Fin de la communauté juive de Rhodes.
Un témoignage relevé par Myriam Novitch dans son livre "Le Passage des Barbares",
sa très émouvante contribution à l'Histoire de la Déportation et de la Résistance des Juifs grecs.
Rome, avril 1952.
Salomon Galanté raconte :
"Il y avait à Rhodes au moment où les Allemands occupèrent l'île, environ deux mille Juifs, des commerçants, des hommes de professions libérales et surtout des artisans.
L'homme, âgé d'une quarantaine d'années, rencontré tout à fait par hasard, pousse un profond soupir et continue.
"Le 16 septembre 1943, Rhodes est occupée par les forces allemandes; jour noir pour nous ! Puis viennent les ordonnances anti-juives. "Tous les Juifs doivent réintégrer les trois localités : Trianda, Climaso et Villanuovo qui leur sont assignée, toute personne trouvée hors de ces lieux sera punie de mort".(1)
"Oui", dis-je pour lui donner le temps de souffler, "comme à Varsovie, comme à Vilna"â¦
"En été 1944, au mois de juillet exactement le 19, vient notre fin. Tous les Juifs âgés de plus de quinze ans, même les vieillards âgés de quatre-vingts ans et plus, doivent se présenter pour un contrôle d'identité urgent, au bâtiment de l'Administration de l'Aviation".
"On s'y rendit, croyant à la parole des autorités. Une fois sur place on en nous laissa plus quitter les lieux. Un autre ordre suit, le même jour : " Les femmes et les enfants doivent se joindre aux hommes." On doit apporter avec soi les bijoux et autres objets de valeur, ainsi que l'argent. Plus on rapportera de valeurs, mieux seront traités les hommes, considérés désormais comme otages. Installés dans l'île depuis quatre siècles et n'ayant pas connu de persécutions (les Grecs sont un peuple très tolérant), nous n'avons jamais senti ce que c'est l'antisémitisme. Il y avait chez nous des gens très riches, banquiers depuis des générations ou des personnes jouant un rôle important dans le commerce international. Les S.S. s'emparèrent de grandes richesses, d'une quantité de bijoux et d'autres valeurs. "
Mon interlocuteur baisse la voix.
"Mais il faut que je vous parle encore de l'arrestation des femmes et des enfants."
Bien vêtu et calme, il semblait parfaitement équilibré et content de son sort. Pourtant, il m'inspirait une grande pitié. Pour quoi l'écraser de ses propres souvenirs ? Pensais-je. Mais il me manque dans mes dossiers encore des dépositions sur les déportations de Rhodes.
"Les femmes et les enfants" répétait-il, "aucun d'eux n'a reçu de nourriture, ni même un peu d'eau durant trois jours et trois nuits. Seuls quelques-uns qui avaient, on ne sait comment, pu soustraire un bijou ou quelque argent, eurent un peu de pain ou un peu d'eau. Trois jours de martyre, puis vînt l'ordre de former les rangs et de quitter le bâtiment. En sortant, les gendarmes battaient les gens impitoyablementâ¦(2)
"La ville avait été vidée par une fausse alerte, afin que personne ne constate la sauvagerie de la soldatesque. On nous chassait en direction du port, où trois vieux chalands nous attendaient. Il y avait dans chacun vingt S.S.armés jusqu'aux dents. Le voyage en mer fut effroyable ! Il dura plus d'une semaine. Une fois tous les trois jours on nous jetait comme à des bêtes un peu de pain et quelques oignons, ce qui nous donnait une soif intolérable. Les S.S. faisaient miroiter devant nous des récipients d'eau, mais ne nous permettaient pas d'en boire. Enfin, nous arrivâmes à Athènes, où nous fûmes parqués à la prison de Haidari, lieu de rassemblement des Juifs grecs, avant leur déportation à Auschwitz; là , les hommes furent dépouillés de leurs chaussrues.
"Dois-je vous parler aussi du voyage vers Auschwitz,"
"Oui, il le faut. Il me faut des détails, si peu en sont revenus."
"On nous chargea dans des camions, tel du bétail, comme je vous l'ai dit, on nous dirigea vers Ruf, la gare d'Athènes. Elle était loin, une heure et demie de trajet. Un train de marchandises nous attendait. Le voyage en wagons plombés dépassa en horreur celui des barques en mer. On distribua à chacun un pain, un peu de raisins secs, quelques concombres et quelques oignons. On plaça un récipient d'eau et on cadenassa les portes⦠Le monde est toujours ému par les souffrances du Christ. Les nôtres les dépassaient. Tous les deux à trois jours, les S.S. ouvraient les portes et criaient : "Raus mit den Toten. Dehors les morts !" On sortait les morts en pleurant et en récitant le Kaddish et on mettait leurs cadavres en tas, près des rails⦠On était en 1944, le Reich s'écroulait, mais on traînait encore les Juifs vers les lointains camps de la mort. Le train s'arrêtait souvent. Il y avait des attaques de maquisards. Le voyage dura plus de 14 jours, puisque nous arrivâmes le 17 août (3). Ce qui nous attendait à note arrivée à Auschwitz est désormais connu. Les quelques jeunes gens encore en vie, puisqu'ils tenaient sur pied, comme moi, passèrent par une quarantaine et furent intégrés dans le camp. Après l'enfer d'Auschwitz-Birkenau, vient encore celui de Mauthausen, puis la marche vers la mort durant trois jours, de Mauthausen aux mines de Ridehau ; et là coups, famine et travaux forcés exténuants, puis il y eut encore l'enfer d'Ebensee où mourut mon frère, le dernier membre de ma nombreuse famille. Il eut les pieds gelés pendant la longue marche de la mort. Je tombe malade et je reste inerte au "revier". L'infirmier S.S., en faisant sa tournée d'inspection, me marque du signe de la mort, une croix bleue sur la poitrine, c'est à dire, le matin c'est le four crématoire qui m'attendait. Alors soudain, je vois comme dans un rêve, sur ce même crématoire, se hisse le drapeau blanc et j'entends crier : " nous sommes libres, nous sommes libres !!!"
"Je suis resté longtemps malade. Je traînais d'un hôpital à l'autre. Si je suis retourné à Rhodes ? Non, l'île connue par sa beauté est pour moi un vaste cimetière. Je reste à Rome. Je connais l'italien, je travaille à l'Organisation Sioniste. Là je trouve la chaleur humaine, qui m'a tellement manqué depuis l'assassinat des miens. "Quelle heure est-il ? Bientôt dix heures. C'est l'heure où les visites commencent. J'aime voir les têtes juives. C'est ma famille, là , après tout ce qu'on nous a fait..."
"Chalom, Monsieur Galanté, portez-vous bien et merci !"
"C'est moi qui vous remercie."
Nos mains se serrent chaleureusement, comme celles de parents; en effet, nous sommes de la même famille⦠d'assassinés ?
Myriam Novitch.
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