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DIABOLISATION POLITIQUE |
Diabolisation
politique, par Maurice Szafran LE MONDE | 17.12.01 |point de vue
LE cinéaste israélien Eyal Sivan compte parmi ces activistes d'ultragauche,
hostiles au principe même de la création d'un Etat juif et qui,
cinquante-quatre ans après, prônent toujours la disparition d'Israël, son
engloutissement dans une Palestine binationale. Il refuse au sionisme toute légitimité,
en particulier celle d'incarner le mouvement de libération nationale du peuple
juif. Dans son esprit, le sionisme se réduit à une entreprise "coloniale
et meurtrière" au service de l'impérialisme.
L'indépendance d'Israël ou le péché originel : voilà le cauchemar qui hante
Sivan. Cette mauvaise construction, en vogue dans les années 1970, au moment du
gauchisme délirant, on l'espérait éculée. On se trompait. Depuis la rupture
du processus de paix israélo-palestinien en particulier, elle retrouve un écho
puissant. On crut longtemps que cet antisionisme aussi radical que désuet méritait
l'indifférence, et non une vaine diabolisation le créditant, en creux, d'une
certaine influence. On voulait se rassurer en constatant que même les
tiers-mondistes les plus obtus avaient fini par prendre acte de la présence irréversible
d'un Etat juif en Palestine. On s'égarait.
Sivan ne supporte pas "l'amalgame systématique entre antisionisme et antisémitisme".
Précisons : il va de soi que tous les antisionistes ne sont pas, par essence,
antisémites. Ce serait aussi faux qu'injurieux si l'on se réfère, par
exemple, au philosophe Daniel Bensaïd ("Peut-on recommander aux millions
de réfugiés palestiniens de construire leurs syndicats et d'élire sagement
leurs députés comme s'ils vivaient dans une société décente et policée
?", Le Monde du 22 novembre), à l'historien Pierre Vidal-Naquet ("Je
suis pour un Etat où vivent une communauté juive et une communauté
palestinienne", Marianne du 3 décembre) ou au sociologue Edgar Morin
("La question israélo-palestinienne est devenue le cancer non seulement du
Proche-Orient, mais des relations islam-Occident, et ses métastases se répandent
très rapidement sur la planète", Le Monde du 22 novembre).
On a toutefois le droit d'être convaincu que Bensaïd, Vidal-Naquet et Morin
pensent radicalement faux, et de s'interroger sur l'étrange cheminement qui
conduit ces compagnons de route des principaux mouvements de libération
nationale du XXe siècle à dénier au peuple juif, et à lui seul, le droit, légitime
pour tout autre, à disposer d'un Etat. Mais ce débat académique n'est plus de
mise depuis la conférence de Durban contre le racisme.
Si Eyal Sivan diabolise Israël et si l'on finit par décrypter le sens
proprement politique de cette démarche - inciter les Palestiniens à refuser
tout compromis avec le diable israélo-sioniste -, il n'en reste pas moins un
tacticien prudent. Ainsi évite-t-il, avec un soin extrême, toute évocation de
l'épisode Durban, ce déferlement de haine antisémite sous couvert
d'antisionisme et d'antiracisme, ce détournement de sens qui, évidemment, le dérange
quand il est résumé par la formule scandée en Afrique du Sud : "One Jew,
one bullet" ("un juif, une balle").
Personne n'a cherché à minimiser la gravité de cet antisémitisme bâti sur
les oripeaux d'un progressisme dénaturé. Chacun même, non sans perplexité,
s'est interrogé sur le déclenchement aussi soudain d'un phénomène à ce
point destructeur de nos valeurs éthiques et morales. Déléguée générale de
la Palestine en France, Leïla Shahid n'a cessé de mettre en garde contre ses
effets ravageurs sur la cause palestinienne. Antisioniste convaincu, Edgar Morin
a lancé un cri d'angoisse : "L'onde anti-israélienne devenue à la fois
antisémite et antiaméricaine ressuscite les visions médiévales européennes
des juifs buveurs de sang d'enfant, pollueurs des esprits et des corps, œuvrant
perfidement à dominer le monde." Rien n'incite pourtant Sivan à la prise
en compte de la réalité. S'alignant, en fait, sur la thématique islamiste, il
a découvert, lui, les véritables instigateurs de cette flambée : le trio
d'enfer israéliens-sionistes-juifs de la diaspora.
Après avoir détourné le sens et la mémoire de la Shoah pour mieux justifier
le martyre infligé au peuple palestinien, la toute-puissante figure de l'israélo-sionisto-juif
poursuivrait son travail de sape, provoquant l'apparition d'un néo-antisémitisme
pour mieux le manipuler. Avec quel objectif ? Créer et organiser, notamment en
France, les conditions d'angoisse, de peur, de haine, qui inciteraient les juifs
de la diaspora occidentale à se réfugier en Israël, unique moyen de contenir
la poussée démographique arabe. Une plaisanterie ? Même pas, le résumé
scrupuleux de la pensée d'Eyal Sivan.
Faut-il s'arrêter aux inexactitudes, aux contresens proférés dès lors que le
cinéaste israélien exilé à Paris entend donner une leçon citoyenne aux Français
juifs ? Les rappelant à leurs devoirs républicains, exigeant de leur part un
ressourcement dans le creuset national - je partage ce souci -, il stigmatise
une communauté juive "s'enfermant dans un soutien inconditionnel à la
situation coloniale meurtrière qui prévaut depuis plus de cinquante ans en
Israël-Palestine".
S'il entend par "soutien inconditionnel" l'attachement des Français
juifs à l'existence d'Israël, il a raison. Mais ce n'est évidemment pas cela
qui l'agite. C'est cette liaison en elle-même que Sivan leur dénie, un ancrage
qui ne passe pas, cela va de soi, par la défense aveugle de la politique
conduite par quelque gouvernement israélien que ce soit, de droite ou de
gauche, et, notamment, par celui d'Ariel Sharon. Dangereuse, la stratégie de
Sharon ? Pire encore, mais sa réprobation ne vaut pas condamnation de la nature
même de l'Etat juif, au contraire. Ne rien laisser passer à Sharon, c'est sans
doute la seule manière de montrer un attachement sans faille à Israël. Une
logique étrangère à Eyal Sivan. Depuis le déclenchement de la deuxième
Intifada, le judaïsme français subit de nombreuses agressions antisémites.
Or, selon Sivan, le judaïsme français est responsable des maux qui l'accablent
puisque, "identifiés comme des institutions de soutien à Israël, les
synagogues et centres communautaires deviennent, dans cette confusion, des
cibles d'attaques criminelles qui, par ailleurs, doivent être punies en tant
que telles". Les vieux procédés staliniens ont encore du bon :
l'existence même d'un lieu de culte ou de culture juive devient une provocation
car il serait voué à la propagande israélo-sioniste. La synagogue comme lieu
de complot... Sivan n'a décidément rien inventé. Transformez la victime - le
juif - en coupable, il en restera toujours quelque chose.
Maurice Szafran est journaliste, directeur général chargé de la rédaction de
l'hebdomadaire "Marianne".
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