POINT DE VUE
Un livre inqualifiable, par Bernard Comment et Olivier Rolin
LE MONDE | 11.02.05 | 14h32
Il a été question, il n'y a pas si longtemps, de la "France moisie". Force est de constater que la situation ne s'améliore pas. La moisissure gagne du terrain, "se lâche", comme on dit aujourd'hui. Et cela prend, comme souvent, comme toujours, le pli de l'antisémitisme. Dans un silence qui finit par ressembler à une acceptation tacite.
Cela s'appelle Pogrom, roman d'un dénommé Eric Bénier-Burckel. On est embarrassé d'avoir à l'évoquer, tant on sent, derrière cette publication faisandée, un piège publicitaire, l'idée de faire parler d'un livre à tout prix. Le scandale est rémunérateur. Dès lors, le silence pourrait, devrait, prévaloir.
Mais non. Décidément non. Car de quoi s'agit-il ? D'un vomissement sans fin, où ne nous est épargné aucun cliché de l'esprit fasciste : la haine de soi, la hargne à avilir la femme, la fascination de la mort, le ressentiment, et, en acmé, la haine du juif. On rechigne à résumer le propos. Mais il faut bien exposer la scène, intolérable, sur huit pages d'un livre médiocre, qui court désespérément après un style emprunté, sous-emprunté, au modèle célinien, et du pire Céline, celui des pamphlets.
Donc : le personnage de ce "roman", nommé l'Inqualifiable, vit avec une riche héritière du 6e arrondissement de Paris, qu'il méprise et trompe à toute occasion. Un de ses amis, arabe comme par hasard, Mourad, le sollicite pour de l'argent, et lui propose, en contrepartie, une juive, Rachel, maigre, aux seins abondants, dont il vente la capacité à tout faire. Et là , c'est l'abominable. Mourad a trois chiens : Pétain, Drumont et Brasillach. Ce dernier va renifler et lécher le sexe de Rachel, puis, incité par son maître, la prendre par-derrière (c'est un euphémisme), avant de laisser la place à l'Inqualifiable, qui s'en repaît de pareille façon.
Tout cela enrobé d'un discours (malheureusement commun à une phraséologie d'ultra-gauche bien connue et à un tiers-mondisme brandi comme un blanc-seing trop commode) hargneux à l'encontre des juifs, qui s'attribueraient indûment un monopole du martyre et de la souffrance, dont Arabes et Noirs seraient tout autant, sinon davantage, les victimes. "On veut nous faire honte d'être arabe ou nègre aujourd'hui en France, mais pas juif, surtout pas juif, il a des arguments en or massif le Juif, les banquiers en savent quelque chose, de l'oseille plein les fouilles, des fréquentations exemplaires, des références partout dans le monde, un CV en béton, de quoi s'enorgueillir d'être circoncis."
Et plus loin : "Ãa ne leur est pas encore sorti de la tête le Génocide. Ils le ruminent, ils le remâchent, sur tous les airs, à toutes les crèmes, et bien haut, pour qu'on les plaigne. (...) Il n'y a pas de couacs chez les Youtres. Impeccables qu'elles sont leurs partoches. C'est de la grande musique céleste applaudie par tous les anges du firmament. Les martyrs sont infaillibles. Avec la Shoah, les tenants de la race
supérieure ont gagné dix mille ans d'impunité politique. (...) Et ils s'étonnent qu'on veuille leur baisser le froc, les Juifs, les enculer de Paris à Vladivostok en passant par Berlin, Rome, Moscou, et même Cuba."On observera l'odieux procédé qui consiste à déléguer ce vomissement antisémite à un Arabe, Mourad. Délégation, vraiment ? Non. L'odieuse jouissance est celle de l'auteur, un jeune homme de 33 ans, professeur de lycée (l'auteur truffe son texte d'assez de clins d'Åil à sa propre biographie pour qu'on ne nous fasse pas le coup de la fiction), qui s'inscrit dans la parfaite filiation de l'antisémitisme français. S'il n'en fallait qu'une preuve, ce serait ce monstrueux mot, youtre, qu'on n'entend probablement pas dans les banlieues, mais qui a une longue histoire, celle des années 1920-1930 et de la guerre.
Tout, dans ce roman décidément "inqualifiable", dégage l'odeur du remugle fasciste. On se sent ici sali au simple exercice de citations qui ne sont même pas les pires du livre. Mais voilà , c'est publié dans la France de 2005. Et accompagné de louanges dans la presse. On voudrait que ce soit un cauchemar. C'est la triste réalité d'une époque, au mieux désinvolte (on ne lit plus forcément les livres avant d'écrire dessus), au pire complice, ou inconsciente.
Il se trouve toujours quelque jeune imbécile cynique pour écrire de telles pages, de tels livres. On espérait qu'il ne se trouverait plus d'éditeur, du moins ayant pignon sur rue, pour les publier. Ce n'est pas le cas. Comme si l'esprit publicitaire triomphait de toute limite dans la promotion de simulacres de subversion qui touchent à l'intolérable. Nous n'avons jamais été favorables à l'interdiction des livres. Mais nous avons toujours pensé que la publication relevait d'une responsabilité de l'auteur (mot qu'on devrait préférer à celui d'écrivain, pour rappeler l'autorité qui s'engage) et de l'éditeur. Il y a un directeur littéraire chez Flammarion qui, de fait, et par sa fonction, cautionne ce livre.
Ce n'est qu'un livre, dira-t-on ? Non, c'est un viol. De ce qui nous reste de conscience, de dignité et de mémoire. Il est accablant d'avoir encore, et toujours plus, à le rappeler. Responsables et redevables des mots en tant qu'éditeurs ou auteurs, nous ne laisserons pas dire n'importe quoi, et se propager une parole (de sous-entendus, ou de trop-entendus) qui attente à des choses auxquelles on ne touche pas, on ne touchera pas. Que le livre en question soit dédié "aux Noirs et aux Arabes" ne le dédouane de rien. La moisissure tourne à l'immonde.
Bernard Comment et Olivier Rolin sont écrivains et directeurs de collection au Seuil.
⢠ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12.02.05
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