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C'EST REPARTI COMME EN 50 |
Propos recueillis par Alexis Lacroix
Le Figaro 16 mars 2002
(extraits)
(...)
Au lendemain du 11 septembre, on a pu penser que le progressisme trébucherait
sur l'horreur commise au nom des damnés de la terre. Qu'est-il arrivé pour
qu'il se relève si vite ?
Justement, il ne s'est rien passé. Nous en sommes toujours à cette
extraordinaire capacité de l'idéologie à domestiquer les événements qui
la contredisent. Elle reste infalsifiable. Quelque chose m'est apparu de la métaphysique
moderne dans ce qu'elle a de plus général : au dogme du péché originel,
nous avons substitué un autre dogme, celui, non moins inquiétant, du crime
originel. Le péché originel nous rend tous coupables de la transgression
commise par le premier homme et le christianisme en a conclu que l'homme ne
pouvait pas assurer seul sa rédemption. Aussi avait-il fixé des limites à
l'ambition humaine. Ces limites, la modernité les a vaincues, c'est
d'ailleurs sa gloire et sa grandeur. Mais, là où la grandeur peut se changer
en son contraire, c'est quand on dit que le mal ne résulte que de
l'oppression et qu'on est tenté d'excuser, sinon de glorifier, tous les
crimes, sauf celui dont ils sont censés découler : le crime originel de
l'oppression ou de la domination.
Du temps de l'Union soviétique, la métaphysique du crime originel avait sa
traduction immédiate dans la réalité des régimes totalitaires. Cela ne
rendait-il pas paradoxalement plus aisé le combat contre ce mode de pensée ?
C'était très difficile aussi au temps de Raymond Aron. Il y a eu une brève
période où la critique du totalitarisme a semblé porter ses fruits. Cette période
qui a culminé avec l'effet Soljenitsyne s'est close avec l'effondrement du
communisme. Depuis la chute du Mur de Berlin, la dénonciation des méfaits de
la « dictature libérale » et de l'« empire américain » s'en donne à
coeur joie.
C'est donc moins la mélancolie démocratique qui nous menace que la paranoïa
démocratique...
Je ne parlerais ni de mélancolie ni de paranoïa mais de zèle compatissant
pour désigner ce réalignement de la politique sur le modèle d'une guerre
totale entre l'humanité et la domination. C'est reparti comme en cinquante :
le progressisme est de retour et il n'a rien appris.
Il n'a rien appris, non plus, d'un an et demi d'intifada palestinienne ?
Il est tout à fait légitime de défendre les droits des Palestiniens à la
liberté politique. Il est légitime de dire que les Israéliens ont commis
une faute politique et morale très grave en maintenant, voire en élargissant,
les implantations après la signature des accords d'Oslo. Ce qui est en
revanche ignoble, c'est l'imputation à Israël du terrorisme dont Israël est
l'objet. L'oppresseur est aujourd'hui déclaré coupable de ce que lui fait
l'opprimé, puisque ce que lui fait l'opprimé est dicté par la haine et que,
comme l'écrivait Sartre, « toute la valeur qu'un opprimé peut encore avoir
à ses propres yeux, il la met dans la haine qu'il porte à d'autres hommes ».
C'est en vain que Camus s'est efforcé, dans L'Homme révolté, de fonder la révolte
sur une philosophie des limites. Il n'a pas été entendu. Le soutien à la
cause palestinienne est non pas ébranlé, mais renforcé par la violence
indiscriminée des Palestiniens.
Pour certains, le terrorisme aveugle peut être légitime quand un peuple sans
Etat lutte contre une armée d'occupation suréquipée...
Jamais le désespoir n'a conduit personne à se faire exploser pour tuer le
plus grand nombre possible d'innocents. Jamais des mères désespérées n'ont
chanté la gloire de leurs enfants transformés en bombes humaines à seule
fin de faire un carnage. Au lieu de dire que cela ne doit pas être, le
progressisme absorbe ce crime dans le crime originel, celui des Israéliens
et, derrière celui des Israéliens, celui de l'Occident.
Une coordination des appels pour une paix juste au Proche-Orient vient de naître.
Ses membres ont l'intention d'interpeller les candidats à l'élection présidentielle
en leur demandant s'ils sont prêts à soutenir une reprise immédiate des négociations,
à reconnaître un Etat palestinien dans ses frontières de 1967 et à faire
cesser toute collaboration technique à applications militaires avec l'Etat
d'Israël.
Jusque-là, c'est assez légitime ?
Ce collectif n'exige rien des Palestiniens, il ne demande pas l'arrêt du
terrorisme, il ne demande pas l'abrogation de l'enseignement de la haine, il
ne dénonce pas le négationnisme qui consiste à soutenir qu'il n'y a jamais
eu de temple juif à Jérusalem. Le crime originel absout à l'avance tous les
agissements palestiniens. Voilà l'idéologie dans laquelle nous sommes plongés,
et pour moi c'est un crève-coeur, parce que je pense que la politique israélienne
actuelle est sans issue. Je serais prêt à manifester pour la reprise du
dialogue et le démantèlement des implantations. Mais je ne suis pas prêt à
me réconcilier avec des gens dont la générosité consiste, finalement, à
mettre l'horreur des attentats sur le compte de leurs victimes.
Quand la politique d'Israël se limite à terroriser les terroristes, ne
sert-elle pas des arguments sur un plateau à ceux qui ne veulent voir, chez
les terroristes, que des gens terrifiés ?
Bien sûr que non ! Lorsque les Palestiniens recourent à ce genre de moyens,
ils envoient aux Israéliens un message génocidaire. Cette violence leur dit
qu'ils méritent tous de mourir, tous sans exception. Elle place les Israéliens
dans la perspective d'une guerre d'anéantissement et renforce les habitants
des implantations. Parce qu'Israël a rompu avec la période messianisante qui
a suivi la victoire « miraculeuse » de 1967. Aujourd'hui, les colons se
retournent vers les autres Israéliens et leur disent : « Vous nous parlez de
la paix contre les territoires, mais vous vous trompez car les Palestiniens,
au nom des Arabes, en ont à Israël tout entier. Il n'y a pas de ligne verte
qui tienne. Une fois que la ligne verte sera rétablie, les Palestiniens réclameront
le « droit au retour. »
Israël n'est pas installé dans l'arrogance colonialiste, mais dans le
pessimisme historique. La tâche la plus urgente est de sortir les Israéliens
de leur pessimisme. Les attentats s'emploient au contraire à les y enfoncer.
Justifier ces attentats n'est pas moins criminel que de crier « Mort aux
juifs ! ». En plus, c'est politiquement désastreux. Je n'oublis pas pour
autant qu'il y a en Israël des gens qui veulent éviter le moment de vérité
du compromis.
Ils doivent être combattus pour des raisons morales et politiques.
Ces gens-là croient qu'ils font la guerre. Shimon Pérès a raison de les détromper
: en fait de guerre, il y a, d'un côté, un danger sans armée ; de l'autre côté,
une armée sans ennemi. De cet affrontement-là, nulle victoire ne peut
surgir. Il n'y a pas de solution militaire au conflit puisque ce conflit n'est
pas une guerre.
Le 11 septembre n'a donc pas aidé les Occidentaux à comprendre le conflit du
Proche-Orient ?
Il y a une incapacité à voir, à distinguer et même à penser l'ennemi. Si,
comme le répète le progressisme, l'Occident est l'ennemi, l'ennemi de
l'Occident, aussi erratiques et pathologiques que soient ses comportements,
est du bon côté de la barricade. Tout cela finit en Dieudonné. De Bourdieu
à Dieudonné, la conséquence est bonne. Nous vivons sous le poids de la pensée
« Bourdieudonné ». D'une pensée qui, entre Bush et Ben Laden, choisit
quand même Ben Laden, parce que celui-ci a le charisme du révolté. « On a
toujours raison de se révolter » a commencé en tragédie avec Mao Zedong.
Cela finit avec Dieudonné en farce minable.
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