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Les "antifeuj", par Patrick Klugman |
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Les "antifeuj", par Patrick Klugman
Dimanche 28 octobre, dans le 13e arrondissement de Marseille, on a brûlé une école
juive. Dans la cour de récréation, on a creusé des trous, dans lesquels on a caché des
clous, pour que les enfants s'y blessent en jouant. Sur les murs, on a inscrit trois mots
: "Mort aux juifs." Qu'ont pu éprouver ces enfants quand, le lundi matin, ils
ont découvert qu'on voulait les tuer ? Sans doute une impression comparable à celle que
ressentit Albert Cohen, un matin de 1905, à Marseille précisément : ""Mort
aux juifs". Ainsi disait la bonne inscription devant laquelle je savais que ma vie
était perdue. Le savoir à dix ans, c'est trop tôt. Toujours juif, jamais aimé. Mon
héréditaire errance avait commencé."
Nous avons été quelques républicains à attendre un moment le sursaut de l'indignation
nationale contre des criminels qui, si cette fois ils n'avaient pas réussi à tuer,
étaient parvenus à susciter la honte et la peur dans des cours d'enfants. On nous a
répondu qu'il valait mieux nous taire, qu'il fallait éviter de conférer une importance
collective à des actes individuels, qu'il convenait de ne pas offrir des exemples faciles
à des banlieues jalouses et inquiètes.
Le 10 octobre 2000, à Trappes, une synagogue a été détruite. Le 23 décembre 2000,
dans le 4e arrondissement de Paris, le jardin d'enfants d'une école juive a été
saccagé. Le 24 février 2001, à Sarcelles, une explosion a dévasté l'école
Tifferet-Israël. Le 5 mai, à Créteil, plusieurs centaines d'objets du culte juif ont
été volés à des particuliers, avant d'être brûlés. Le 6 août, un incendie a
ravagé la synagogue de Clichy-sous-Bois. Le 11 septembre, un petit garçon a été roué
de coups à la sortie d'une école juive d'Aubervilliers, et une petite fille a été
volontairement renversée par une voiture à la sortie d'une école juive de Sarcelles. Le
15 septembre, pendant l'office du vendredi soir, les synagogues de Clichy-sur-Seine, de
Massy, de Garges-lès-Gonesse et de Villepinte ont été attaquées.
Cette liste est longue, propre à lasser l'attention d'un lecteur pressé. Elle aurait pu
être beaucoup plus longue. Mais elle aurait pu aussi être tellement plus courte. A qui
la faute ? La France n'est pas un pays antisémite. La République est un refuge pour ceux
qui souffrent à cause de ce qu'ils croient. Alors pourquoi, en France, est-il de plus en
plus périlleux de se dire juif ? Pourquoi, dans certaines de nos banlieues, la pratique
de la religion juive entraîne-t-elle aujourd'hui des dangers qui conduisent certains à
désespérer, soit du judaïsme, soit de la République ?
Nous ne combattons pas la haine antisémite. Nous savons qu'elle vient de trop loin,
qu'elle est insensible aux discours les plus cohérents comme aux images les plus atroces,
et que toujours elle trouvera les moyens de se justifier. Notre adversaire, c'est
l'indifférence. Ce qui effraie les juifs de France, c'est le silence et la désinvolture
de leurs compatriotes, c'est l'absence de résistance de leur pays contre un poison dont
on le croyait guéri.
L'antisémitisme français a beaucoup changé depuis dix ans. La haine des juifs est très
perceptible dans les jeunes générations, elle atteint indifféremment écoles,
collèges, lycées, universités, elle se répand surtout dans les banlieues des grandes
villes. Bien souvent, pour parler des juifs, les antisémites d'aujourd'hui préfèrent le
verlan : ils disent les feuj. Ils sont "antifeuj". "J'aime pas les
feuj" est une phrase que tous les juifs français de moins de vingt-cinq ans ont
entendue. C'est la forme d'expression d'un antisémitisme inconscient de lui-même, qui se
nourrit de l'ennui, de l'oisiveté, de la méfiance et de l'aigreur.
Les "antifeuj" se prétendent menacés par les juifs. Il n'est pas nécessaire
de répondre qu'aujourd'hui, en France, les juifs sont des victimes, que 80 % des actes
racistes commis sur notre territoire ces douze derniers mois étaient dirigés contre des
juifs. Les "antifeuj" se moquent des arguments. A leurs yeux, l'ennemi, c'est le
juif, parce qu'il est trop assimilé à une société française dont ils se sentent
exclus, ou parce qu'il est trop attaché à un pays lointain qu'ils détestent. Les juifs
de France sont constamment amenés à se justifier, à dire qu'ils ne sont pas des
électeurs de Sharon, mais qu'ils aiment Israël, qui est leur revanche sur une longue
histoire malheureuse. Ils sont sans cesse contraints de s'expliquer sur leur attachement
à un pays démocratique, plus petit que la Bretagne, où pour la première fois depuis
deux mille ans on peut parler hébreu sans se faire massacrer.
Il n'est pas normal qu'on doive se justifier d'être ce qu'on est pour n'être pas
écarté de la communauté nationale. Nous nous sentons seuls devant cet antisémitisme
nouveau, né de l'ignorance d'une jeunesse mal informée, à laquelle les plus avertis
accordent une attention trop complaisante. A la brutalité des actes et à la violence des
mots, nous ne répondrons ni par la haine ni par la peur. Mais nous ne nous laisserons pas
réduire à l'état d'une minorité humiliée par l'indifférence hypocrite du plus grand
nombre.
L'antisémitisme n'est pas une opinion comme les autres : c'est une opinion qui tue. Nous
voudrions qu'enfin les consciences s'éveillent, nous en avons assez de voir les
agresseurs présentés comme des victimes. Nous attendons de la République qu'elle soit
digne de l'amour que nous lui portons. Qu'elle montre à ses juifs qu'ils sont des
citoyens, et à ses "antifeuj" qu'ils sont des délinquants.
par Patrick Klugman
Patrick Klugman est président de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF).
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