Cher Mr Weil,

Je tenais fortement à réagir à votre dossier intitulé « Etre Juif en France ». Ce dossier m’interpelle car il est me semble-t-il sous-tendu par un parti pris idéologique qui consiste à assimiler retour à la pratique religieuse et obscurantisme moyenâgeux d’un côté….et bien sûr, mouvement libéral et « ouverture vers le monde moderne » de l’autre . J’ai fait ma scolarité (le collège) à Ozar Hatorah, puis le Lycée à Yabné (une autre école juive plutôt sioniste), puis une prépa HEC dans un lycée catholique, j’ai ensuite intégré une grand école de commerce et je suis actuellement consultant chez un leader mondial du consulting. Je ne pense pas avoir particulièrement besoin de leçon de « monde moderne » ou de « société globalisée », ce sont des problématiques qui font partie de mon lot quotidien. Je ne pense pas non plus être, comme le dit avec un peu de dédain Chantal Bénayoun à propos d’Ozar Hatora, un « petit militant ». J’ai appris à Ozar Hatora énormément de choses sur ma propre culture, j’ai appris à lire l’hébreu, j’ai appris à me plonger dans les textes, en d’autres termes, j’ai respecté une des lois les plus fondamentales de peuple juif depuis plusieurs siècles : l’étude. Lorsque je parle avec Benjamin et Caroline, que vous citez dans votre article et que je connais bien puisque j’ai fait également partie des Eclaireurs Israélites (Toujours Prêts !), et que Benjamin me dit : « être juif ce n’est pas respecter des commandements, c’est transmettre des valeurs », je vois ce qu’il veut dire, mais en même temps, je ne peux pas être d’accord avec lui : quel message veut-il transmettre s’il n’a pas étudié les textes fondateurs de notre propre culture. La justice, la générosité, l’honnêteté ? Depuis quand y a-t-il besoin d’être juif pour transmettre ces valeurs? Un catholique, un protestant, un musulman ou même un athée peut transmettre ces valeurs. L’important est de savoir comment les transmettre…et si l’étude et la pratique sont absents…… le message spécifiquement juif est absent. Ce qui ne m’empêche pas de bien m’entendre avec Benjamin et Caroline, puisque le mouvement auquel nous appartenons permet justement ce rassemblement de jeunes juifs avec des optiques différentes : mes meilleurs amis juifs ne sont pas pratiquants et pourtant ils ont un profond respect pour ma pratique et mon mode de vie.

Car oui, au risque de vous décevoir, je suis pratiquant, mangeant casher et ne travaillant pas Shabbat, et pourtant, je me sens pleinement français, allant voter, ayant fait des études supérieures et travaillant dans « le monde moderne ». Lorsque Marc Neiger se vante de ne pas être allé à l’école le samedi, non seulement il démontre une bien piètre hauteur de vue philosophique et un mépris affiché (même à Ozar Hatora, je peux vous assurer qu’on ne m’a jamais menacé de foudre sur la tête si je ne faisais pas Shabbat), mais ensuite il prouve bien que son modèle d’intégration passe par une déliquescence des lois fondamentales du judaïsme. Non, à mon sens, on ne peut pas être pleinement juif et pleinement français si l’on est contraint de faire une croix sur une partie d’une identité, pour s’affirmer avec plus de force dans l’autre. C’est d’ailleurs là que votre article se fourvoie de manière tendancieuse : lorsque vous évoquez la grande tradition du Rabbin Bernheim ou de Lévinas, vous devriez aller faire un tour dans les Leçons Talmudiques de ce dernier : beaucoup dans votre article font une distinction entre les « commandements et la pratique religieuse » et « les valeurs et la morale du judaïsme ». Dois-je vous rappeler l’importance qu’Emmanuel Lévinas accordait au système des Mitzvot (vous savez, les commandements qui nous coupent du monde moderne), dois-je vous rappeler le regret qu’émettait Emmanuel Lévinas à fonder ses leçons talmudiques sur des histoires philosophiques du talmud plutôt que sur la partie halachique (c’est à dire juridique et traitant des commandements) de ce même ouvrage ? Il disait : « Je n’ai pas la musculature intellectuelle nécessaire, comme l’avait mon maître, pour traiter la partie halachique du Talmud ». Un des plus grands philosophes de notre temps parlait de la halacha comme la source première de la sagesse juive, et voilà qu’aujourd’hui, certains se permettent de la jeter aux oubliettes…triste histoire…. De la même manière, pensez-vous vraiment que Gilles Bernheim ou René Gutman aient des idées opposées à Joseph Sitruk en matière de mariages mixtes ? La transmission, si importante dans le judaïsme, ne peut-être assurée lorsque les conjoints ont des religions différentes. Parler alors de prospérité du judaïsme américain est clairement de la désinformation avérée et montre que vos sources d’information sont, au choix : très mauvaises, très orientées ou inexistantes ! Le nombre de juifs aux Etats-Unis est en constante diminution, même si l’on prend pour définition (qui peut être critiquable) le nombre de personnes qui se disent juives. Lorsqu’un mariage mixte survient, les statistiques américaines montrent que 25% seulement des enfants de ces mariages perpétuent le judaïsme d’une manière ou d’une autre et que le plus important facteur d’augmentation de la population juive aux Etats-Unis est le taux de natalité particulièrement élevé des familles orthodoxes….Si le judaïsme américain doit être prospère, ce n’est manifestement pas grâce au judaïsme libéral.

Je pourrais continuer longuement en essayant de vous prouver que respect des traditions ancestrales et ouverture sur le monde sont loin d’être incompatibles, mais une simple lettre telle que la mienne n’a malheureusement pas l’impact d’un journal comme le vôtre. Mais fidèle à la tradition juive de dialogue et de débat contradictoire, je suis à votre entière disposition pour discuter d’un dossier qui me paraît d’une part très réducteur, et qui d’autre part vous coûtera, me semble-t-il d’autres réactions aussi vives que la mienne, sans parler d’abonnements perdus, bien sûr…Fidèle également à l’entraide entre juifs, quel que soit leur niveau de pratique, vous pourrez également transmettre à Jean Daniel mes meilleurs encouragements dans ses démarches soutenues pour obtenir un siège à l’Académie Française, même si je soutiens encore une fois qu’Académie Française et Académie Talmudique ne sont pas incompatibles…

Cordialement