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ELIAS
LEVY
Reporter
Ayant subi une mutation radicale ces dernières décades et confronté à de
grands défis, le monde sépharade est aujourd’hui au “carrefour de l’histoire
juive”, rappelle en entrevue le grand intellectuel et universitaire Shmuel
Trigano.
Professeur de sociologie à l’Université de Paris X-Nanterre, directeur du
Collège des études juives de l’Alliance Israélite Universelle, de la revue
de pensée juive Pardès, titulaire de la Chaire européenne d’Études
sépharades Elia Benamozegh à Livourne, auteur d’une quarantaine d’ouvrages
très remarqués d’Histoire, de philosophie politique et de philosophie, dont
La Société juive à travers l’Histoire, en quatre tomes (Éditions Fayard),
Shmuel Trigano a été le maître d’oeuvre d’un ouvrage collectif imposant, en
deux volumes, consacré à l’histoire et à la civilisation du monde sépharade:
Le monde sépharade. Tome I: Histoire, Tome 2: Civilisation, qui vient de
paraître aux Éditions du Seuil.
Les meilleurs spécialistes israéliens, français, européens et anglo-saxons
du monde sépharade ont participé à cette oeuvre magistrale qui fera date
dans les annales de l’historiographie juive.
Une ambitieuse radioscopie du monde sépharade émaillée de réflexions
judicieuses sur l’avenir du Séphardisme.
Canadian Jewish News: Vous êtes plutôt pessimiste en ce qui a trait à
l’avenir du monde sépharade.
Shmuel Trigano:Je crois que nous sommes à un carrefour où le monde sépharade
joue son avenir et même son existence. C’est un monde qui a été profondément
ébranlé et disloqué par les événements lugubres qui ont eu lieu durant la
seconde moitié du XXe siècle. Par ailleurs, on ne voit pas dans les
institutions sépharades, ni dans la conscience et l’intention des élites
sépharades, des processus de transmission et de continuité. C’est surtout
cela qui me semble extrêmement inquiétant. Il est possible que l’identité
sépharade se volatilise. Si les Sépharades disparaissent, le peuple juif
continuera à vivre, amputé de cette dimension singulière du judaïsme qu’est
le Séphardisme.
Mais, est-ce qu’il y a encore des Ashkénazes? Le monde ashkénaze n’était pas
une réalité ethnique mais une réalité culturelle, halakhique, philosophique…
Force est de rappeler que l’identité juive ce n’est pas simplement
l’identité, le folklore, la culture matérielle… c’est avant tout une culture
intellectuelle et spirituelle.
Les Sépharades ont porté pendant des siècles une riche tradition très
différente de celle du monde ashkénaze. Ils ont une expérience radicalement
différente du politique, de la mystique, de la philosophie… Les Sépharades
doivent impérativement trouver les instruments pour redonner à l’identité
sépharade une nouvelle forme, ils ne peuvent pas rester cloîtrés dans la
nostagie du passé. La transmission, c’est avant tout une invention, de la
créativité. Mais il faut d’abord savoir ce qu’est l’essentiel.
C.J.N.: Cet ambitieux ouvrage collectif n’a-t-il pas pour but de rassembler
les éléments épars d’un monde sépharade démembré par les accélérations et
les dérives de l’Histoire?
S.Trigano: En dépit des recherches universitaires entreprises depuis 1970,
notamment en Israël, il n’existait pas encore d’étude systématique de
l’histoire et de la civilisation du monde sépharade. Un univers
extraordinairement divers qui englobe d’innombrables Communautés disséminées
sur l’ensemble de la planète. Certaines sont très mal connues, d’autres à
peine répertoriées. Une telle somme faisait d’autant plus défaut que cette
histoire et cette culture n’ont pas encore été véritablement intégrées dans
l’histoire officielle du monde juif, si ce n’est sous la figure du folklore
ou de l’art. C’est la première fois -un travail similaire n’a pas encore été
entrepris en langue anglaise ni en langue hébraïque- qu’il y a une
reconstitution du récit historique sépharade.
J’ai essayé d’intégrer les multiples éléments historiques, sociologiques,
culturels, religieux… de cette histoire hétéroclite pour qu’elle soit animée
d’un même mouvement, d’un même souffle. Cette dimension unificatrice est
très importante pour percevoir l’unité cachée derrière la multiplicité. Nous
avons rassemblé théoriquement les éléments essentiels pour essayer de
dégager une vision de ce que fut le parcours historique extraordinaire du
peuple sépharade. On a besoin d’une vision pour créer. À partir de là, tout
est possible.
C.J.N.: Vous déplorez que les Sépharades soient aujourd’hui indifférents au
passé de leurs ancêtres.
Les Juifs et les Sépharades n’ont aucune idée de leur histoire, ils ont une
vision victimaire d’eux-mêmes, de leurs souffrances. Une vision à court
terme. C’est pour cela qu’il est urgent de rassembler la Mémoire du passé
sépharade. Ce livre rassemble l’essentiel pour que les Juifs comprennent
qu’ils sont un peuple malgré la dispersion, leurs divisions, leurs cultures
et leurs langues différentes. En dépit des différences culturelles qui les
séparent, on retrouve dans l’histoire des Communautés juives ashkénazes et
sépharades le même modèle, mais dans des langues différentes.
Nous avons aussi redonné sa place dans l’histoire du monde sépharade aux
judéo-arabes, qui, en règle générale, sont toujours mis à l’écart du peuple
sépharade, ce qui est ahurissant. Est-ce qu’on retranche les Juifs de
Galicie des Juifs d’Allemagne? Amputer de l’histoire sépharade une de ses
plus importantes dimensions, la judéo-arabe, c’est faire du Séphardisme un
modèle idéologique. On oublie que les Juifs qui parlaient l’espagnol ont
tout d’abord parlé l’arabe puis, quand ils ont été expulsés d’Espagne en
1492, ont reparlé à nouveau l’arabe dans les contrées musulmanes où ils se
sont établis.
C.J.N.: Le monde sépharade périclite, affirmez-vous. Pourtant, on a
l’impression que la liturgie sépharade a connu un regain important ces
dernières années. Comment expliquer ce paradoxe?
Le Séphardisme n’est pas menacé sur le plan liturgique. La liturgie
sépharade, c’est le minhag des prières. Ce minhag, qui est à la fois
l’esprit et la forme de la vie religieuse, existe toujours comme réalité
esthétique. Mais, aujourd’hui, il est manifeste que le modèle dominant dans
le monde sépharade n’a plus rien à voir avec la tradition sépharade, ni dans
l’enseignement, ni dans la Halakha, ni dans le comportement, ni dans la
vision du monde… C’est là le plus grave. Il n’y a quasiment plus de yéchivot
sépharades. Les yéchivot sépharades qui existent sont ethniquement
sépharades mais leur enseignement et leurs programmes sont aux antipodes de
la tradition sépharade. On a oublié qu’il y avait une tradition
intellectuelle dans le monde sépharade qui n’était pas simplement une
tonalité musicale, un chant particulier à la Synagogue ou quelques minhagim.
C’était une pensée, une vision du monde, une épistémologie qui intégrait
toutes les disciplines du judaïsme. Aujourd’hui, les Sépharades ne sont même
pas conscients que tout cela a existé.
C.J.N.: Pourquoi êtes-vous si sévère à l’endroit du leadership sépharade?
S.Trigano: Il n’y a pas de leadership dans le monde sépharade. Aujourd’hui,
les leaders sépharades sont des gens bien gentils, mais ça s’arrête là. Le
leadership sépharade, qui est complètement amorphe et n’a aucune vision de
l’avenir, soit il a quitté le judaïsme ou la vie communautaire -il faut
rappeler qu’il y a dans la Diaspora juive une élite sépharade qui a réussi
brillamment dans tous les domaines professionnels-, soit il s’est
complètement désinvesti de la vie juive en général, soit on ne lui a pas
fait une place suffisante et il a abandonné l’espace communautaire juif.
Quand un leader sépharade s’implique bénévolement au niveau communautaire,
il n’est pas du tout à la hauteur de la tâche. Il n’a aucune notion de la
dimension intellectuelle et culturelle de la tradition sépharade. Comparons
l’élite ashkénaze des États-Unis et l’élite sépharade dans n’importe quelle
Communauté de la Diaspora juive. Aux États-Unis, des leaders juifs fortunés
ont créé des Chaires d’études juives, des Centres de recherche, des
bibliothèques… Est-ce que vous voyez une semblable chose dans le monde
sépharade? Quand un Sépharade fait de la philanthropie, c’est uniquement
pour la galerie, pour des réceptions fastueuses, pour des cérémonies
creuses… Les leaders sépharades ne font aucune confiance aux intellectuels,
aux chercheurs, aux universitaires. Ils feront un don financier substantiel
à une yéchiva mais jamais à une institution culturelle ou universitaire.
Aujourd’hui, dans le monde sépharade, la culture est dans un état de
décrépitude consternant. Il y a des bibliothèques entières chez des familles
privées sépharades abritant des manuscrits d’une très grande valeur qui
n’ont jamais été imprimés ni édités. Il y a une myriade de recherches et de
conservations à faire. Au début des années 80, il y a eu un début de soutien
de la part du gouvernement israélien pour sauver le patrimoine culturel
sépharade. Cette initiative très louable est insuffisante. Ce qui manque
pour préserver et perpétuer le patrimoine culturel sépharade, c’est une idée
maîtresse. Il ne s’agit pas simplement de collectionner les costumes d’une
époque dépassée, il faut bâtir une vision d’ensemble pour l’avenir.
C.J.N.: En Israël, les Sépharades ont bien percé dans l’arène politique. Le
phénomène Shass ne symbolise-t-il pas avec force la revanche du Séphardisme
israélien?
À quel prix? C’est ça la question. Les réalités ne sont jamais
unidimensionnelles. Il faut reconnaître au parti Shass le mérite d’avoir
tenté de répondre “présent”. Mais de quelle présence s’agit-il? Le modèle du
Shass est lituanien et non sépharade. Il est vrai que les leaders du Shass
revendiquent une fierté “ethnique”, mais que signifie l’“ethnicité
sépharade”? Si la Séphardité c’est militer pour une petite chapelle ou un
petit drapeau provincial, ça n’a aucun intérêt.
Le Shass aurait pu adopter le modèle sépharade, qu’il aurait dû perpétuer et
transmettre parce que le judaïsme n’est pas monolithique. En adoptant le
modèle lituanien, les leaders de ce parti ultra-orthodoxe ont renié
l’héritage spirituel de leurs aïeux et fait du judaïsme une entité
monolithique. Les leaders du Shass sont avant tout des Lituaniens. Ils ne
portent même pas les habits sépharades, ayant préféré adopter l’uniforme
lituanien tout en exhibant un drapeau qui se veut sépharade mais qui n’a
plus rien à voir avec le contenu même de l’enseignement de cette tradition.
La Séphardité, c’est un certain type de Halakha, une certaine conception
culturelle de la philosophie, de l’Histoire, de la Kabbale… Aujourd’hui, le
Séphardisme est devenu une vitrine de musée folklorique. Les Sépharades ont
complètement perdu toute notion de l’envergure qu’avait jadis la culture
sépharade.
C.J.N.: Finalement, c’est en jouant habilement la carte religieuse que les
Sépharades ont pu s’imposer dans l’arène politique israélienne.
Le Shass a occupé la seule case qu’on lui ait laissée, ou qu’il restait,
dans la société israélienne. Depuis la création de l’État d’Israël, le monde
sépharade s’est senti exclu de l’élite nationale. Il s’est retrouvé avec les
exclus ou ceux qui s’auto-excluaient, les ultra-orthodoxes étaient du
nombre. Ils se sont identifiés à cette marge pour pouvoir revenir en force
sur la scène publique. C’est de l’ordre de la tactique politique, mais je
crains fort qu’ils aient perdu leur âme dans cette tactique.
En Israël, les Sépharades ont réussi aussi le tour de force d’être exclus du
monde ultra-orthodoxe. Ils ont été exclus du leadership des écoles
religieuses, des yéchivot et des réseaux de l’ultra-orthodoxie du Rav Shah.
C’est pour cette raison qu’ils ont créé le parti Shass. Il faut aussi faire
cette histoire-là. Leur exclusion n’a pas été seulement le fait de l’élite
dominante travailliste depuis la fondation de l’État d’Israël jusqu’à
l’arrivée de Menahem Begin au pouvoir, en 1977, elle a été aussi le fait de
l’ultra-orthodoxie dans le monde religieux. La Séphardité comme religion est
invisible, on appelle ça “traditionalisme” parce qu’ on ne sait pas comment
la classer. Mais, la Séphardité est inclassable non pas parce que cette
tradition culturelle et religieuse est nulle ou complètement déliquescente,
mais tout simplement parce que c’est un autre modèle de judaïsme qui, au
XIXe et au XXe siècle, n’a pas implosé puis engendré différentes synagogues.
Le problème c’est que le monde sépharade n’a pas été conscient qu’il
incarnait un modèle profondément légitime qu’il devait perpétuer. Au
contraire, on lui a inculqué l’idée que ce modèle était nul, que les Rabbins
sépharades étaient incompétents et arriérés.
C.J.N.: En Israël, le Séphardisme n’a-t-il pas connu ces dernières années un
regain important grâce au communautarisme multiculturel qui a cours dans la
société israélienne?
Je suis très perplexe au sujet du multiculturalisme désormais très en vogue
en Israël et dans le cadre duquel le Séphardisme a été réhabilité.C’est un
statut folklorique, c’est-à-dire un décor de théâtre. Tous ces musées, je
suis tout à fait pour, ça suscite de la nostalgie, des souvenirs… mais ce ne
sont que des décors de théâtre. Où est le contenu? N’oubliez pas que le
Séphardisme c’était une vision du monde et du judaïsme qui a produit une
littérature considérable. Où est aujourd’hui la production intellectuelle et
littéraire dans le monde sépharade? La transmission, ce n’est pas simplement
la transmission de ce qu’on a reçu, comme si c’était un objet qu’on se doit
de transmettre de main en main. La transmission, c’est une réinvention. Et,
tant que cette réinvention, c’est-à-dire la découverte de nouveaux canaux
pour transmettre l’essentiel, ne sera qu’un voeu pieux, le Séphardisme
continuera à s’étioler, surtout sur le plan culturel. Par exemple,
aujourd’hui, les Sépharades ne parlent plus l’arabe, si ce n’est peut-être
dans de rares contrées du Proche-Orient, ils sont passés dans une autre ère
linguistique. Quand les Juifs espagnols sont passés et repassés de
l’espagnol à l’arabe ou à l’italien ou à l’hollandais, ils ont reforgé des
instruments culturels nouveaux. Ces instruments sont vraiment le baromètre
de toute transmission.
C.J.N.: Partagez-vous le point de vue soutenu depuis longtemps par la gauche
israélienne selon lequel les Sépharades originaires des contrées arabes
seraient mieux prédisposés à faire la paix avec le monde arabe?
C’est un mythe de la gauche israélienne, qui n’a aucun intérêt pour les
Sépharades parce que ces derniers ont avant tout un énorme contentieux avec
le monde arabe et le monde islamique. Les Sépharades ont souffert dans le
monde arabo-islamique, d’où ils ont été chassés sans aucune procédure. Leurs
biens ont été spoliés. Tant que ce contentieux entre le monde sépharade et
le monde arabe n’aura pas été mis sur la table et réglé, il restera toujours
en travers de la gorge. Il n’y aura pas de paix tant que le monde arabe
n’aura pas reconnu sa responsabilité dans ce chapitre sinistre de l’histoire
judéo-arabe. Ça, la gauche israélienne ne l’admet pas parce qu’elle n’a
aucune notion ni aucun respect pour l’expérience du monde sépharade, de
telle sorte qu’elle utilise la figure sépharade comme une sorte de symbole
qui lui permet à la fois de se haïr elle-même et de supposer qu’il y avait
une vie idyllique dans le monde arabo-islamique. Ce n’est pas vrai!
C.J.N.: Donc, la “convivencia” judéo-arabe en Terre d’islam n’est qu’un
mythe tenace?
Absolument. J’ai une étudiante au Doctorat qui a découvert dans les Archives
de l’Alliance Israélite Universelle un manuscrit d’un émissaire français
visitant le Maroc avant le protectorat. Je ne vous dis pas la vallée de
larmes qu’était à cette époque-là la condition juive au Maroc. Peut-être que
le Maroc d’aujourd’hui a des intentions positives, mais qu’on ne nous dise
pas que toute l’histoire judéo-arabe en Terre d’islam a été une idylle, ça
c’est un mensonge, les textes le montrent: les récits de voyageurs
étrangers, les chroniques des Juifs, les élégies… Au contraire, tout atteste
que ce fut quelque chose d’insupportable à l’exception de quelques rares
périodes de coexistence plus paisibles.
On rappelle dans le livre que quand un pouvoir arabe prenait son envol, il
avait besoin des Juifs, mais dès qu’il s’installait, les Juifs devenaient
des ennemis. Il faut faire une distinction entre l’histoire juive dans le
monde arabe avant la colonisation et celle après la colonisation. Pour les
Juifs, la colonisation a été une libération. Malheureusement, ces derniers
ont la mémoire très courte. Ils oublient que s’il y a eu une période calme
dans les rapports judéo-arabes, ce fut sous le pouvoir colonial, et pas
toujours.
C.J.N.: Selon vous, en France, la notion de Sépharade est incongrue.
En France, les Sépharades ne savent pas qu’ils sont Sépharades. Il n’y a que
vous à Montréal pour vous appeler Communauté sépharade du Québec. En France,
notamment parce qu’ils sont majoritaires, les Sépharades sont Juifs tout
simplement. La conscience de l’identité sépharade n’est pas très aiguë parce
que les Sépharades sont majoritaires dans la Communauté juive française et
vivent dans un pays qui ne favorise pas les identités parallèles. Par
conséquent, en France, les Sépharades se sentent Juifs français avant tout.
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