A côté des fêtes édictées par la
Halakha, les Juifs de Tunisie ont coutume de célébrer chaque
année deux fêtes particulières, Rosh Hodesh el Bnat « la fête
des filles » (le 8ème jour de ‘Hanouka) et
Se’udat Ytro « la fête des garçons ».
L’origine de cette dernière célébrée le jeudi de la
semaine de la sidra de Yitro (Exode, XVIII), n’est pas connue avec
certitude. Trois hypothèses sont généralement retenues et s’appuient
toutes les trois uniquement sur des sources orales, qui ne sauraient
valoir preuves en histoire. On s’accorde généralement pour
considérer qu’elle fut instituée au XVIIIème siècle, mais là encore,
faute de documents, il est difficile de distinguer la légende de la
réalité. C’est donc avec prudence et humilité que nous livrons cet
article, laissant au lecteur le soin de choisir.
- La première hypothèse se veut historique.
Une épidémie de peste aurait sévi à Tunis au début du XVIIIème
siècle et aurait frappé particulièrement la communauté juive et plus
précisément les jeunes garçons. Le jeudi de la Paracha de Yitro, un
pigeon blanc aurait avalé un excrément pestilentiel et se serait
envolé. L’épidémie aurait immédiatement disparu. Le souvenir de ce
miracle expliquerait la fête destinée aux jeunes garçons et
symbolisé par le plat principal : le pigeon, offert à chaque enfant
mâle jusqu’à son mariage. Cette hypothèse séduisante est cependant
mise à mal par les historiens, car les chroniques de l’époque ne
mentionnent nullement une épidémie qui aurait frappé la seule
communauté juive en épargnant ses voisins musulmans, et vaincue par
l’arrivée providentielle d’un pigeon. Un tel événement par son
caractère singulier n’aurait pas manqué d’attirer l’attention des
contemporains et de laisser des traces dans les chroniques.
- La seconde hypothèse puise ses références
dans la Bible : le chapitre XVIII de l’Exode nous décrit l’arrivée
de Yitro beau-père de Moïse accompagné de la femme et des deux fils
de ce dernier. Moïse offre un repas en l’honneur de son beau-père
qui avait reconnu le D. d’Israël et qui conseille à son gendre de
choisir des hommes intègres et craignant D. pour constituer à ses
côtés les Chefs d’Israël. Les communautés juives auraient longtemps
commémoré cette institution des premiers responsables
communautaires. Cette fête des Chefs « Haguigat-Nesiiim »
serait tombée en désuétude et n’aurait été conservée que par la
communauté tunisienne, dont le rituel supprime les « Tahanounim »
(rogations) à la prière du jeudi matin comme pour les jours de fêtes
traditionnelles. Mais, on peut se demander pourquoi la communauté
tunisienne commémorerait cette institution des Chefs de la
communauté sous la forme d’un repas de fête destiné aux garçons ?
Les tenants de cette thèse se réfèrent encore au texte biblique et
au repas offert par Moïse à son beau-père. Ils font valoir que Moïse
particulièrement heureux de retrouver ses fils circoncis par leur
mère Tsipora en ses lieux et place, aurait réservé à leur intention
une partie du festin sous forme de plats à leur mesure, ce qui
expliquerait la tradition tunisienne des plats miniaturisés.
- La troisième hypothèse qui a ma préférence,
peut être qualifiée de « pédagogique » et trouve sa source dans les
« Pirké Avot » et se réfère également à la Paracha, en ce
qu’elle contient les Dix Commandements. Nos Anciens Rabbins, voulant
caractériser les différentes époques de la vie des individus avaient
décidé qu’il convenait d’enseigner la Loi Ecrite à partir de l’âge
de cinq ans, de célébrer la Bar-Mitsva à l’âge de treize ans, et de
commencer l’étude de la Michna à l’âge de quinze ans. Il en
résultait donc que le tout jeune enfant de cinq ans était appelé à
lire au « koutab » ou Talmud-Torah, les Dix Commandements
pour la première fois,
le jeudi de la sidra de Yitro. Soucieux de marquer un
fait aussi capital et de frapper l’imagination de l’enfant pour
faciliter l’appréhension par lui des Dix Commandements, les rabbins
tunisiens instituèrent une grande fête en l’honneur de cet
événement. Cérémonie strictement privée à l’origine, célébrée au
sein du Talmud-Torah, et dénommée « Hinoukh Néharim » ou
Initiation des jeunes, elle était exclusivement consacrée aux
enfants qui se trouvaient dans la situation que nous venons de
définir. Des familles prirent l’habitude de fêter le soir à la
maison ceux de leurs enfants qui avaient lu le matin pour la
première fois les Dix Commandements.
Le Grand Rabbin Abraham Taïeb dit « Baba Sidi »
(décédé en 1741) conseilla aux parents de faire profiter de cette
fête tous les garçons qui liraient ce jour là les Dix Commandements
qu’il s’agisse de leur première lecture ou d’une répétition de la
lecture des années précédentes. Autrement dit, ce Sage voulut que la
fête soit une occasion pour les garçons de répéter les Dix
Commandements pour s’en imprégner davantage. D’ailleurs à l’instar
de la « feuille miel » éditée en Tunisie pour Roch Hachana, on
publiait la feuille d’Yitro (Ouarkat Ytro) destinée aux enfants,
reproduisant le Shema Israël et les Dix Commandements, que dans
certaines familles, l’enfant lisait à haute voix en langue vulgaire
avant le repas.
Cette fête était impatiemment attendue par les
garçons qui étaient les rois de la journée. Après l’école et le
repas de midi vite avalé, les parents donnaient généralement
quartier libre à leurs enfants qui s’ébattaient dans la ville,
allaient au cinéma, lançaient des pétards, regardaient avec envie
les vitrines des magasins souvent décorées avec la mention « fête
des garçons », tandis que les pâtisseries exhibaient pièces montées
et petits gâteaux traditionnels.
Dans les maisons juives, les mères s’affairaient pour
préparer le repas de fête. Le soir, la table était décorée et
illuminée par des petites bougies de différentes couleurs. Après les
bénédictions d’usage et la lecture éventuelles des Dix
Commandements, le repas était servi dans une vaisselle miniature.
Chaque famille disposait d’un service spécial consacré à la fête
comprenant des casseroles, des assiettes, des verres, des couverts,
des bouteilles en verre ou en argile, le tout en miniature. Le plat
d’honneur était le pigeon qui remplaçait le poulet des soirs de
fête ; les gâteaux (yoyo, manicotti, brick au miel, makhoud) étaient
tous petits, de même que les pâtes d’amande en forme de fruits de
couleur différentes.
Devant l’exaltation, les rabbins ne manquaient pas de
rappeler que cette fête n’était pas une fête religieuse et ne
reposait que sur une coutume locale. Ils soulignaient qu’elle ne
devait pas faire oublier que le devoir essentiel était la tsédaka
préférable à toutes les ripailles.
Mais cette fête était chère aux familles. Elle
secrétait une ambiance particulière qui dépassait le cadre de la
communauté et bien des pères de famille chrétiens et musulmans ne
manquaient pas d’acheter eux aussi chez les pâtissiers juifs les
douceurs spéciales de la fête pour leurs enfants.
La communauté juive de Tunisie qui comprenait cent
mille membres à la veille de l’indépendance de ce pays ne compte
plus qu’un millier de membres aujourd’hui. Mais ceux qui en sont
issus et qui sont dispersés en France et en Israël continuent de
célébrer pour leurs garçons tant qu’ils demeurent célibataires, avec
autant de ferveur cette coutume de leur communauté d’origine.
Claude Nataf
Président de la Société d’histoire
des Juifs de Tunisie
Ouarkat Ytro
Cette réédition de la feuille de
Yitro (« Ouarkat Ytro ») a été faite en Israël par le Makhon
Aberman de Lod avec l’aide du Gaon Rabbi Méir Mazouz. Elle est
disponible à Paris auprès de l’association Kissé Rahamim, 39 avenue
du Château à 95200 Sarcelles.