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La Culture du Martyre, ou comment les attentats suicides sont devenus une fin et plus un moyen |
Par David Brooks
Traduit de l'anglais par Liliane Messika spécialement pour Reponses-Israel
Les attentats suicide sont le crack et la cocaïne de la lutte armée. Ils
n'infligent pas seulement la mort à leurs victimes, ils intoxiquent également
ceux qui les cautionnent. Ils libèrent les passions humaines les plus
obscures, celles qui créent les dépendances les plus sévères: la soif de
revanche, le désir de pureté religieuse, la recherche de la gloire terrestre
et du salut éternel. Les attentats suicides ne sont pas seulement une
tactique au sein d'une guerre plus globale, ils débordent les objectifs
politiques qu'ils sont censés servir. Il sécrètent leur propre logique et dénaturent
la culture de ceux qui les utilisent. C'est ce qui s'est produit dans le
conflit israélo-arabe. Au cours de la dernière année, les attentats
suicides ont dramatiquement changé la nature du conflit.
Avant 1983, il y avait peu d'attentats suicides. Le Coran interdit de prendre
sa propre vie et cette disposition était alors généralement respectée.
Mais quand les Etats-Unis ont posté des Marines à Beyrouth, les chefs du
Hezbollah, un mouvement de résistance islamique, ont commencé à envisager
de se tourner vers cette arme ultime du terrorisme. Les autorités religieuses
iraniennes donnèrent leur bénédiction et une vague d'attentats suicides
commença, inaugurée par l'attentat qui tua environ 60 employés de
l'ambassade américaine en avril 1983, et environ 240 personnes dans les
quartiers des Marines sur l'aéroport en Octobre. Ces attentats s'avérèrent
si efficaces pour faire évacuer le Liban par les Américains d'abord, puis
les Israéliens plus tard, que la plupart des doutes et des inquiétudes au
plan religieux furent mis de côté.
La tactique ne fut introduite en Palestine que graduellement. En 1988, Fathi
Shiqaqi, le fondateur du Jihad Islamique palestinien, écrivit un recueil de
directives (destiné à contrer les objections religieuses s'opposant aux
attentats au camion suicide dans les années 1980) sur l'utilisation des
explosifs dans les attentats individuels. Cependant, il y qualifiait les opérations
requérant le martyre d' "exceptionnelles". Mais vers le milieu des
années 1990, les attentats suicides étaient devenus un moyen largement
utilisé par le groupe Hamas pour faire échouer le processus de paix d'Oslo.
L'assassinat de l'expert palestinien en fabrication de bombes Yahia Ayyash,
attribué aux services secrets israéliens en 1996, entraîna une série
d'attentats suicides en représailles.
Les attentats suicides demeurèrent cependant relativement marginaux jusqu'au
départ du leader palestinien Yasser Arafat de la conférence de paix de Camp
David, il y a environ deux ans. Une conférence au cours de laquelle le
premier ministre israélien Ehud Barak avait offert aux Palestiniens de leur
rendre la moitié de Jérusalem et la quasi-totalité de la Cisjordanie.
C'est à ce moment-là qu'eut lieu un tournant psychologique. Nous ne somes
pas près de voir la paix, pensèrent beaucoup de Palestiniens, mais quand
elle arrivera, nous obtiendrons tout ce que nous voulons. Nous devrons résister,
nous devrons combattre et nous devrons souffrir pour cette victoire finale. A
partir de ce moment, le conflit (du moins du point de vue palestinien) ne se
situait plus sur le terrain des négociations et du compromis. Il ne
s'agissait plus de savoir à qui serait attribué tel morceau de terre, telle
route ou telle rivière. La passion enflammée des kamikazes a largement
supplanté la grisaille du processus de paix. Les attentats suicides devinrent
la technique de combat favorite, même dans les cas où un terroriste aurait
pu poser la bombe et s'échapper sain et sauf. Le martyre était devenu non
plus un moyen, mais une fin en soi.
Un attentat suicide est une entreprise où le collectif intervient fortement.
Selon Ariel Merari, directeur du Centre de recherche sur la violence politique
à l'Université de Tel-Aviv, qui est un expert en la matière, il existe de
nombreux cas où un Palestinien fanatisé a mis la main sur une bombe et est
allé immédiatement tuer des Israéliens. Les attentats suicides sont mis au
point par des groupuscules étroitement embrigadés qui recrutent,
endoctrinent, entraînent et récompensent les terroristes. Ces organisations
ne recherchent pas pour leurs missions des individus déprimés ou mentalement
instables. Entre 1996 et 1999, le journaliste pakistanais Nasra Hassan a
interviewé près de 250 personnes qui, ou bien recrutaient des futurs
kamikazes, ou bien s'entraînaient pour le devenir eux-mêmes. "Aucun de
ces auteurs d'attentats suicides dont les âges variaient de 18 à 38 ans
ne possédaient le profil psychologique d'une personnalité
suicidaire", écrit Hassan dans The New Yorker. "Aucun d'entre eux
n'était analphabète, désespérément pauvre, simple d'esprit ou déprimé".
Les kamikazes palestiniens sont plutôt croyants, mais le fanatisme religieux
n'explique pas leur motivation. Pas plus que l'inculture car ils sont plutôt
diplômés.
Souvent, un auteur d'attentat suicide croit qu'un de ses amis proches, ou un
membre de sa famille a été tué par des troupes israéliennes, et cela
participe de sa motivation. D'après la plupart des experts, cependant, l'élément
majeur expliquant la conduite des kamikazes est leur loyauté vis-à-vis du
groupe. Les kamikazes vivent des processus d'endoctrinement similaires à ceux
utilisés par les gourous des sectes apocalyptiques comme celle de Jim Jones
ou celle du Temple Solaire.
Les kamikazes sont structurés en petites cellules qui reçoivent
d'innombrables heures d'entraînement spirituel intense et intensif. On leur
apprend fait un lavage de cerveau avec le Djihad dans tous ses détails, les
appels à la vengeance et les récompenses qui les attendent dans leur vie
future. On leur dit que leur action garantit à leur famille une place à la
droite de Dieu et qu'il y aura aussi des récompenses considérables pour
celle-ci dans la vie terrestre, y compris des milliers de dollars en cash
offerts par le gouvernement irakien, par quelques milliardaires saoudiens et
par des groupes de sympathisants à la cause palestinienne. Pour clore la
formation, on leur explique que le Paradis est juste de l'autre côté du détonateur,
et que la mort n'est pas plus douloureuse qu'un petit pincement.
Les membres de ces groupes rejouent les opérations précédentes. On fait
parfois s'allonger les recrues dans des tombes vides pour qu'ils expérimentent
comme la mort est douce et paisible. On leur rappelle que la vie apporte nécessairement
son lot de maladie, de trahisons, de vieillesse. "Nous étions dans un état
de dévotion permanent", rapporte Hassan, un kamikaze qui a réussi à
rester en vie d'une manière ou d'une autre. "Nous nous disions que si
les Israéliens avaient la moindre idée de la joie qui nous animait, ils nous
fouetteraient à mort! Ces jours ont été les plus heureux de ma vie".
Il est demandé aux kamikazes de laisser un testament écrit ou enregistré
sur cassette vidéo. (Un exemple typique, datant de 1995: "Je vais me
venger des fils de singes et de porcs, les infidèles sionistes ennemis de
l'humanité. Je vais retrouver mon saint frère Hisham Hamed et tous les
autres martyrs et saints du Paradis.") une fois qu'un futur kamikaze a écrit
ou enregistré sa déclaration, il serait humiliant pour lui de ne pas
accomplir sa mission. Il entreprend une dernière tournée de lavage de
cerveau et de prière et part avec sa bombe à la pizzeria, au restaurant, à
la discothèque ou au bus qui lui a été assigné.
Pour beaucoup d'Israéliens et d'Occidentaux, l'aspect le plus incompréhensible
dans ce phénomène est l'interview télévisée des parents du kamikaze après
l'attentat. On vient d'apprendre à ces gens que leur enfant s'est tué en
tuant d'autres gens et pourtant ils ne montrent que joie et fierté et
affirment leur désir, si l'occasion s'en présentait, d'envoyer un autre de
leurs enfants dans l'autre vie. Il y a deux façons de voir cela: soit les
parents se sentent tellement trompés et humiliés par les Israéliens qu'ils
préfèrent sacrifier leurs enfants plutôt que continuer à subir. Ou alors
le culte des attentats suicides a déjà infecté leur culture au point qu'une
grande part de la société, y compris les propres parents des kamikazes, sont
déjà accros aux décharges d'adrénaline qui suivent la vengeance et le
meurtre. Les deux explications peuvent être vraies.
Il est indéniable que de vastes segments de la culture palestinienne sont
consacrés à la création et au conditionnement des auteurs d'attentats
suicides. La culture du martyre a remplacé l'indépendance palestinienne dans
les médias arabes. Un attentat kamikaze est, après tout, parfaitement calibré
pour la télévision. L'adieu du kamikaze enregistré en vidéo et les
interviews de sa famille fournissent le complément indispensable (ce qu'on
appelle "l'éclairage" en jargon de la presse). Les attentats eux-mêmes
fournissent des images saisissantes de corps déchiquetés et de bâtiments dévastés.
Puis viennent le "mariage" des martyres au Paradis, avec des vierges
aux yeux noirs (qui est annoncé dans la presse locale par un faire-part de
mariage afin que les amis et les voisins puissent participer aux réjouissances),
les manifestations et les célébrations qui suivent chaque attentat, et l'étalage
des objets que les familles se sont achetées avec la récompense en cash.
Montées ensemble, ces images forment un "kit" qui peut être repassé
en boucle sur toutes les chaînes.
Les activités de soutien aux attentats se sont incroyablement étendues. L'an
dernier, la BBC a tourné un reportage dans un "Camp du Paradis", un
de ces camps de vacances où les enfants sont entraînés en treillis
militaire à partir de l'âge de 8 ans, et où on leur prodigue un
enseignement articulé autour des kamikazes. On voit couramment dans des
rassemblements, des enfants portant des ceintures d'explosifs factices. Les écoliers
apprennent des poèmes à la gloire des auteurs d'attentats suicides. A
l'Université Al-Najah, en Cisjordanie, une exposition mettait en scène une
reconstitution de l'attentat suicide qui avait été perpétré à la Pizzeria
Sbarro, à Jérusalem en Août dernier. Du pseudo sang était répandu
partout, et des morceaux de faux corps humains pendaient du plafond comme
s'ils avaient été projetés en l'air.
Ainsi l'attentat kamikaze est-il devenu un phénomène de mode incroyablement
populaire. Selon des sondages, 70 à 80% des Palestiniens y sont maintenant
favorables, conférant à l'acte lui-même une popularité supérieure à
celle du Hamas, du Djihad Islamique, du Fatah ou de tout autre groupe qui le
soutient, une popularité que le processus de paix n'a jamais approché. En
plus de satisfaire des émotions viscérales, les attentats suicides donnent
au Palestinien moyen (pas juste aux élites de l'OLP) une chance de jouer un rôle
glorieux dans la lutte contre Israël.
Les opposants aux attentats suicides relèvent cependant parfois la tête. Au
cours des deux dernières années, des éducateurs ont modéré la tonalité
des livres de classe pour diminuer, voire supprimer la rhétorique de la
Guerre Sainte. Après la diffusion du reportage sur la BBC, des officiels
palestiniens ont parlé de fermer les "Camps du Paradis". Il n'en
demeure pas moins que les enfants palestiniens sont élevés dans une culture
qui fait des auteurs d'attentats suicides un concentré de rock stars, de
champions de foot et d'idoles religieuses en une seule personne. Les
journalistes qui évoquent le sujet des kamikazes avec des Palestiniens sont
frappés de voir dans leurs yeux passion et fierté.
"Je serais très heureuse que ma fille tue Sharon", déclara une mère
à un reporter du San Diego Union Tribune en novembre dernier. "Même si
elle tuait deux ou trois Israéliens, je serais heureuse."
L'an dernier j'ai assisté à un dîner, à Amman, au cours duquel six
distingués Jordaniens anciens ministres, Juges de la cour Suprême et
journaliste parlaient de l'attentat contre la discothèque à Tel-Aviv qui
avait eu lieu quelques mois auparavant. Ils avaient quelques scrupules
religieux concernant le suicide, mais l'aspect moral de l'assassinat
d'adolescentes des futures engendreuses d'Israéliens - ne valait même pas
qu'on s'y arrête. Ils évoquaient cet attentat avec une satisfaction sereine.
Il est difficile de savoir comment Israël, et le monde en général, devrait
réagir face à cette éruption d'attentats suicide et à leur attrait pour le
peuple palestinien. Le moindre geste pouvant être interprété comme une
concession conduirait à une recrudescence des attentats, comme l'ont montré
les retraits américain puis israélien du Liban dans les années 1980. D'un
autre côté, les raids de représailles israéliens sur les camps de réfugiés
font gagner haut la main aux kamikazes la guerre de propagande. Après que
Yasser Arafat ait abandonné les négociations à Camp David, il fut mis au
ban de la plupart des pays pour avoir tué le processus de paix. Maintenant,
alors que les Israéliens effectuent des représailles après les attentats,
l'opinion mondiale les condamne unanimement.
Il faudrait réussir à établir des conditions qui permettent à cette frénésie
d'attentats suicides de s'éteindre d'elle-même. Pour commencer, les
population israélienne et palestinienne devraient être séparées car ce
sont les contacts entre les deux communautés qui enflamment les passions dont
se nourrissent les kamikazes. Cela signifie fermer la grande majorité des
colonies israéliennes à Gaza et en Cisjordanie et créer une zone tampon
entre les deux populations. La vie palestinienne ne serait plus,comme
maintenant, rythmée par le passage de check points et la célébration des
martyres: elle serait rythmée par des sujets quotidiens comme le commerce,
l'administration, la collecte des ordures.
L'idée d'une zone tampon, qui gagne chaque jour des adeptes en Israël, n'a
pas que des avantages. Où exactement situerait-on le tampon? Les terroristes
pourraient toujours tirer des missiles par-dessus. Mais il est temps de
regarder la vérité en face: la meilleure ressource à la disposition des
terroristes es, à l'heure actuelle, la culture du martyre. Cette culture est
puissante à l'heure actuelle, mais elle est potentiellement fragile. Si on
pouvait l'interrompre, si les passions pouvaient s'apaiser, alors Israéliens
et Palestiniens pourraient recommencer à se haïr de façon traditionnelle et
à distance.
Comme pour beaucoup d'autres drogues, la solution est le sevrage.
David Brooks, an Atlantic correspondent, is also a contributing editor of
Newsweek, a senior editor of The Weekly Standard, and a political analyst for
The NewsHour With Jim Lehrer. His most recent book is Bobos in Paradise
(2000).
© David Brooks, The Atlantic Monthly; June 2002; The Culture of Martyrdom;
Volume 289, No. 6; 18.
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