de Carthage, lui, est tiré d'affaire, abritant maintenant - après
avoir été, sous Bourguiba, désacralisé en discothèque à l'enseigne du Bey's
Palladium... l'Académie tunisienne des arts et lettres, animée par Abdelouahab
Bouhdiba, le plus coté des socio-sexologues arabes, auteur entre autres, en français, de
La Sexualité en Islam, véritable pendant scientifique aux récits littéraires corsés
de Tifachi. C'est, dans cette simple et noble bâtisse blanc crème et bleu turquoise que
Fayçal naquit en 1955 ; que Lamine reçut, deux ans plus tard, la nouvelle de sa
déposition. Mektoub ! C'était écrit, ainsi que disent canoniquement les musulmans. La
porte est toujours là où le roi déchu, avant de partir et d'aller finir ses jours, en
1962, dans un deux-pièces tunisois de la rue Fénelon, traça de son index les lettres
arabes de la profession de foi mahométane : La Allah illa Allah ! "Il n'est de dieu
que Dieu". Tout le reste est vanité !
Certes, mais il était écrit aussi - la preuve ! - que la République tunisienne, pour
notre distraction sinon notre édification, laisserait revivre un jour, en leurs murs
chaulés ou zelligés, beys et beyas, vizirs et muftis, eunuques et nains, et bien sûr
" la dernière odalisque", qui tous vécurent là, à notre insu, jusqu'en 1957,
sur fond de malouf, ultime écho musical de l'Andalousie islamique. Tunis, la cité au
jasmin nocturne, a réveillé ses beys dormants.
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz
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De La Mohamedia à Oudna
En allant voir à La Mohamedia, près de Tunis, les ruines colossales mais décevantes du
"Versailles nord-africain", que le bey Ahmed Ier (1837-1855) y édifia, nous
tombons sur les bien plus gratifiants vestiges, en cours de réhabilitation, de l'antique
Adyn phénicienne, l'Uthina romaine, d'où son toponyme arabe d'Oudna. Dominant un
mini-Vaucluse tunisien, strié d'oliviers et de cyprès, les blocs ocre d'Uthina, qui
reprennent peu à peu leurs formes de capitole, amphithéâtre, thermes, citernes, temple,
basilique ou maisons, font un effet buf dans cette région peu visitée de la
Tunisie.
Que dira-t-on quand on pourra y contempler en mosaïque orphée charmant les animaux,
europe enlevée par jupiter-taureau ou La Chasse à la lionne ! Refondée par Auguste, en
même temps que Thuburbo Minus (Tebourba) et Maxula (Radès), "Uthina compléta le
cercle des communes romaines autour de Carthage" (Ch. Hugoniot, Rome en Afrique,
Flammarion). La Tunisie, qui n'en manquait pas, compte donc un site antique de plus,
reconnu dès 1845 mais un peu oublié par la suite et qui maintenant se prépare à
recevoir de nouveaux visiteurs.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.11.01
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