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Alain Finkielkraut: le nouveau bouc emissaire |
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Déconcertant progressisme
par Alain Finkielkraut
Trois semaines ont passé depuis le 11 septembre et déjà la stupeur se dissipe,l'examen
de conscience succède à l'épouvante. A peine entrons-nous dans la période du deuil que
la pensée progressiste s'affaire à instruire le procès de la puissance américaine.
Il n'y a pas de fumée sans feu, dit le Tribunal, pas de révolte sans bon motif, pas de
terrorisme pour rien. L'Amérique n'a été si spectaculairement frappée que parce
qu'elle est coupable. Coupable d'étrangler la population irakienne par un embargo qui a
déjà fait des centaines de milliers de morts. Coupable de n'avoir pas signé le
protocole de Kyoto visant à réduire l'émission de gaz à effet de serre. Coupable
d'avoir fabriqué les talibans, et Oussama Ben Laden. Coupable de faire payer aux Arabes
un crime commis par les Européens, en leurimposant l'Etat d'Israël. Coupable, quand il
ne l'instrumentalise pas, d'humilier l'islam. Coupable de ne pleurer que ses propres
victimes et de se laver les mains de catastrophes bien plus graves, comme le génocide du
Rwanda, en les baptisant "crises humanitaires". Coupable donc de surenchérir
par le racisme lacrymal sur son impérialisme sans pitié.
On se prend à penser, devant ce réquisitoire monumental, qu'il n'existe sur la terre
aucune injustice dont le pays de la bannière étoilée puisse se dire innocent. Tout le
mal lui revient, à lui et à nous, nous Occidentaux, nous Européens, dans la mesure où
nous faisons bloc avec les Américains et où nous versons les mêmes sanglots
discriminatoires.
Une telle agressivité pénitente reconduit, en l'inversant, l'arrogance qu'elle dénonce.
Pour le bien de l'humanité hier et pour son plus grand malheur aujourd'hui, l'Occident
prend toute la place : l'autre n'est qu'un comparse, un figurant, un ectoplasme ou, au
mieux, un symptôme.
Mais pour qu'un tel raisonnement tienne le coup, il faudrait d'abord que les deux seules
actions militaires entreprises par l'OTAN depuis sa création n'aient pas eu pour objectif
de rompre avec l'inertie de la communauté internationale ou, plus précisément, des
non-Occidentaux face à la situation désespérée des peuples majoritairement musulmans
de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. Et puis, il faudrait surtout que la colère islamiste
soit dirigée contre ce que l'Occident a de pire : la rapacité financière, la
consommation effrénée, l'égoïsme du bien-être. Or les commanditaires des pieux
carnages du 11 septembre et leurs admirateurs n'ont aucunement le souci de remédier à la
misère du monde ou de sauvegarder la planète : le réchauffement climatique est le cadet
de leurs soucis. Ils haïssent l'Occident non pour ce qu'il a de haïssable ou de navrant,
mais pour ce qu'il a d'aimable et même pour ce qu'il a de meilleur : la civilisation des
hommes par les femmes et le lien avec Israël.
C'est le destin claquemuré qu'ils font subir aux femmes, le mépris où ils les tiennent
et le désert masculin de leur vie qui rend fous les fous de Dieu : fous de violence, fous
de hargne et de ressentiment contre le commerce européen des sexes, contre l'égalité,
contre la séduction, contre la conversation galante ; fous, enfin, du désir frénétique
de quitter la terre pour jouir de l'éternité dans les jardins du Paradis où les
attendent et les appellent des jeunes filles "parées de leurs plus beaux
atours".
Quant au lien profond, malgré toutes les vicissitudes, entre les Etats-Unis et Israël,
il a donné assez de crédit au président Carter pour négocier, en 1978, la restitution
à l'Egypte de sa souveraineté sur le Sinaï, et assez de poids au président Clinton,
vingt-deux ans plus tard, pour convaincre le gouvernement d'Ehoud Barak de partager
Jérusalem suivant la formule : tout ce qui est arabe est palestinien, tout ce qui est
juif est israélien. Shlomo Ben Ami, le principal négociateur israélien de Camp David, a
raison d'écrire : "Aucun pays européen, aucun forum international n'a fait pour la
cause palestinienne ce que Clinton a fait pour elle."
Mais son chef, Yasser Arafat, voulait plus que ce partage de Jérusalem et que la
création d'un Etat palestinien. Avec la revendication du droit au retour, il s'est placé
dans la perspective de la lente absorption de l'Etat juif parl'islam. Peut-être n'est-il
pas trop tard. Peut-être les protagonistes seront-ils capables ou contraints de
s'arracher à la logique de l'affrontement malgré l'amertume et la méfiance accumulées.
Une chose est sûre, en tout cas :aux yeux des fondamentalistes high-tech qui ne désirent
rien tant que la montée aux extrêmes, l'Amérique incarne la menace du compromis,
c'est-à-dire du sacrifice pour la paix d'une partie de la terre de Palestine.
C'est donc mentir que d'expliquer et de justifier la fureur du sentiment anti-américain
par le soutien indéfectible de la Maison Blanche à la
politique "fasciste", "colonialiste", voire "génocidaire"
d'Israël. Quant à prétendre, comme tel expert en géostratégie entendu l'autre jour à
la télévision, que le mouvement palestinien, pacifique et démocratique dans l'âme, est
contraint aux attentats-suicides par la brutalité de l'occupant, c'est délivrer un
brevet de légitime défense au combattant de la guerre sainte qui affirme que "tout
juif est une cible et doit être tué".
Le nom d'Israël accablé de la responsabilité de l'antisémitisme dans sa version
meurtrière et de la terreur qui s'est abattue sur le sol américain : voilà où nous en
sommes ; voilà ce que le progressisme a fait de la pensée critique ;voilà ce qu'est
devenue l'aptitude à se mettre soi-même en question et à sortir de son exclusivisme qui
a longtemps constitué le trait distinctif del'Occident, et sa force spirituelle.
Alain Finkielkraut est professeur à l'Ecole polytechnique.
© Libération, 2001.
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