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Ehoud Barak et les attentats aux États-Unis

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Le Monde 13.09.01

Premier ministre israélien de mai 1999 à février 2001, Ehoud Barak se trouvait aux États-Unis la veille des attentats anti-américains.
De passage à Londres, il a livré au "Monde" son analyse sur ce que devrait être la riposte antiterroriste. Il revient également sur ses contacts avec Yasser Arafat et propose à son pays une séparation unilatérale d'avec les Palestiniens.

Le Monde: "Qui, selon vous, a perpétré les derniers attentats en Amérique?

Ehoud Barak: Je ne sais pas. Il est probable que leurs auteurs ont des liens avec Ben Laden, mais je ne crois pas qu'on puisse déjà le dire avec certitude. L'ampleur même de ces actes et le défi qu'ils posent sont tels qu'ils devraient susciter un combat mondial contre le terrorisme. Si nous ne faisons rien, les gens perdront confiance dans les valeurs fondamentales de notre manière de vivre. Il est temps de lancer une guerre mondiale contre le terrorisme, de la même manière que, jadis, l'Europe a combattu la piraterie maritime.

LM: Quand vous étiez aux affaires, aviez-vous imaginé un tel scénario?

EB: Il y a cinq ans, j'ai fait une communication devant un groupe de dirigeants juifs et le directeur adjoint de la CIA. C'était après les attentats d'Oklahoma et de Tokyo, deux ans après le premier attentat contre le WTC. Je leur ai dit : vous rendez-vous compte des ressources et de l'énergie qu'il vous aurait fallu investir si cet attentat avait détruit l'une des tours? Pourquoi ne pas investir systématiquement 10 % des ressources dans la lutte contre le terrorisme?

"J'ai l'impression que, dans la foulée de ces tragiques événements, il va y avoir une réaction enfin sérieuse, sans doute menée par les Etats-Unis, l'Europe, et même la Russie. Poutine comprend totalement cette exigence car il a lui-même souffert du terrorisme.
Je l'ai trouvé très déterminé à lutter contre le terrorisme. Cette lutte créera une nouvelle et claire ligne de démarcation. Elle ne doit pas être vue comme la lutte du judéo-christianisme contre l'islam, car il y a de nombreux dirigeants modérés et raisonnables dans le monde arabo-musulman. Mais chacun devra réfléchir et choisir son camp. Cet effort ne doit pas viser les seules infrastructures de ceux que nous connaissons tous : Ben Laden, le Hezbollah, le Hamas, le Djihad islamique et même certains autour d'Arafat. Mais il doit inclure les Etats et les dirigeants qui les abritent et les parrainent : l'Afghanistan, l'Iran, l'Irak, d'une certaine façon la Corée du Nord et la Libye, le Soudan et quelques autres régimes qui jouent un rôle secondaire. Tout le monde devra se déterminer, pas uniquement par la parole, mais aussi par l'action. Un tel effort prendra des années ; il y aura des hauts et des bas, de nouveaux moments pénibles, d'autres actes terroristes, mais nous l'emporterons.

LM: Pensez-vous qu'un pays précis était derrière les dernières attaques?

EB: Ceux qui ont fait le coup ne vivent pas de l'air du temps. Ils ont un patron, et ce patron devra rendre des comptes.
Souvenez-vous de la façon dont nos ancêtres ont lutté contre la piraterie. La règle était simple : pas un seul bateau pirate ne pouvait se ravitailler dans un port, et tous ceux qui leur fournissaient du ravitaillement étaient automatiquement écartés de la famille des nations. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à Kadhafi lorsqu'il est devenu évident que c'était lui qui avait envoyé deux gentlemen mettre une bombe dans l'avion de la Panam. La Grande-Bretagne et l'Amérique ont tenu ferme durant dix ans, et c'est Kadhafi qui a
finalement cédé.

LM: Encore faut-il identifier les coupables...

EB: Dans peu de temps, on saura qui est le groupe qui a fait le coup. Peut-être s'agit-il même d'un groupe mercenaire qui vit sous la protection de tel ou tel pays, qu'il s'agisse de l'Afghanistan, de l'Irak, de l'Iran, du Soudan... Mais, compte tenu de l'ampleur de
l'attaque et de ses conséquences sur la civilisation occidentale, on ne peut pas attendre. Il ne s'agit pas d'une procédure judiciaire, mais d'une guerre contre la civilisation. Et nous ne pouvons pas attendre que ces messieurs du Hamas, du Hezbollah ou du Djihad lancent une nouvelle opération. Il est temps de rendre des comptes. Chaque nation doit répondre à cette simple question : êtes-vous décidé à coopérer pleinement pour éliminer les terroristes?

LM: Vous poserez la même question aux pays arabes?

EB: Et comment ! La communauté internationale n'a qu'une simple question à poser : de quel côté êtes-vous, point final. Nous leur dirons : vous pouvez accueillir des terroristes si vous le voulez, mais attendez-vous alors à des réactions. Tout le monde doit comprendre ce qui est en jeu et ne pas attendre que la même chose arrive chez soi avant de réagir.

LM: Pourquoi les services de renseignement américains se sont-ils laissés surprendre?

EB: Je préfère regarder vers l'avenir plutôt que de me poser ce genre de questions. Les Américains feront une enquête interne, mais ces groupes terroristes sont difficiles à pénétrer, surtout s'il s'agit de fondamentalistes. Peut-être aussi y a-t-il eu des erreurs, ce n'est pas le problème. Le véritable problème est de savoir si la civilisation occidentale est prête à relever le défi du terrorisme. Le temps est à l'action, pas à l'introspection.

"Face à une telle tragédie, il ne faut pas se laisser gagner par un sentiment de culpabilité. La seule cause de ce qui arrive, c'est la nature diabolique du terrorisme. Il est temps d'agir de manière collective et concertée ; de collaborer dans les domaines du renseignement autant que dans d'autres : l'opérationnel, l'économie, la diplomatie. Derrière tout cela, il doit surtout y avoir la volonté
politique de mettre fin au terrorisme. Il faut appeler à une réunion internationale pour coordonner toutes les initiatives avec la participation de la Russie. Je connais Poutine. Je lui ai parlé après des attentats commis en Israël et en Russie, et je suis totalement convaincu qu'il comprend parfaitement les liens subtils unissant le terrorisme et le monde du trafic de drogue. Il est prêt à faire face.

LM: Vous croyez qu'Arafat pourrait participer à une telle réunion?

EB: J'ai des raisons d'être très sceptique sur Arafat.

LM: Ces actions terroristes sont-elles liées à l'échec du processus de paix israélo-palestinien?

EB: Le penser est une insulte à la mémoire des victimes. Laissez-moi vous rappeler que le premier attentat contre le WTC a eu lieu alors que le processus d'Oslo était à son apogée. Cette histoire touche à quelque chose de plus profond et de plus large, dépasse
de très loin l'affrontement israélo-palestinien. Bien sûr, nous resterons fermes, nous combattrons le terrorisme comme nous l'avons fait pendant des années. Mais je n'ai aucune illusion : même si Israël n'avait jamais existé, les terroristes, eux, seraient quand
même là.

LM: Quel était l'objectif de ces attaques?

EB: Ils veulent détruire le style de vie occidental, même s'ils ne le connaissent pas bien, en raison de frustrations diverses. Ils veulent menacer l'Occident, lui dicter ses choix, l'humilier. Aucun ordre mondial n'est possible si le moindre groupe de frustrés armé
est à même de dicter son comportement au reste du monde. Notre droit à vivre normalement doit être défendu.

LM: Veulent-ils provoquer une guerre?

EB: Non, je ne le pense pas. Mais nous ne devons pas permettre aux ennemis de la démocratie d'utiliser la liberté qu'elle offre pour la détruire.

LM: Qu'avez-vous pensé en voyant les images d'enfants palestiniens se réjouissant des attentats?

EB: C'est consternant. C'est le résultat des incitations à la haine qu'Arafat autorise quotidiennement dans les rues palestiniennes.
C'est le résultat de son choix. Il n'est pas surprenant que des gamins agissent de la sorte. La source du problème, c'est Arafat. Il n'a pas le caractère d'un Sadate ou du roi Hussein, sans parler de De Gaulle ou de Ben Gourion. Nous sommes prêts à prendre des
risques très importants pour conclure un accord. Si nous n'y parvenons pas, il nous faut garder la tête froide et dire la vérité. Nous n'avons pas le choix, il faut rester ferme jusqu'à ce qu'une nouvelle direction palestinienne émerge et soit disposée à faire face aux
réalités. Nous avons même un devoir d'autodéfense.

"Notre stratégie doit être en deux volets inséparables : d'une part, laisser grande ouverte la possibilité, à n'importe quel moment et sans autre condition que l'arrêt des violences, d'une reprise des négociations fondée sur les principes définis à Camp David ; d'autre
part, et compte tenu du fait que nous n'avons pas trouvé de partenaire fiable, entamer dans les quatre prochaines années un processus de désengagement progressif qui préservera un Etat juif solide et distinct de l'entité palestinienne. Il faut nous concentrer sur le sort des 80 % des colons qui vivent dans 20 % des territoires et dire sans crainte que nous allons ramener les autres, par étapes, à l'intérieur des frontières d'Israël. Nous signalons ainsi aux modérés palestiniens comme au reste du monde qu'Israël ne souhaite plus gouverner un autre peuple.

"La séparation est le seul moyen d'avoir un Israël juif et démocratique. Faute de quoi nous vivrons sur un volcan, ou dans un pays d'apartheid, ou les deux. Nous séparer réduira aussi considérablement les riques d'attaques-suicides.

LM: Pourquoi ne pas évacuer tout simplement tous les territoires occupés?

EB: Pourquoi devrions-nous récompenser la terreur? Même s'il ne peut faire autrement que d'accepter l'existence de facto d'Israël, je soupçonne Arafat de n'avoir jamais accepté son droit moral à l'existence. Il ne reconnaît pas l'existence du peuple juif. Il sait qu'il existe une religion appelée judaïsme, mais ne reconnaît pas le droit naturel du peuple juif à une patrie. Il veut une patrie palestinienne et, à côté, un Etat binational qui, par le jeu démographique, deviendra peu à peu une autre Palestine.

"Il y a longtemps que j'avais des doutes sur Arafat. Je les ai gardés pour moi afin de laisser une chance à la négociation, de montrer que nous étions prêts à prendre des risques importants et calculés pour terminer le conflit. Mais nous sommes assez réalistes pour
reconnaître que l'autre ne voulait pas. J'ai rencontré Arafat en tête-à-tête une bonne douzaine de fois. J'ai passé des heures et des heures avec lui, chez moi, chez Abou Mazen, chez d'autres. C'est un interlocuteur habile et fuyant. On ne sait jamais s'il agit par
tactique pour simplement obtenir plus, ou par stratégie pour ne pas avoir à faire un choix historique.

"Il n'y avait pas de sympathie particulière entre Begin et Sadate, mais ce dernier était décidé à en finir, et il l'a fait. L'intérêt historique, c'est l'élément décisif. C'est une question de caractère : Arafat a refusé de signer car il ne parvient pas à se libérer de son ancienne identité de chef terroriste. C'est comme cela qu'il est devenu célèbre, et il ne parvient pas à affronter la réalité, de s'occuper d'éducation, de chômage ou de problèmes de canalisations. C'est une tragédie, mais c'est un fait.

LM: Les derniers événements doivent-ils inciter M. Bush à changer de politique au Proche-Orient?

EB: Dans l'immédiat, certainement pas. Clinton et moi avons accepté deux fois de prendre des risques pour la paix. Je ne vois pas pourquoi nous accepterions n'importe quoi sous la pression de gens qui ne sont pas élus démocratiquement, mais nous sommes prêts à dire à Arafat : à la seconde où vous renoncez au terrorisme, nous acceptons de reprendre langue avec vous.

LM: Ce qui vient de se passer aux Etats-Unis jouera-t-il contre Arafat?

EB: Je ne vois aucune liaison directe entre ces événements et Arafat. Mais il encourage quand même les siens à recourir au terrorisme. Après l'attentat contre la discothèque à Tel-Aviv, il a crié au complot du Mossad. Mais, le même jour, il envoyait un fax à la famille du terroriste en glorifiant son acte. Arafat, c'est la culture du double langage.

LM: Comment voyez-vous le futur de votre pays?

EB: Il faudra parcourir encore un long chemin avant d'arriver à la paix. Mais, au moment même où une nouvelle direction palestinienne sera capable de prendre des décisions, elle aura en face d'elle un interlocuteur israélien prêt à discuter."

Propos recueillis par Jean-Marie Colombani, Jean-Pierre Langellier et Georges Marion

© le Monde, 2001.

 


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