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Israël depuis la mort de Rabin |
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Entre Israéliens et Palestiniens, le conflit se joue, aussi,
sur les bancs de l'école: dans les manuels d'histoire, la vision du passé empoisonne le présent.
par Vincent Hugeux avec Hesi Carmel
C'est, en ces temps d'Intifada, un autre visage du même conflit. Cette guerre-là se mène sur le front du savoir, au
tableau noir. Elle a ses hussards, ses stratèges et ses enfants de troupe. Le champ de bataille? Les salles de classe d'Israël
et de la Palestine supposée autonome. L'armement? Les manuels scolaires, livres d'histoire en tête. Quant à l'enjeu, il tient
en peu de mots: la mémoire à vif, meurtrie, de deux peuples et l'usage que l'on en fait, la vision de l'autre et de son passé.
Passé brûlant que, d'attentats-suicides en raids de représailles dévastateurs, les écoliers des deux bords
conjuguent au présent. Le mépris s'apprend, la concorde s'enseigne. Et la paix, si elle advient un jour, passera par
les pupitres. On peut rêver.
Enarque, orientaliste et arabisant, Yohanan Manor diffuse les travaux du Centre pour l'étude de l'impact de la paix (CMIP),
observatoire fondé aux Etats-Unis en septembre 1998 par un homme d'affaires juif américain. Le propos se veut rigoureux et
mesuré. Le verdict, lui, est accablant: en clair, les ouvrages
en service dans les établissements palestiniens persistent à distiller le venin de la haine des juifs et d'Israël. Le
florilège décliné au fil des rapports reflète une rhétorique belliqueuse, teintée d'antisémitisme. Un recueil récent
dissèque 173 citations, extraites de 160 manuels et livres du maître. "La supériorité raciale, soutient l'un des guides
fournis aux enseignants, est l'essence du sionisme et du fascisme-nazisme."
D'autres bréviaires invitent l'élève à expliquer pourquoi "le monde exècre les juifs" ou à confirmer le "caractère odieux"
d'appétits hégémoniques qu'attesteraient des passages, en partie falsifiés, du Talmud. En cours d'éducation islamique,
des gamins de 7 ans apprennent que "la traîtrise et la déloyauté sont les traits de caractères des juifs". Enfin,
maints manuels exaltent le jihad - guerre sainte, dans son acception simpliste - et le martyre, élevés au rang de devoirs
sacrés. Sur les cartes, Israël ou Tel-Aviv ne figurent jamais, tandis que Jaffa, Beersheba, Haïfa ou Nazareth héritent du
statut de villes de Palestine. Quant aux accords d'Oslo (1993), à peine évoqués, ils n'ont d'autre vertu que d'avoir permis
l'entrée au pays des "forces armées de libération".
Efficace, le procédé de l'accumulation n'est nullement neutre.
Au risque de l'amalgame, la littérature du CMIP puise l'essentiel de ses pièces à conviction dans les manuels
jordaniens et égyptiens, employés respectivement en Cisjordanie et dans la bande de Gaza avant le retour de Yasser Arafat.
Depuis lors, seuls les niveaux 1 et 6 - 6 ans et 11 ans - ont été dotés, en septembre 2000, de livres édités par l'Autorité
palestinienne. Ces ouvrages maison n'échappent pas au procès.
Même si, souligne l'historienne israélienne Ruth Firer, "ils sont mieux affranchis des stéréotypes négatifs et des calomnies
que la collection égypto-jordanienne". Les animateurs du CMIP relèvent même deux mentions jugées positives: l'une rappelle
l'obligation coranique de respect des peuples du Livre; l'autre, l'estime que tel calife portait aux érudits juifs et
chrétiens. "Mais tout, martèle Yohanan Manor, concourt à ravaler Israël au rang de création coloniale illégitime, bâtie
sur une terre volée". Divers à-peu-près affaiblissent la portée du réquisitoire. A commencer par la référence ambiguë à un
appel à l'anéantissement de l'Etat hébreu, emprunté à une encyclopédie recommandée, mais qu'aucun manuel ne cite.
Il y a plus troublant. Le "directeur de recherche" de l'observatoire, Itamar Marcus, réside à Efrat, l'une des
colonies les plus radicales de Cisjordanie. Qu'à cela ne tienne: relayée par maints parlementaires, la campagne porte
ses fruits. En décembre 2000, l'Italie a suspendu le financement des nouveaux programmes scolaires. Tandis que la
Banque mondiale décidait d'orienter vers d'autres projets les fonds alloués jusqu'alors aux manuels et à la formation des
enseignants. Et Washington offrira vainement à Arafat, ministre de l'Education en titre, de réimprimer à ses frais une version
expurgée des ouvrages blâmés.
En lisière de la cour de ce lycée de Ramallah (Cisjordanie), un mémorial. Sur le marbre, on a gravé les contours de la
Palestine, ceux de la mosquée d'al-Aqsa, et deux noms.
Mohammed, 13 ans, et Najed, 16 ans, tombés sous les balles de l'armée israélienne en octobre 2000. "J'ai dans ma classe un
garçon à la dérive, raconte un enseignant. Sa mère a été tuée en faisant les courses pour la fête de l'Aïd, à la fin du jeûne
du ramadan. Si je lui prêche la paix avec Israël, il devient fou." "L'Histoire, peste en écho un ado rageur, je l'apprends
dans la rue. Pas dans les bouquins." Quant aux dates, il les retient sans peine. A commencer par le 15 mai, anniversaire de
la naissance d'Israël. Jour de liesse pour les juifs.
Commémoration de la Nakba - le désastre - pour lui. Dans ce bahut couleur grisaille, que les élèves ont si souvent déserté
pour défier Tsahal, fronde ou cocktail Molotov à la main, les mots ricochent comme des pierres. "Que les juifs repartent d'où
ils viennent! tonne Ahmed, prof d'arabe fraîchement rentré de Libye. Moi, j'enseigne que la Palestine est nôtre de la mer au
fleuve." En clair, de la Méditerranée au Jourdain. "Il n'exprime là que son opinion", nuance, mal à l'aise, le
proviseur. Trop tard, le débat est lancé. "Ce sont les vainqueurs et les puissants qui écrivent l'Histoire, insiste
Issam. Son enseignement ne peut être que partial". A en croire ce conseiller pédagogique, les nouveaux manuels, rédigés dans
le sillage d'Oslo, ont déçu les maîtres comme leurs élèves.
Trop tièdes. Une certitude: à ce stade, pas un Palestinien n'avaliserait le moindre traité historique conforme aux voeux
d'Israël. Autodafé garanti...
Rien ne saurait justifier les scories antisémites relevées çà et là. "Mais qu'attendre d'autre dans un tel contexte? lance
Ruth Firer, chercheur à l'Institut Truman, fleuron pacifiste de l'Université hébraïque de Jérusalem. Comment espérer que
l'école enseigne le contraire de ce qu'apprend la vie? Et au nom de quoi exiger des Palestiniens ce que nous avons mis
cinquante ans à accomplir? Comparons ce qui est comparable.
Leurs livres d'aujourd'hui avec nos ouvrages des années 30 ou
50". Combat inégal entre un Etat quinquagénaire et une entité au tracé incertain et à la souveraineté corsetée.
La Torah et le Coran. Commune au judaïsme et à l'islam, la valeur sacrée de l'écrit confère aux manuels scolaires une
importance démesurée. D'autant qu'on leur prête le pouvoir de façonner l'enfant, acteur, victime et otage d'un conflit qui
l'emporte.
Mais l'essentiel dépend encore du prof. Libre à lui de s'affranchir des textes. A Gaza naguère, les enseignants
distribuaient à leurs ouailles les passages des ouvrages égyptiens escamotés par les censeurs israéliens. Etablie à
Ramallah, la Fondation al-Qattan pour la recherche éducative s'efforce d'amender le cursus. Voilà dix-huit mois que son
directeur, Fouad Moughrabi, a quitté sa chaire de l'université du Tennessee pour aiguillonner le ministère. Au risque de le
heurter de front. "En fait de manuels de langue arabe, nos gamins reçoivent des recueils religieux, truffés de sourates.
L'Autorité a abdiqué sous la pression des islamistes. Quant à nos historiens, ils doivent, à l'instar de leurs homologues
israéliens, se libérer de la mythologie et retourner aux archives, pour peu qu'elles existent." Une identité nationale
peut-elle se passer, pour mûrir, de légendes et de héros?
Voire...
Au coeur de Shuafat, dans cette classe de filles, la prof enrichit à sa façon l'étude de la dynastie abbasside: elle
jongle avec une douzaine de volumes empruntés à la bibliothèque de l'établissement, géré par l'UNRWA, l'Agence des Nations
unies pour les réfugiés palestiniens. Et ça marche. Une question à la cantonade? Les écolières en blouse rayée
bondissent de leurs bancs, l'index pointé. L'agence onusienne tente elle aussi d'alléger l'atmosphère. En suggérant des
retouches. En diffusant des contes illustrés voués à promouvoir le dialogue, l'équité ou la tolérance. En offrant enfin aux
enseignants un vade-mecum sur les droits de l'homme. Mais l'escalade des affrontements - du soulèvement à la guérilla,
puis à la guerre ouverte - pulvérise les ultimes passerelles qui avaient par miracle résisté à l'Intifada d'al-Aqsa et à sa
répression. Depuis 1996, la Middle-East Children's Alliance (Meca) réunit, dans le respect de la parité, Israéliens et
Palestiniens, pédagogues comme lycéens. L'an dernier, 200 enfants, venus d'un camp de réfugiés de Bethléem et d'une
banlieue juive déshéritée, ont ainsi découvert l'univers de la musique et de la danse, aux accents d'orchestres prestigieux.
"L'élan est brisé, se désole l'écrivain de Ramallah Ghassan Abdallah, figure de proue palestinienne de la Meca. La dernière
rencontre entre proviseurs date du 2 avril. Depuis, plus guère de contacts. Techniquement faisable, mais psychologiquement
illusoire. Alors, on bosse chacun chez soi. Au rythme des bouclages et des funérailles. Et en attendant Godot." Une heure
plus tôt, l'un des animateurs annonçait à Ghassan son retrait: la veille, deux gosses avaient péri non loin de là sous les
décombres d'un immeuble anéanti par une explosion.
La violence a gelé d'autres chantiers. Tel celui de Ruth Firer, auteur avec, son collègue Samir Adwan, de l'université de
Bethléem, d'une étude comparative des "narratifs" scolaires du conflit proche-oriental. Cette "rebelle", fille d'un officier
juif polonais, a dû, la mort dans l'âme, suspendre la recherche entreprise au sein de deux classes, l'une israélienne, l'autre
palestinienne. Il s'agissait de glisser dans les cours d'histoire, de géographie, d'instruction civique, de
littérature et de langues dispensés à des élèves d'une douzaine d'années des documents propices à la concorde. De même, Ruth
espérait associer à la faveur d'activités communes les cadres des deux bords, enseignants ou chefs scouts. Las! le voyage à
Pétra (Jordanie), fabuleux site nabatéen, attendra des jours meilleurs. "Pas question de laisser le raz de marée de la haine
emporter le groupe. Je persiste à travailler avec mes profs, Samir avec les siens. Nous communiquons par e-mails." A la
mi-juillet, cette pionnière de l'Institut Truman quittera Jérusalem pour l'Australie puis Washington. Le temps de rédiger
un essai et de calmer les esprits. Profil bas. Car ses audaces lui valent des courriers infamants. La voilà ravalée au rang de
"disciple de Goebbels et Mengele, complice du projet nazi de destruction de la nation juive".
Jamais le fossé n'a paru si béant. La moitié des Palestiniens
se disent convaincus qu'écoles et synagogues enseignent aux
Israéliens la haine des Arabes. "Eux, s'indigne en écho un
lycéen de Tel-Aviv, apprennent qu'Israël n'existe pas, que la
Shoah est une invention et que nous sommes tous des menteurs et des tueurs." On déniche pourtant, en cherchant bien, des
raisons d'espérer. A la Friends Boys School de Ramallah, fondée il y a un siècle par les quakers, une vingtaine d'élèves de
seconde, rejetons frondeurs de l'élite chrétienne, planchent sur les années 20. Mazen, le prof, évoque la valeur que revêt,
pour les juifs, Haram al-Sharif, le mont du Temple.
"L'Holocauste? On en parle, précise un gaillard volubile. C'est une tragédie humaine. Mais avant tout une affaire allemande,
qui n'a rien à voir avec nous. Pourquoi nous la ferait-on payer?"
Ils ont le même âge, parfois la même dégaine. Bienvenue au prestigieux lycée Herzlya de Tel-Aviv, là où bûche la crème de
la jeunesse laïque israélienne. Tee-shirt, chaussures de sport, pantalon de jogging ou bermuda, voilà pour l'uniforme. Au menu
du jour, la déclaration Balfour, du nom du secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères britannique qui, le 2 novembre 1917,
préconisa "l'établissement en Palestine d'un foyer national" pour le peuple juif. Campé sur son estrade, Itzhak Aviv livre
du document une lecture équilibrée. Invitant les élèves à discerner les finesses du texte et à saisir l'hostilité qu'il
suscita chez les Arabes. L'Histoire, vue d'ici, s'apprend aussi en famille, au gré des récits des grands- parents, pionniers ou
rescapés des camps nazis. Mais dans ce vivier haut de gamme le voisin musulman a droit de cité. On s'initie aux rudiments de
sa langue. Et l'on compare les rituels de Pessah - la Pâque juive - du ramadan et de la Nativité.
Là-dessus, toutes les études concordent. Les clichés racistes,
autrefois légion, ont disparu au fil des ans des manuels israéliens. Du moins de la plupart d'entre eux, car la
littérature en usage dans le réseau ultraorthodoxe, qui accueille 10% des élèves du pays et échappe totalement au
contrôle de l'Etat, reste truffée de préjugés et de stéréotypes dédaigneux. Pour le reste, on s'abstient d'accabler de mépris,
comme jadis, les goyim - non-juifs - et les Arabes, tenus pour fourbes, sales et arriérés. Mieux, les livres scolaires
évoquent le fait palestinien, longtemps nié, et dépeignent sous un jour favorable les apports de la culture orientale, tandis
que s'ébauche une réflexion sur l'identité des citoyens arabes d'Israël. Reste quelques zones d'ombre. Un ouvrage paru en 1997
faisait l'impasse sur le processus d'Oslo, l'assassinat de Rabin ou la première Intifada. Seuls les manuels les plus
audacieux ébranlent le dogme d'un exode palestinien massif, déclenché en 1948 par les seules injonctions des leaders
arabes. Ils concèdent que des cohortes de villageois et de citadins furent délogés manu militari, ou chassés par l'effroi
que suscitaient les récits de massacres. De même, le narratif dominant tend à accréditer l'idée d'une primauté démographique
juive dès 1947, à la veille de la création de l'Etat, ou d'une écrasante suprématie militaire des Arabes.
La révision de certains mythes fondateurs déchaîne bien entendu d'ardentes polémiques. D'autant qu'elle s'accompagne parfois
d'erreurs lourdes et d'omissions incroyables. Intitulé Un monde en changement, un manuel destiné aux élèves de 14 ans oubliait
ainsi le soulèvement des ghettos juifs, dont celui de Varsovie.
"Comme si l'on étudiait la France sous l'Occupation sans un mot
de la Résistance, soupire Yossef Gorni. Voyez cet ouvrage: quatre ou cinq photos de Hitler, pas une des pères d'Israël."
Cet historien affable connaît l'objet du délit: il préside le comité d'experts chargé un temps, sur fond de tollé politique,
de corriger le livre défaillant. Peine perdue: dotée par Ariel Sharon du maroquin de l'Education, Limor Livnat a décidé de le
priver de l'agrément du ministère, sonnant le glas de sa brève carrière. A peine arrivée aux affaires, elle a juré de
"restaurer les valeurs juives et sionistes dans les programmes scolaires". Pour l'heure, ce faucon cajole les ultraorthodoxes
et promet aux lycéens des colonies un bac très allégé.
"Fuck you, man!" Ici, à l'orée de Bneï Brak, fief intégriste juif voisin de Tel-Aviv, un tel accueil surprend. Plus
espiègles que méchants, les élèves de cette école du Shas - la mouvance religieuse séfarade - potassent la Torah et le Talmud
le matin, l'hébreu, la grammaire et les maths l'après-midi.
Mais point d'histoire. "On ne l'enseigne pas en soi, admet le proviseur. Tout est dans les textes sacrés." Seule l'aventure
biblique et la geste des grands rabbins séfarades sont dignes d'étude. "Le livre que nous employons, précise cet officiel,
offre une vision religieuse et droitière de l'épopée juive."
Trop d'histoire, pas assez de géographie. Tel est, paraît-il, le drame du Proche-Orient. A ceci près que la géographie, sous
ces latitudes, c'est de l'histoire mise en cartes. Et que tout, ici, puise sa matière dans un vécu vivace. Voilà à quoi
ressemble en ce printemps de cendres le tableau. Il a la couleur des tableaux des salles de classe: noir.
© L'Express, 24 mai 2001.
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