Voici un livre phare, une véritable mine
d’informations originales et de détails peu connus sur la relation,
devenue très conflictuelle, entre Juifs et Arabes, à travers le temps
et l’espace. Certes, on peut ne pas partager la sensibilité politique
de l’auteur, mais force est de reconnaître qu’il nous livre là un
remarquable travail d’historien qui puise aux sources mêmes, souvent
arabes, les éléments de son analyse.
Nous sommes au début des années 1800. « Avec ses
villages dispersés, sa population rurale dominante, ses villes peu
peuplées et ses Bédouins, la Palestine était une province arabe comme
une autre de l’Empire ottoman ». Et voici que, mus par l’espoir
bimillénaire d’un retour à Sion répété tout au long des siècles dans
les prières, poussés par un antisémitisme récurrent en Europe, des
Juifs prennent le chemin de Jérusalem. En 1880, ils sont 25000,
constituant ce que l’on commence à appeler le Yishuv. Puis
vient le temps de Theodor Herzl et du sionisme politique. Les Juifs,
de plus en plus nombreux et malgré tous les obstacles mis sur leur
chemin, rejoignent la terre de leurs ancêtres. Ils achètent rubis sur
l’ongle et souvent à prix d’or, des parcelles, se font cultivateurs,
s’installent peu à peu dans la pérennité. Avec la Première Guerre
mondiale, un pas nouveau est franchi. « Il n’y a pas de doute :
affirme Michel Abitbol, la Première Guerre mondiale marqua la fin d’un
monde et le début d’un autre pour les Arabes et les Juifs de
Palestine. Pour les premiers, elle annonçait la fin de douze siècles
de règne musulman et la cession de leur pays à des « étrangers » par
d’autres étrangers. Pour les seconds, elle présageait l’une des
victoires diplomatiques les plus marquantes de leur histoire et la
reconnaissance de leurs droits nationaux dans ce qui fut jadis leur
patrie ancestrale ».
Entre le « jeu cynique des Anglais », la
querelle perpétuelle entre Français et Britanniques pour la domination
du Proche-Orient, les Juifs, patiemment et avec détermination,
marquent des points. Le 4 juin 1917, c’est la déclaration Cambon et,
le 2 novembre 1917, la fameuse déclaration Balfour. Dès lors, la
réaction arabo-musulmane se fait violente. Manifestations et heurts
sanglants sont ponctués, dans les années 20, de velléités antisémites
que montrent sans ambages les slogans : « La Palestine est notre terre
et les Juifs sont nos chiens ».
En 1929, pendant trois jours, c’est le pogrome à
Hébron « Les événements de 1929 furent, sans aucun doute, un véritable
tournant dans l’histoire des relations judéo-arabes, aussi bien en
Palestine qu’à l’étranger ». Un an plus tard, d’ailleurs, Juifs et
Musulmans s’affrontent à Sfax, à Tunis, à Casablanca, Rabat, Ksar
el-Kébir et Tanger. En 1934, à Constantine, en Algérie, c’est le
pogrome de sinistre mémoire. La publication en 1930, par les Anglais,
du Livre blanc défavorable aux sionistes, n’y peut rien. Contre vents
et marées, poussés par un idéalisme irrépressible, les Juifs sont
désormais un demi-million, 30% de la population totale. Leur activité
débordante et leur réussite attirent d’ailleurs un bon nombre d’Arabes
des pays voisins qui formeront une part non négligeable des
Palestiniens d’aujourd’hui.
En 1937, et pour la première fois, la commission
Peel propose un plan de partage de la Palestine entre un État arabe
(75% des terres) et un État juif (20%), le reste du territoire
demeurant sous mandat britannique. Le refus violent et la révolte des
Arabes portent dès lors en germe les prémisses du terrorisme arabe et
du contre-terrorisme juif. Un nouveau Livre blanc, toujours drastique
à l’égard des Juifs est publié en 1939 tandis que les bruits de bottes
les plus inquiétants parviennent d’Europe. On connaît la phrase prêtée
à David Ben Gourion : « Il faut lutter contre le Livre blanc comme si
l’Angleterre n’était pas en guerre contre Hitler et lutter du côté des
Britanniques dans leur guerre contre Hitler comme si le Livre blanc
n’existait pas ».
En mai 1942, à New York, un pas de plus est
franchi. Le Congrès sioniste, dans une résolution, indique que le but
du sionisme est l’établissement, en Palestine, d’un État juif. Un but
qui sera atteint le 29 novembre 1947 avec le vote historique des
Nations unies. Le 15 mai 1948, tandis que Ben Gourion proclame la
naissance d’Israël, les armées arabes coalisées envahissent le jeune
État. On connaît la suite : gain de territoires par Israël, exode de
populations arabes, et, tout au long des années, des guerres et encore
des guerres : 1956, 1967, 1973, Guerre du Liban et Intifada, guerre
contre le Hezbollah, enfin.
Par-delà le survol, excellemment documenté de
l’histoire moderne de l’État juif, ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage,
ce sont les développements incisifs sur l’antisémitisme musulman qui
gangrène de plus en plus un conflit déjà difficile, l’analyse de la
question des réfugiés palestiniens avec son pendant, celle des
réfugiés juifs des pays arabes ou encore le portrait très éloquent de
personnages inquiétants dont l’influence a été décisive sur le mental
actuel des Arabes en général et des Palestiniens en particulier.
Pour ce qui est des réfugiés palestiniens,
Michel Abitbol considère que le « massacre » de Dir-Yassin (à propos
duquel, l’auteur, dans une note, se réfère à une récente étude
exhaustive de Benny Morris qui établit que « le nombre de tués arabes
était beaucoup plus bas que ce qui avait été publié jusque là et que,
contrairement à la thèse généralement admise, « il n’y a eu aucun
massacre organisé à grande échelle » ») conjugué à la déroute
cinglante des armées arabes provoqua un mouvement de panique « et
entraîna un début d’exode des villes et des territoires à population
mixte. Le mouvement s’accéléra davantage après l’expulsion, en juillet
1948, des habitants arabes de Ramleh et Lod. Deux initiatives
ponctuelles, approuvées après coup par le commandement général des
forces juives mais ne faisant partie d’aucun plan d’ensemble
d’expulsion des Arabes ». « Les dirigeants sionistes, poursuit
l’auteur, semblent n’avoir jamais planifié un tel départ qui, à coup
sûr, servait leurs intérêts, pas plus que les États arabes n’avaient
appelé les Palestiniens à quitter en masse leurs demeures et leurs
villages, comme les Israéliens l’ont soutenu pendant longtemps pour se
décharger de toute responsabilité dans la naissance de la « question
des réfugiés » palestiniens » (La aussi, Abitbol infléchit son propos
par une note en fin d’ouvrage où il reconnaît que la question est
« encore très controversée »).
Quant aux Juifs qui ont quitté les pays arabes
et sur lesquels des détails très intéressants nous sont fournis,
Michel Abitbol estime que « Ni conséquence de machinations diaboliques
ni simple déplacement de personnes en quête de meilleures conditions
de vie, le départ des Juifs des pays arabes s’inscrit dans le vaste
mouvement de populations qui voilà plus d’un siècle, transforme de
fond en comble, la physionomie démographique de la Méditerranée ».
Avec, en toile de fond, « l’homogénéisation ethnique, culturelle et
religieuse du monde arabo-musulman qui, sous la poussée
uniformisatrice de l’État-nation et du nationalisme, se vidait depuis
des décennies de ses minorités… ». En Tunisie, « Bourguiba ne calma
sûrement pas les appréhensions de sa minorité juive lorsqu’il
promulgua, en 1959, une Nouvelle Constitution dont l’article 1
proclamait haut et fort que « la Tunisie est un État libre dont la
religion est l’islam et l’arabe la langue nationale ». Un Bourguiba
dont on n’oubliera pas qu’il adressa, en juin 1946 à une commission
des Nations unies, un mémorandum d’une violence inouïe déclarant : «
On a parlé de dénazifier les Allemands pour en faire un peuple
sociable dans le concert des peuples civilisés. Il convient aussi et
surtout de désioniser les Juifs si l’on veut rendre possible leur
intégration progressive dans leur patrie d’adoption ». Plus tard, en
Tunisie, éclateront, au fil des guerres israélo-arabes, des émeutes
antisémites. Au Maroc, où l’antisémitisme actif fit aussi son
apparition avant que ne s’organise, au grand jour, sous l’œil vigilant
des hautes autorités du pays, le transfert massif des Juifs marocains
hypocritement autorisé, moyennent 50 dollars par individu, soit 500
000 dollars en tout, somme qui « alla grossir les comptes personnels
de plusieurs hauts fonctionnaires du royaume chérifien », départ
officiellement autorisé « pour toutes les destinations sauf Israël ».
En Irak, en Égypte, en Syrie, les campagnes
antijuives furent très violentes et précédèrent le départ massif des
Juifs
Parmi les personnages inquiétants traités par
l’auteur, on notera l’ignoble al-Hadj Amin, qui, selon Abitbol, reçut
« un accueil plutôt réservé de la part de Hitler » à qui il était venu
proposer ses services. Ce qui ne l’empêcha pas de mettre sur pied un
régiment musulman luttant aux côtés de la Werhmacht en Serbie et en
Croatie et qui, après l’arrivée des forces de l’Axe en Tunisie, en
novembre 1942, encouragea Moncef Bey à se ranger du côté des
Allemands.
Effrayant aussi, Sayyid Qutb, « le plus grand
théologien de l’islamisme contemporain » qui « considère les Juifs
comme les ennemis perpétuels des musulmans depuis l’époque du Prophète
jusqu’à nos jours ».
De très intéressantes pages sont consacrées aux
Arabes israéliens, dont l’israélisation s’accélère parallèlement à
leur palestinisation et à leur ré islamisation. « Fier de ses origines
arabes, le nouvel Arabe israélien » se considère comme membre à part
entière du peuple palestinien et souhaite la création d’un État
palestinien, sous la direction de l’OLP, en Cisjordanie et à Gaza, aux
côtés d’Israël ». Ce qui n’empêche pas, hélas, les débordements
franchement nauséeux d’un Mahmud Darwich qu’on retrouve dans son poème
exécrable : Passants parmi les paroles passagères.
Enfin, cerise sur le gâteau, Michel Abitbol nous
fait découvrir des personnages hauts en couleur, des leaders
charismatiques musulmans fanatiques à souhait, qui ont en commun le
fait d’être… des Juifs convertis à l’islam. Ainsi Maryam Jameelah, née
Margaret Marcus, Juive américaine, proche du shaykh pakistanais Abu
al-Ala al-Mawdudi, fondateur de la Jama’at al-Islami, qui prône une
guerre sans concession contre les Juifs et l’Occident. Pour elle, « la
lutte entre Juifs et musulmans est appelée à perdurer jusqu’à la fin
des temps ». Ainsi Léopold Weiss, né à Lwow, en Pologne devenu
Muhammad Assad et qui, après sa conversion à l’islam représenta le
Pakistan à l’ONU de 1947 à 1957. Ou encore l’Irakien Ahmad Soussa, né
en 1902 à Hilla dans une famille juive, qui vécut aux États-Unis et
abandonna femme et enfant pour embrasser l’islam
De nombreux tableaux statistiques et un ensemble
de cartes complètent cet ouvrage essentiel à qui veut comprendre, dans
ses méandres les plus secrets, le fond du conflit entre Israéliens et
Arabes, entre Juifs et Musulmans. À lire absolument.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Perrin Tempus. Janvier 2007. 416
pages. 9,50 €
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