Petite Histoire d’une Grande Famille
D’où viennent les DARMON ?
Selon les études les plus anciennes, les DARMON seraient issus de la branche
DHARMON de la grande tribu berbère HAOUARA. La thèse des berbères judaïsés
nous vient des écrivains arabes et notamment Ibn-Khaldoun. Elle a été adoptée
par la plupart des historiens européens et par le Grand Rabbin Eisenbeth dans
ses ouvrages (1936). Elle est reprise dans des études plus récentes. C’est
celle qui est prise en compte par le Musée Juif des Origines de Tel-Aviv
(Beth Hatefoutzot). Cependant d’autres recherches font état d’origines
différentes.
LES BERBÈRES JUDAÏSES
Les tribus berbères étaient installées depuis très longtemps en Afrique du
Nord. Les écrivains arabes font remonter leur origine à Goliath le Philistin
et évoquent l’émigration des Canaanites. Des récits talmudiques et
rabbiniques, dont les sources remontent au I° siècle de notre ère, font état,
en effet, d’une migration volontaire des habitants de Canaan vers
l’Afrique du Nord après la conquête de Josué. Procope, historien byzantin
du VI° siècle, cite une inscription phénicienne à Tigisis (aujourd’hui,
Aïn-El-Bordj, à 50 km au sud-est de Constantine) affirmant : " C’est
nous qui avons pris la fuite devant ce bandit de Josué ". Ibn Khaldoun,
au XIV° siècle, reprend cette affirmation : " Les Berbères sont les
enfants de Canaan, fils de Cham, fils de Noé ". Il s’agit probablement
de légendes qui ont été entretenues tout au long de la domination
carthaginoise et rendues plausibles par la proximité de la langue punique et
de l’hébreu.
Salluste parle des Numides (berbères nomades) et des Maures (berbères sédentaires).
Il s'agit probablement de tribus éthiopiennes d'origine sémitique, arrivées
en Afrique du Nord en vagues successives : d'abord les Louata et les Haouara,
puis les Néfoussas et Djéraoua, enfin les Zénata qui refoulèrent les
autres tribus.
Quoi qu’il en soit de leur véritable origine, certaines de ces tribus berbères
ont probablement été judaïsées lors des multiples émigrations juives en
Afrique du Nord. Dès 814 av J-C, des juifs auraient suivi les Phéniciens
fondateurs de Carthage. Après la destruction du Premier Temple et surtout
celle du second Temple par Titus en 7O, des dizaines de milliers de Juifs
auraient été déportés ou auraient émigré vers la Cyrénaïque puis le
Maghreb occidental. Plus de 30 000 colons juifs auraient été installés à
Carthage par Titus. Enfin, une nouvelle vague d’immigrants juifs suivit l’échec
de la révolte juive de Cyrénaïque (115-116 après J-C) puis la défaite de
la Révolte de Bar-Kokhba (132-135). Les juifs auraient alors pratiqué un
certain prosélytisme, convertissant les tribus berbères qui les
accueillaient (et notamment les tribus nomades refoulées vers le désert
saharien par la colonisation romaine). On en trouve notamment témoignage dans
les écrits de Tertullien au III° siècle et de Saint Augustin au V° siècle,
qui s’indignent de ces conversions berbères au judaïsme.
Lorsque Bélisaire reprend le contrôle de l'Afrique du Nord pour le compte de
Constantinople, il applique avec cruauté les Édits de Justinien : massacres,
conversions forcées se succèdent. Beaucoup de juifs trouvent refuge auprès
des Berbères des massifs montagneux ou du désert.
Les israélites berbères d’aujourd’hui descendent-ils des tribus berbères
judaïsées avant les conquêtes byzantine puis arabe ou sont-ils les
descendants de juifs palestiniens (ou espagnols) ayant trouvé refuge parmi
ces tribus berbères ? Ce point est sujet à controverse parmi les spécialistes.
La conquête arabe se traduisit par la quasi-disparition de la religion chrétienne
mais les isrélites berbères subsistèrent en petits groupes, vivant dans des
villages isolés dans les zones montagneuses ou dans les territoires pré-sahariens.
La reine Kahéna (de la tribu Djeraoua), dans l’Aurès oriental, symbolise
cette résistance des isrélites berbères : les grands nomades isrélites
berbères combattent armés de leurs lances derrière leurs chameaux disposés
en éventail. Mais la Kahéna est vaincue en 693 et les vieilles communautés
sont détruites. Des juifs de Palestine, qui ont suivi les armées arabes,
reconstruisent de nouvelles communautés. Kairouan, fondée en 670, devient la
capitale d’une orthodoxie juive professant le judaïsme babylonien, qui
s’oppose aux pratiques judéo-berbères considérées comme hétérodoxes.
L’arrivée des juifs espagnols après 1391 et surtout à partir de
l’expulsion de 1492 a bien évidemment modifié la vie de ces berbères. Le
clivage entre les deux communautés est resté manifeste : à Alger, les juifs
espagnols (les megorachim : les exilés) sont surnommés les porteurs de
capuches (kabbusiyyin) et les indigènes (les tochavim : les natifs) les
porteurs de turbans (shikliyyin ). Mais peu à peu, l’élite des rabbins
espagnols impose son autorité et ses règles aux communautés locales. En
1394, par exemple, Simon ben Semah Duran dit Rachbatz (1361-1444) rédige des
ordonnances, les taqqanot d’Alger, qui établissent une législation
matrimoniale appliquée par toutes les communautés algériennes. La coutume
de Castille devient la coutume d’Alger. De même Amram ben Merouass Ephrati,
descendant d’une illustre famille de rabbins de Valence (Espagne), devient
rabbin d’Oran.
A partir de cette époque, les israélites d’Algérie, dans l’empire
ottoman, constituent une seule communauté, même si certains particularismes
locaux subsistent qui témoignent d’origines historiques différentes.
La famille DARMON : une origine berbère ?
La plupart des noms isrélites berbères proviennent des noms des tribus berbères,
des oasis ou des villages. D’autres noms, spécialement les surnoms, ont une
origine arabe, souvent en rapport avec les conditions de vie ou
l’organisation des communautés.
Selon les études les plus anciennes et les plus documentées, les DARMON
appartiendraient à une de ces tribus berbères judaïsées avant la conquête
arabe. Ils semblent être une des familles de la grande tribu Haouara qui
nomadisait en Tripolitaine et en Tunisie. Les Aouir'i étaient d'anciens
aborigènes d'Afrique, dispersés par les Carthaginois après leur émigration
de la Libye orientale. Ils se rallièrent ensuite aux Néfoussas.
Au XI° siècle, pour punir une révolte locale à Tunis, le Sultan fatimide
d'Égypte envoya une armée de 100 000 nomades Hilaliens qui dévastèrent le
pays pendant plusieurs années. Les Aouir'i furent refoulés par les Arabes
Hilaliens venus de Tripoli, vers Tébessa, au pied des Aurès, aux franges du
Sahara. C’est là que l’on trouve le Djebel Dharmoun (1066 m) d’où les
DARMON tirent leur patronyme (déformation du judéo-berbère Darmoun(e) ou
Darmouna). Les documents d’état civil français les plus anciens (avant
1880) orthographient indifféremment sous la forme DARMOUN ou DARMON. Il est
d'ailleurs possible de tirer de ces variations d'orthographe du nom DARMON des
justifications supplémentaires à l'origine berbère de la famille : voir
l'analyse d'Axel DARMON
Nahum SLOUSCHZ (1909) cite également un village berbère nommé JARMON
appartenant à la tribu des Néfoussas. Les établissements du Djebel Néfoussa
en Tripolitaine ont disparu à partir du XV° siècle. D'autres auteurs citent
également des JARMON originaires du Djebel Gharian (en Tripolitaine), rabbins
et lettrés dont une branche s'installa à Tunis vers 1700.
Les DARMON, originaires de Provence ou de Livourne?
Si la thèse de l'origine berbère des DARMON est la plus répandue, il existe
cependant d'autres hypothèses. Ainsi, selon M. Simon DARMON, professeur de
langues à Jérusalem, auteur d’une étude sur Mordekhaï DARMON, les DARMON
seraient originaires de Provence.(On notera que Charlotte Corday, dont la
famille était originaire de Provence, s'appelait Charlotte Corday d'Armont.
Par ailleurs, une famille DARMON habite dans l'Ain depuis plusieurs siècles,
sans aucun lien –semble-t-il - avec l'Afrique du Nord. Signalons enfin que
Claude DAMOND fut Secrétaire du roi Louis XIV en 1695).
Spécialisés dans le commerce de soieries et de dentelles, des DARMON
s’installent en Italie, à Livourne où leur présence serait attestée
avant le X° siècle. Dès les X°-XI° siècles, ils traversent la Tunisie
pour s’installer en Algérie. Ils fondent des comptoirs commerciaux à
Tunis, Alger, Médéa, Tlemcen, Mascara et plus tard Oran.
Le passage par Livourne, après le départ de Provence, expliquerait
l’existence de noms dérivés tels que CARMONE, CARMONI, DARBONI, SARMONI,
SARMONETTA, JARMON,...
Lionel LEVY (La Nation Juive Portugaise) défend une thèse voisine : celle de
l'origine livournaise. "Il est constant à Tunis, à côté des DARMON
d'origine et de nationalité tunisienne, que d'autres DARMON avaient une
situation de premier plan au sein de la communauté livournaise, liés par une
stricte endogamie aux familles livournaises de souche ibérique telles que
BOCCARA, MEDINA, VALENSI, PROVENZAL, PARIENTE ou romaine comme SPIZZICHINO ou
MODIGLIANI". Le nom de DARMON figure systématiquement dans les archives
du Consulat de France parmi ceux des marchands juifs livournais. Plus encore :
Néhoraï DARMON (1682-1760) succède à Isaac Lombroso au poste de Rabbin de
la communauté portugaise (livournaise) de Tunis!
Toutes ces références à la communauté livournaise suffisent-elles à
fonder l'hypothèse d'une origine italienne ( et au-delà portugaise) de la
famille DARMON? Rien n'est moins sûr : A cet égard, il faut noter que si le
nom de DARMON apparaît très fréquemment à Tunis, jusqu'au XX° siècle,
parmi ceux des membres de la communauté portugaise, en revanche, il n'apparaît
plus à Livourne avant même 1841!
Les multiples références à la communauté israélite de Livourne
n'impliquent pas nécessairement l'appartenance directe à cette communauté :
il est probable que plusieurs des marchands juifs dits livournais de Tunis (
mais aussi d'Alger et d'Oran) étaient en réalité des isrélites d'Afrique
du Nord (barbaresques) ou des descendants des émigrés d'Espagne de 1492
(juifs sépharades) que leurs affaires de négoce international conduisaient nécessairement
à Livourne (mais aussi à Marseille, à Pise et pour certains à Amsterdam).
A Tunis même, le statut de Livournais ("Grana") était plus
gratifiant que celui de tunisien et on peut penser que la richesse de
certaines familles leur permettait d'accéder à ce statut sans en avoir nécessairement
l'origine historique.
Il faut ici encore citer Lionel LÉVY : "Il y a peu de familles de
Livourne qui n'aient quelque parent à Tunis et réciproquement peu de
familles de Livourne qui n'aient quelque parent à Tunis...Si l'on ajoute que
la communauté juive de Marseille, depuis le dernier quart du XVIII° siècle,
s'est formée sur une base livourno-tunisienne, on constate l'étroitesse des
relations et imprégnations sociales qui se sont formées en deux siècles
entre Livournais et Tunisiens, non seulement à Tunis mais dans toute la Méditerranée."
Le fait que certaines familles de négociants importants aient été présentes
à Livourne ou en relations commerciales et sociales étroites avec la
communauté livournaise ne serait donc pas en contradiction avec la thèse de
l'origine berbère de la famille DARMON.
D’autres origines ?
Plusieurs familles DARMON ont conservé des traditions orales qui font état
d’origines différentes : Hollande, Égypte, Salonique, Smyrne, Italie,....
L’origine la plus fréquemment citée est bien sûr l’origine espagnole
(un correspondant fait état d'une tradition familiale se référant à un
DARMON de la QUINTA !) ou portugaise. Des historiens ont relevé la présence
de DARMON entre 1510 et 1640 dans les enclaves portugaises du Maroc : Safi,
Tanger, Azemor.. Une telle hypothèse qui pourrait d’ailleurs rejoindre
l’hypothèse provençale : certains émigrants espagnols (après 1391 et
1492) ou portugais (au XVI° siècle) traversant la Provence puis l’Italie
(Livourne) avant d’arriver en Tunisie, puis en Algérie et enfin au Maroc.
On notera cependant que la présence de familles DARMON est attestée en Algérie,
en Tunisie et même à Livourne dès le X° siècle, soit 300 ans avant les
premiers départs massifs de juifs d’Espagne et cinq siècles avant
l’expulsion.
Une hypothèse plus générale?
Compte tenu de ces différentes approches, peut-être est-il possible
d'avancer une hypothèse qui pourrait concilier tous les faits certains
connus. Ce serait la suivante :
Les DARMON seraient bien d'origine berbère, comme le dit la tradition la plus
répandue. Appartenant à des tribus numides d'origine sémitique (Éthiopie?)
installées en Afrique du Nord avant la construction de Carthage, leur
conversion au judaïsme date du début de notre ère, voire plus tôt. Ils
connaissent la conquête romaine, l'invasion des Vandales, la domination de
Constantinople. Beaucoup sont refoulés vers l'Aurès ou les confins
sahariens, soit très tôt comme le pense N.SCHLOUCHZ, soit lors de l'invasion
hilalienne du XI° siècle. Ils constitueront l'essentiel des familles DARMON
d'Algérie.
Mais au moment de la conquête arabe ou dans les années suivantes, une partie
de la famille aurait suivi les armées arabes et se serait installée en
Espagne et au Portugal : il est certain que lorsque Tarik a envahi l'Espagne,
il était accompagné de plusieurs milliers de guerriers berbères.
Ces DARMON auraient été expulsés partiellement en 1391 (de Castille et
d'Aragon), complètement d'Espagne en 1492. Ces expulsés (souvent après un
passage au Portugal et parfois une conversion forcée en 1497) ont rejoint,
pour partie, l'Afrique du Nord, essentiellement le Maroc et l'Oranais. Mais
une autre partie de la famille DARMON, les plus aisés ou ceux qui avaient noué
le plus de liens avec les grands centres commerciaux du Nord, sont partis vers
l'Europe : la France et notamment la Provence où existaient d'importantes
communautés israélites (Bordeaux, Marseille...) et l'Italie du Nord (Nice et
surtout Livourne où le Duc de Toscane avait très officiellement invité les
juifs à s'installer).
Ces DARMON ont créé des maisons de commerce qui, très naturellement, se
sont tournées vers la Tunisie, mais aussi l'Algérie et, dans une moindre
mesure, le Maroc. Les échanges dès lors ont lieu dans les deux sens : En
1669, lorsque les juifs sont expulsés d'Oran, nombreux sont ceux qui trouvent
refuge à Nice ou à Livourne. A peine plus tard, David, Mordechaï et Samuel
DARMON apparaissent dès 1686 parmi les firmes livournaises de Tunis. De même,
Mordéchaï DARMON, chef de la communauté de Mascara, qui organise la
communauté isrélite d'Oran après le départ des Espagnols en 1792, est l'un
des principaux exportateurs armant, dans le port d'Oran, des bateaux à
destination de Livourne.
Ainsi pourrait-on expliquer que les DARMON d'Oran sont très proches des
descendants des expulsés d'Espagne alors qu'à Tunis, en revanche, les DARMON
sont étroitement apparentées aux juifs italiens au point de figurer en bonne
place dans les registres de la communauté juive portugaise (i.e. de
Livourne).
Mais ces liens avec d'autres communautés (espagnole, portugaise, livournaise)
ne semblent pas de nature à remettre en cause l'origine fondamentalement berbère
des premières familles DARMON. Il en est de même pour d’autres familles
bien de chez nous.