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Récit d'une ballade ordinaire

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(info # 010709)
Par Jean Tsadik © Metula News Agency

Une jeep de l'armée. Une jeep bleue, d'un modèle ancien, est immobilisée en travers d'une longue route étroite. Elle entend marquer de sa présence, la séparation entre les faubourgs de la ville israélienne arabe de Baka El-Garbyeh et les premières maisons de Tulkarem, en Palestine.

Je roule, quant à moi, en direction de Jérusalem, par la voie qui longe la ligne verte. Megido, Baka, Tulkarem, Qalquilya et Rosh Ha-Ayn, voilà mon itinéraire de ce jeudi. Dans mon esprit s'enchevêtrent les images un peu surréalistes d'un périple au demeurant banal. Toute l'histoire de la cohabitation se succède pourtant, devant les yeux de qui sait regarder.

Dans Baka, les voitures roulaient au pas. Les terrasses des cafés sont remplies d'hommes oisifs. D'aucuns fument le Narghilé. Ils ont tout le temps du monde ! Ce qui manque, c'est le travail, la possibilité de ramener de quoi manger à la maison. Tous les néons des magasins vantent des enseignes en hébreu, certaines sont bilingues. Toutes surplombent des magasins vides. Il y a à peine un an, Baka El-Garbyeh grouillait de clients, des habitants de Tel Aviv, surtout, qui venaient ici acheter des produits aussi différents que de la nourriture, du marbre, des chaussures et des habits. Ici tout est un peu moins cher que dans les grandes villes juives mais les affaires n'attirent plus ces clients.

Entre temps, à cinquante mètres de l'endroit où je suis pris dans un bouchon, un " client " juif a reçu une balle dans la tête. Il n'avait pas vu qu'il avait franchi la frontière invisible, entre Israël et le territoire de l'Autorité palestinienne. Il avait commandé un café dans un bistro, qui se trouve à dix mètres à peine d'Israël. Il a payé cette inadvertance de sa vie. Depuis, les quelques intrépides, qui venaient encore faire leurs courses ici, préfèrent l'air conditionné des " Canyons ", ces grands centres commerciaux qui bourgeonnent dans l'Israël des années deux mille. La sécurité n'a pas de prix. Les magasins arabes sont vides.

Devant moi, un camion qui livre des bouteilles de gaz. Derrière, une longue file de voitures, attendent, dans la chaleur du matin et des échappements des autres véhicules, que la chaussée se libère. A deux mètres de moi, le client arabe d'un café, en habit traditionnel. Il a les cheveux blancs et le regard clair. Nos regards se croisent justement ! Intenses et durs. Si près, que nous pouvons nous sentir et si éloignés cependant, de par l'appartenance à nos univers ennemis, que nous ne pouvons rien nous dire. Alors, nous nous regardons calmement, comme
deux chiens boxer, qui ont attrapé le même morceau de viande et dont les crocs ne peuvent plus s'ouvrir. C'est ça, qui nous passe par la tête, je le sens bien.

La file s'ébranle. Nos regards se lâchent, sans sourcilier. Surtout, sans sourcilier ! La file n'avance que lentement, presque au pas. A vingt mètres de là, j'aperçois deux femmes qui portent l'habit islamique. L'une est inintéressante mais l'autre est jeune et sa bure ne peut pas cacher la féminité coquette, qui émane de son visage. Elle " guigne" vers nous, mais ramène très vite son attention sur l'intérieur de la chaussée. Elle a seize ou dix sept ans. Chez nous, à exactement cinq minutes de " voyage " de ce trottoir, elle serait encore à l'école, me dis-je. Elle attendrait fébrilement demain soir, pour aller danser au club d'un kibboutz, sur des airs de techno. Ici, c'est une femme déjà ! Elle a sûrement des enfants et si elle attend ainsi, debout dans la rue, c'est que les femmes ne sont pas les bienvenues au café. Elle attendra le temps qu'il faudra, que son homme ait fini de ne rien faire. Soudain, un sourire me fend les lèvres " et si son mari, c'était justement le type de tout à l'heure ? "

C'est bon, là, on roule ! Les maisons des Palestiniens israéliens et des Palestiniens d'Arafat, sont aussi enchevêtrées que mes pensées.
Impossible d'y voir clair ! Impossible d'appliquer une séparation hermétique, inutile même d'essayer. Il faudrait poster des soldats dans chaque verger, dans chaque atelier, dans chaque champ et presque, dans chaque maison ! Quelle histoire ! J'imagine le trafic, qui se déroule sous mes yeux, sans que je n'en distingue rien. Rien n'est plus facile que de faire passer des bombes ici, des kamikazes et des fusils ! Le terrain est tel, que n'importe qui pourrait faire passer une armée entière et que ma vieille jeep, en travers de son chemin désert, n'y verrait que du feu.

Allons, poursuivons ! A peine dix minutes se sont écoulées, que nous traversons le village de Shaar Ephraïm. Quel contraste ! Une femme est en train d'arroser le jardin de sa villa. Son short est si petit, qu'il ne suffirait pas à couvrir l'écran de mon ordinateur. Soudain, le tuyau lui glisse des doigts et elle se prend le jet en plein figure, puis, sur son tee-shirt. Elle rit. Elle ramasse le jet et recommence d'arroser son jardin. Je pense à ces mondes qui se jouxtent et qui s'ignorent et j'échafaude rapidement toutes sortes de constructions mentales, qui pourraient faire prendre conscience aux deux peuples de leurs existences mutuelles. Je ne trouve pas, c'est trop dur !

Il faut absolument que je m'arrête un peu, j'ai l'impression d'avoir toute la complexité du Moyen Orient sur mes frêles épaules. J'ai besoin de ralentir le déroulement des images, de prendre le temps, moi aussi. Dans les champs de Shaar Ephraïm, je roule sur un chemin qui vient d'être asphalté. Hier, il ne servait qu'au passage des tracteurs mais, comme il est parallèle à la route qui longeait Tulkarem, en territoire palestinien et qui est désormais fermée, il s'est transformé en quelques jours en " itinéraire Bison futé ", en route nationale. J'éteins le moteur de ma Fiat, son nez pointé vers Tulkarem. J'admire cette ville palestinienne, qui s'étend majestueusement le long du pied de la montagne. Je distingue les vapeurs de chaleur, qui émanent des maisons blanches et grises et je ne peux m'empêcher de penser à la fragilité des choses. J'ai sorti une bière fraîche d'un petit frigo portable et je la déguste lentement et philosophiquement. En face d'où je me trouve, à la lisière de Tulkarem, il y avait, jusqu'à pas si longtemps, un immense marché ouvert, où les Israéliens se ruaient pour acheter les produits proposés par les commerçants palestiniens. Il y avait de nombreux fleuristes, des garagistes, des marchands de légumes. Il y avait aussi, des vendeurs arabes de CD's israéliens, qui étaient fabriqués, pochettes comprises, par une usine pirate, située à 5 kilomètres plus loin, à l'intérieur des terres. C'était un business important, qui menaçait les maisons de disques israéliennes. Il y avait encore des usines, que les Israéliens avaient construits en bordure de zone, tout près du marché et dont les ouvriers étaient exclusivement palestiniens.

Je me rappelle tout-à-coup, que j'avais commandé des pieds de table en pierre, à l'un des marchands. Je lui avais amené les plans de ce que je voulais et il les avait fabriqués. J'aurais dû les recevoir au mois de janvier mais l'Intifada en a décidé autrement. D'où je suis, je vois très distinctement l'échoppe vide et désolée de mon marchand. Je pense ironiquement à mes pieds de table, en train de moisir quelque part dans une cour de Tulkarem.

Je me trouve très exactement en face du carrefour d'Ikhtaba, au nord de Tulkarem. Celui-ci permet d'accéder au camp de réfugiés palestiniens de Nour-ha-Shams, " La lumière du Soleil ". Rien, aucune barrière ne me sépare du territoire palestinien, qu'un fragile entendement politique.
Pourtant, si je me trouvais à trois cents mètres plus loin, plus à l'est, je serais vraisemblablement exécuté d'une balle dans la tête, " pour appartenance à la mauvaise ethnie ". De nombreux Israéliens en ont fait l'amère et très définitive expérience. Ici, cependant, juste un peu plus loin, les belles femmes à peine habillées cultivent leurs jardins et les paysans juifs cueillent leurs oranges.

Il est l'heure de reprendre la route vers Jérusalem, j'ai rendez-vous avec un diplomate français, au coin des rues Ha-Rav Kook et Aneviim, où une bombe meurtrière à explosé avant-hier. Je ne veux pas me mettre en retard. Je m'apprête donc à me rasseoir dans l'auto, lorsque mon attention est accaparée par la rumeur insistante de deux hélicos israéliens. Ils passent juste sur ma tête, à vingt mètres de hauteur. Pour les habitants de Tulkarem, à l'heure qu'il est, ils sont en plein soleil. Qui plus est, avec la brise de terre, qui souffle depuis le matin, les Palestiniens ne se sont pas encore rendus compte de la menace qui les attend. J'ai l'¦il scotché sur les deux Apache(prononcez " Apatchi ") et leur présence impromptue a finalement fait le ménage dans mes idées. J'assiste à une scène de cinéma et j'ai conscience de vivre une expérience pas ordinaire.

En quelques secondes, les hélicos ont fondu vers une cible terrestre. Je ne distingue pas leur objectif, bien qu'il ne soit pas distant de plus de 500 mètres de l'endroit où je me trouve, mais je distingue clairement tout ce qu'il y a autour ! L'un des Apaches tire un missile sur une proie, puis, quelques secondes plus tard, un deuxième. J'entends le bruit assez sourd de métal froissé et d'impacts violents. Très vite, une fumée très noire forme une mince colonne vers le ciel. L'autre hélicoptère s'attarde encore quelques instants, avant que les deux libellules de métal disparaissent dans la direction de Tel Aviv, tout comme elles étaient venues.

La scène n'a pas duré deux minutes. Derrière moi, les Israéliens ne se sont aperçus de rien. Devant, à part les sirènes de deux ambulances, je n'assiste à aucune activité inhabituelle.

Plus tard, sur l'autoroute, j'apprendrai, d'abord de source palestinienne, que deux membres du Fatah ont été tués mais que la cible visée par l'attaque, Rayad Al-Kermi, n'est que blessé. Il est moyennement atteint au visage et il a déjà donné une interview depuis son lit d'hôpital.

J'avais déjà entendu parler de Kermi. C'est un vrai tueur. Il fait partie du commando " des martyrs d'Al-Aksa ". Je savais que son nom figurait sur la liste des terroristes recherchés par Israël. Kermi a abattu lui-même six Israéliens, durant les derniers mois. Deux d'entre eux, s'appelaient Moti Dayan et Edgar Zeitouni. Ils étaient restaurateurs à Tel Aviv et ils avaient eu l'imprudence de vouloir prendre livraison de bacs à fleurs, qu'ils avaient commandés au marché de Tulkarem, non loin de la boutique où j'avais moi-même commandé mes pieds de tableŠ
Une autre victime de Kermi était commerçant à Natanya, il s'appelait Dov Rosenman.

Al-Kermi a échappé cette fois à la vengeance de Tsahal. Le premier missile ayant manqué sa cible et heurté le pavé, cela lui a donné le temps de sauter de son véhicule, avant l'impact du second missile. C'est la deuxième fois que le premier missile du même type manque sa cible, aussi les experts américains et israéliens ont du pain sur la planche. Ils ont un défaut à corrigerŠ

Je pense à Kermi et aux autres terroristes (personnes armées qui s'attaquent systématiquement à des civils ­ définition Ména -), qui se savent figurer sur les listes de l'État major israélien. J'imagine l'état dans lequel ils se trouvent et leur peur de tous les instants. Ils scrutent les gestes de leurs proches, en essayant de savoir quel est celui qui les trahira. Ils guettent le ciel sans arrêt, craignant le retour des libellules. A chaque coin de rue, des passants, aux apparences arabes, peuvent sortir des armes de sous leurs Djellaba et mettre fin à leur cavale.

A chaque moment, des commandos israéliens peuvent bloquer leur véhicule à un carrefour et les abattre d'une rafale de mitraillette.

Je pense à ces chefs terroristes, qui savent qu'un formidable appareil militaire a planifié leur mort et qu'il n'attend que les circonstances opportunes, afin de passer à l'action et de les faire payer de leurs vies, celles des Israéliens innocents qu'ils ont pris.

Et je revois les visages et les expressions des gens, la jeep bleue, le rire insouciant de la jardinière, le bruit des Apaches et je me dis, que je ne suis pas près de récupérer mes foutus pieds de table !

 


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