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POINT DE VUE L'angoisse et la paix, par Robert Badinter |
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LE MONDE | 20.08.01 | 16h21 | analyse
ILS s'appelaient Raya, Itzhak et Hemda. Ils avaient 14 ans, 4 ans, 2 ans.
Ils sont morts avec leur père Moti et leur mère Tsira. Tous les cinq ont été tués par
la bombe qui a explosé dans la pizzeria Sbarro au coeur de Jérusalem, à l'heure du
déjeuner. Leur grand-père, un vieux juif hollandais rescapé d'Auschwitz, était venu en
Israël parce qu'il ne pouvait plus supporter de vivre en Europe. Il ne lui reste que les
souvenirs et la mort comme horizon.
Une bombe n'explose pas toute seule. Il faut la main des hommes pour la fabriquer et
déclencher l'explosion. A Jérusalem, le tueur portait sur lui la ceinture d'explosifs.
Il s'était transformé en bombe vivante. Le suicide de l'assassin n'efface rien à
l'horreur du crime. Qu'il s'anéantisse avec eux donne la mesure de son fanatisme.
J'entends la réponse : les enfants palestiniens meurent aussi. Point n'est besoin de
kamikaze pour tuer. Les balles perdues et les missiles aveugles suffisent. La haute
technologie n'empêchera jamais la mort de frapper au-delà de la cible. Tous les
Palestiniens se sont reconnus dans le petit garçon terrorisé, blotti contre son père,
le long d'un mur à Gaza, qui va mourir frappé d'une balle perdue israélienne. Cette
image-là a fait le tour du monde. Celle des corps déchiquetés de Raya, Itzhak et Hemda
n'a pas connu pareille diffusion. Mais pour les Israéliens, ces enfants assassinés
incarnent le malheur d'Israël.
Nul ne saurait demeurer indifférent aux morts et aux souffrances du peuple palestinien.
Pour ma part, je souhaite depuis longtemps qu'il connaisse
une vie paisible dans un Etat indépendant. Juif du XXe siècle ayant traversé, jeune
adolescent, les ténèbres de la guerre et de l'Occupation, j'ai vu naître, au travers
d'épreuves inouïes, l'Etat d'Israël. Il en va des peuples comme des humains.
Les premiers jours de leur vie et ceux qui précèdent leur naissance sont lourds de
conséquences pour leur sensibilité et leur avenir.
Or Israël est le fruit de la plus tragique histoire. Les peuples arabes rappellent avec
raison qu'ils ne portent pas la responsabilité de la Shoah.
Ce crime sans pareil contre l'humanité s'inscrit en lettres de sang dans l'histoire
européenne. Dès l'origine, le projet sioniste a pris corps parce que dans les premières
décennies du 20e siècle l'antisémitisme n'avait cessé de régner en Europe jusqu'à
l'apocalypse nazie. Les vagues d'immigrants en Palestine depuis le début du 20e siècle
succèdent aux persécutions. Le "foyer juif" promis par Lord Balfour pendant la
première guerre mondiale répond à cette aspiration d'un peuple si éprouvé à trouver,
sur la terre dont les écritures disent qu'elle lui fut promise, un refuge, un lieu de
paix et d'enracinement.
On sait ce qu'il advint de cette promesse d'un "foyer juif" du temps du mandat
britannique.
Sur la terre de Palestine, les immigrants en petit nombre rencontrèrent l'hostilité de
ceux qui s'y étaient établis avant eux. A croire que seuls les juifs n'avaient pas le
droit de vivre en Terre sainte ! Après la guerre, lorsque les survivants de la Shoah se
comptèrent, l'élan fut irrésistible qui poussa les plus engagés d'entre eux vers la
Palestine. Si les autorités anglaises s'y opposèrent, c'est d'abord parce que les
peuples arabes de la région ne voulaient pas d'un Etat hébreu parmi eux. On a trop
oublié dans quelles conditions fut arrachée la reconnaissance de l'Etat d'Israël, là
où d'ailleurs n'avait jamais existé d'Etat palestinien. Cet Etat hébreu était
l'expression non pas de l'impérialisme colonial, comme certains le disent aujourd'hui,
mais de la tragique condition qu'avait souffert à travers les siècles un peuple
dispersé et toujours persécuté. Israël est né de la Shoah.
Il ne faut jamais l'oublier. Non parce que les Israéliens ou les juifs seraient devenus
des créanciers moraux du monde jusqu'à la fin des temps. Mais parce qu'on ne peut rien
comprendre à l'Israël d'aujourd'hui si on ne prend pas en compte cette vérité :
Israël est né d'une angoisse de mort comme aucun peuple n'en a connue à ses origines.
Or cette angoisse-là, elle ne l'a jamais quitté. Il faut rappeler à ceux qui
aujourd'hui mettent l'accent sur les exactions et les crimes commis par les activistes
sionistes lors de la guerre de 1948 que, dès la proclamation de l'Etat d'Israël, toutes
les puissances arabes, ses voisins, ont proclamé la guerre sainte et juré sa
destruction. Si le sort des armes n'en avait pas décidé autrement, si les Israéliens
avaient succombé sous le nombre et le poids de leurs ennemis coalisés, il n'y aurait
jamais eu d'Etat d'Israël.
Après un demi-siècle écoulé et tant de campagnes victorieuses, les Israéliens
demeurent convaincus en majorité que les peuples arabes autour d'eux veulent en
définitive l'anéantissement de l'Etat d'Israël. Sentiment absurde, disent les esprits
raisonnables. Tsahal est la première armée de la
région. Israël jouit de l'appui inconditionnel des Etats-Unis, superpuissance du monde
et gardien ultime de l'ordre international. Aucune
menace sérieuse ne pèse donc sur l'avenir d'Israël, hormis son impuissance à résoudre
le problème palestinien. Mais là est précisément le coeur du problème. La plupart des
Israéliens sont prêts aux plus importantes concessions pour obtenir une paix réelle
pour eux et leurs enfants. Mais la paix n'est acquise réellement que lorsque les
adversaires ont renoncé en eux-mêmes à la volonté d'abattre l'autre. La seule paix
durable, c'est celle du coeur et de l'esprit. A défaut, il n'y a que des armistices entre
deux guerres.
Or cette paix-là, cette paix spirituelle sans laquelle rien ne sera acquis au
Proche-Orient, nombre d'Israéliens aujourd'hui demeurent convaincus quelle est hors de
leur portée. A lire les manuels d'histoire palestiniens, à écouter les discours à
usage interne des leaders, à entendre les cris de haine des plus violents d'entre eux,
les Israéliens ressentent que c'est
bien la destruction d'lsraël que leurs adversaires veulent. Rien ne leur paraît, à cet
égard, avoir changé depuis l'époque où les chefs des Etats arabes s'unissaient pour
envahir et détruire le minuscule Etat qui venait de
naître. A ce sentiment-là, chaque attentat terroriste donne une intensité nouvelle. La
mort des victimes, au-delà de la souffrance des parents, résonne dans tout Israël comme
le glas de l'espérance de paix. Elle fait renaître cette angoisse existentielle qui n'a
jamais cessé depuis la naissance d'Israël, enfant des pogromes et de la Shoah. A quoi
bon rendre les territoires, abandonner les colonies de peuplement, reconnaître à
Jérusalem-Est le statut de capitale de l'Etat palestinien, indemniser les
réfugiés palestiniens, à quoi bon tant de concessions et de renoncements si l'on
n'atteint pas le but : la paix, la vraie paix, celle des âmes. Le recours à la force qui
assure le statu quo permet au moins de rassurer pour un moment les esprits. Jusqu'au
prochain attentat, jusqu'au prochain mort.
La douleur renaît alors, et la colère, et la fureur. Et la riposte vient qui sème à
son tour la mort de l'autre côté, en attendant la prochaine bombe de kamikaze qui lui
fera écho.
Devant pareil désastre, les hommes de paix s'interrogent sur les moyens de mettre un
terme à cette violence toujours sanglante, toujours stérile.
Mais tous les efforts demeureront vains s'ils ne prennent pas en compte cette donnée
psychologique essentielle : le sentiment angoissé des Israéliens
qu'en définitive, pour leurs ennemis, tout accord n'est qu'une étape vers la
réalisation de leur objectif ultime : la destruction d'Israël. Sans doute il incombe aux
Israéliens de mettre un terme, sans différer, aux souffrances et aux humiliations subies
par les Palestiniens. Mais il appartient à ceux-ci et à leurs alliés de mesurer enfin
que, aussi longtemps que demeurera vivant au coeur des Israéliens la conviction que leurs
adversaires veulent la mort de l'Etat hébreu, rien ne sera possible.
Au moment décisif, l'homme d'Etat sait que c'est à l'imagination et au coeur qu'il faut
s'adresser pour donner à l'histoire un cours nouveau. Le génie de Sadate fut de l'avoir
un jour compris. Son exemple, hélas, paraît aujourd'hui oublié.
Robert badinter est sénateur (PS) des Hauts-de Seine.
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