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Nous, les sexagénaires aux 40 printemps...,

Envoyé par jero 
Nous, les sexagénaires aux 40 printemps...,
28 février 2008, 08:54
Nous, les sexagénaires aux 40 printemps..., par Pierre Bergounioux
LE MONDE DES LIVRES


La lumière a changé. Le printemps, lorsqu'il s'annonce, ravive le goût de ceux d'autrefois. Celui de 2008 tire une saveur douce-amère de ce qu'il marque l'entrée dans la retraite de la génération qui a eu 20 ans en 1968 et se demande, effarée, ce qui s'est passé, dans le pays, depuis quarante années - deux fois le temps qu'elle avait alors duré. La réponse est : rien.


Il se peut que les sexagénaires soient aveugles et sourds, par l'effet du temps, à ce qui leur crève les yeux. Tels étaient ceux, fermés, quinteux, sinistres qui nous barraient, voilà quarante ans, le chemin de la liberté, l'accès à nous-mêmes, tout le présent. Les innocents de 1988 nous voient peut-être installés, pleins de morgue et satisfaits, comme l'étaient les vieux universitaires tyranniques et ennuyeux, la droite triomphante, Alain Peyrefitte, le général de Gaulle... Il y a une différence, toutefois. Ils ne nous l'ont pas notifié de vive voix. Ils ont d'autres préoccupations.

Jusqu'à quel point les aspirations de ce printemps étaient chimériques, c'est ce sur quoi l'état présent du monde ne laisse subsister aucune équivoque. Prendre ses désirs pour la réalité, se dire, étudiant, solidaire de la classe ouvrière, français, juif allemand et partisan de la révolution cubaine, du combat des peuples vietnamien, angolais, latino-américains, réfractaire à la recherche du profit pécuniaire comme axiome du vouloir pratique, à la consommation comme style de vie, tout cela a reçu des faits un tel démenti qu'à peine on peut croire, rétrospectivement, que pareilles convictions, volontés, parentés senties, aient été partagées, proclamées sous les chandelles nouvellement allumées des marronniers.

Et pourtant, ce qui se donne pour la réalité n'est rien d'autre que ce contre quoi 1968 s'insurgeait, l'injustice, l'absence de projet collectif exaltant ("La France s'ennuie"), les pesantes entraves à la passion française par excellence qui est, selon Tocqueville, l'égalité. Ce n'est pas impunément qu'on revient en arrière ou qu'on s'immobilise. La démoralisation, l'abaissement et l'altération du facteur subjectif, l'envie de crier ou de pleurer qu'on se surprend, dix fois par jour, à réprimer, dans la rue, au travail, dans le métro ou les travées de la grande surface, au stade, en lisant le journal ou devant la télévision, n'ont pas d'autre explication.

Nous valons plus et mieux que le spectacle sans éclat ni grandeur que nous nous donnons à nous-mêmes. Nous avons pensé autrement, voulu autre chose. La preuve, ce sont les voix dénigrantes qui voudraient clore ce chapitre de notre aventure où résonnèrent, prodigieusement, ces thèmes majeurs, la justice sociale, les lumières, le souci de l'universel. Il n'est pas surprenant qu'un ministre, qui était au berceau, en Mai, n'y voie que désordre et irresponsabilité. Il l'est un peu plus qu'une dame, dans ces mêmes colonnes (1), se dise et se veuille oublieuse des philosophes français des années 1960, et au premier chef de Pierre Bourdieu, le magnifique, quand la philosophie n'est que l'expression, hautement élaborée, d'aspirations collectives et que ses avancées, voilà une quarantaine d'années, furent celles d'une réflexion libérée, par effort, intelligence, courage, des évidences opaques d'une société patriarcale vieillie, somnolente mais paisiblement injuste, férocement colonialiste, dont la philosophie d'institution admettait sans discussion les prémisses.

Le poète Jean-Paul Michel, qui marchait dans les rangs des enragés, la bouche au porte-voix, et ne se voyait pas survivre à l'été, rappelle qu'à la gaîté de ces jours s'ajoutait leur "insolente et rafraîchissante beauté". Il n'est écrit nulle part que la vie que nous avons prise à bail sera si peu que ce soit suffoquée de joie, belle, un instant, au-delà de tout. Mais lorsqu'on a fait pareille expérience, il est difficile de s'accommoder du renoncement qui se donne pour du réalisme et d'accorder aucun crédit à la réalité.

Dépolitisés, atomisés, acquis à la valeur monétaire - négation de toutes les valeurs -, au sport, à l'individualisme, à la culture d'experts... C'est ce que nous avons eu de meilleur que nous sommes en passe de perdre : nos âmes citoyennes, la générosité dont notre histoire n'est pas tout à fait exempte, l'identité très particulière que nous tenons de l'aptitude à abdiquer, parfois, notre particularité pour nous vouloir simplement hommes, libres, égaux et rien d'autre et, dans cette simplicité joyeusement consentie, nous tourner vers l'humanité.

Chaque printemps est une fête et, comme pour toutes les fêtes, c'est la veille son meilleur moment. Tout est noir et nu mais on a surpris, en passant, les premiers chatons, jaune d'or, d'un saule mâle dans un bois défeuillé, un reflet de lumière neuve aux vieux murs, l'éclatante fioriture du merle dans le crépuscule qui tarde à tomber. Et comme rien ne peut faire que ce qui a été ne se soit pas produit, on se surprend, quand on est sexagénaire du moins, à chercher d'autres signes. On ne peut croire que ceux qui vont et passent, avec le souci du matin, la fatigue du soir, les phrases nulles, irritantes qu'ils disent dans leur portable, soient tombés tout à fait dans l'oubli d'eux-mêmes, du passé, de leur propre possibilité. Et c'est ainsi, pourtant, que quarante printemps se sont succédé.


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Pierre Bergounioux, écrivain. Dernier ouvrage paru : le deuxième volume de son "Carnet de notes" (Verdier)

(1) Voir l'article de Nathalie Heinich, intitulé "Ce Bourdieu-là ne nous manque pas", "Le Monde des livres" du 22 février.
Re: Nous, les sexagénaires aux 40 printemps...,
28 février 2008, 09:16
Quel beau texte et combien réaliste !!
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