Le jour où les femmes tunisiennes se sont levées
LE MONDE MAGAZINE | 28.01.11 | 17h46
Jamais les rues d'Hammam-Sousse (37.000 habitants, dans le Sahel tunisien) n'avaient connu pareil charivari. Ce mercredi 19 janvier, quelque deux cents personnes sont massées devant le café Le Relais, à deux pas de la mairie, pour un meeting en plein air – le premier de l'après-Ben Ali. La ville natale de l'ex-président de la République, Zine El-Abidine Ben Ali, renversé cinq jours plus tôt, s'est mise sur son trente et un révolutionnaire : "RCD, out!", "RCD, dégage!", "RCD, symbole de la corruption", proclament des affichettes. Elles visent l'ancien parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), que le pays entier vomit.
Sur le trottoir, une table sert de tribune aux orateurs. Sous le pâle soleil hivernal, on écoute Jamel M'Sallem, président de la section de Sousse de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) et membre du comité provisoire de défense de la ville d'Hammam-Sousse. Il demande à ce que les locaux et tous les biens du RCD soient "rendus à la municipalité". Les orateurs improvisés se succèdent – rien que des hommes.
Puis, soudain, une femme monte sur la table. Plutôt fluette, en pull-over tilleul et pantalon. "Arrêtons de nous gargariser avec la révolution, elle n'est la propriété de personne. Arrêtons de crier 'RCD, out!' : c'est une erreur d'exiger sa dissolution", commence-t-elle. Stupéfaction dans l'assistance. "Le RCD n'appartient pas qu'aux voleurs…", poursuit l'intrépide, saluée cette fois par quelques huées. Elle n'en a cure. "Le RCD est mort de lui-même. Ce n'est pas lui qui est dangereux, mais le vide qu'il laisse. Il faut un programme de réformes économiques, politiques, sociales, l'urgence est là…"
Son morceau de bravoure achevé, l'oratrice descend de la table. Sa voix n'a pas tremblé, mais elle n'en est pas moins bouleversée. Par les huées, bien sûr. Peut-être, surtout, par sa propre audace ? Il faut avoir le cœur bien accroché pour s'exposer ainsi – elle, une femme, dans une société tunisienne encore profondément machiste et misogyne ; en s'exprimant, qui plus est, à contre-courant de l'unanimisme ambiant !
Boutheina Berguaoui, 43 ans, mariée et mère de famille, professeur d'éducation civique au lycée d'Hammam-Sousse, s'est jetée dans l'arène, sans y penser. Elle a fait preuve, pendant quelques minutes, d'un courage extraordinaire. Celui que donne, parfois, l'irrépressible désir de liberté. "J'avais le trac", reconnaît-elle.
C'est sa fille, Maïssa, 14 ans, qui l'a initiée, il y a un an, au réseau social Facebook. Mais c'est par des voies plus traditionnelles que Boutheina Berguaoui est venue à la politique. Par son père, d'abord, natif de Siliana (centre de la Tunisie) et militant du parti Destour, qui lui a appris les grands noms de l'histoire du nationalisme tunisien – de Cheikh Taâlbi, fondateur en 1920 du vieux Destour, au syndicaliste Farhat Hached, premier dirigeant de l'Union générale du travail tunisien (UGTT), assassiné par la Main rouge (organisation terroriste française) en décembre 1952.
Le RCD de Ben Ali est l'ultime avatar, "totalement déformé", du vieux parti mythique, explique-t-elle. "A ce titre, le RCD fait partie de notre héritage. En tant que parti-Etat, en revanche, il n'existe plus : il est mort, en même temps que le régime de Ben Ali." Elle se sent mortifiée à l'idée qu'on ait pu la prendre pour une adhérente du parti honni.
Syndiquée à l'UGTT, militante de longue date de la LTDH, Boutheina Berguaoui n'est pas une pasionaria. "Plutôt une pacifiste", sourit-elle. En 1991, au moment de la guerre du Golfe, elle avait pris la parole à l'université, devant une assemblée d'étudiants. Son discours n'avait pas choqué. Les hommes d'Hammam-Sousse ont été moins fair-play. Certains d'entre eux, du moins. "Le machisme, il faut que ça change. Mais petit à petit", plaide l'oratrice. La fièvre du meeting tombée, la vie ordinaire reprend ses droits. Avec ses conventions. Jusqu'à la prochaine fois ?
Prendre son courage à deux mains, foncer. Nabila Nasri, 30 ans, a elle aussi osé. Mais personne n'a rien vu. C'était à la fin du mois de Ramadan, en 2002. Ce jour-là, dans sa tête, la petite bonne de Ghardimaou (région de Jendouba, près de la frontière algérienne) a pris une décision incroyable. Celle de plaquer son mari et de partir à Tunis, seule avec sa fillette.
A l'époque, Nabila a 22 ans ; elle est mariée depuis deux ans avec un cousin maternel. Elle mène l'existence, sans surprise, des Tunisiens que la pauvreté, la misère parfois, talonne d'une génération à l'autre. Le père, émigré à Marseille et ouvrier dans le bâtiment, est mort loin des siens, laissant derrière lui une épouse, avec sept enfants sur les bras. La Tunisie, bien que très massivement scolarisée – nettement plus et mieux que le Maroc et l'Algérie –, ne l'est pas encore entièrement.
En 2002, le niveau de scolarisation des jeunes dans la tranche d'âge 6 ans/14 ans était estimé à 92,1 %, avec un taux pratiquement similaire entre filles et garçons. Nabila, comme ses frères et ses sœurs, fait partie des 8 % de Tunisiens restés sur le carreau. L'école a beau être @#$%&, il faut quand même acheter cahiers et crayons. "C'était trop cher. Même mes frères ne sont pas allés à l'école", soupire la jeune femme.
Tandis que les garçons travaillent comme journaliers, la petite Nabila, qui est l'aînée des sœurs, est envoyée à Tunis par sa mère. Elle devient "bonne couchante", c'est-à-dire domestique à plein temps, dormant chez ses patrons – des gens "corrects", dit-elle. Elle passe trois années à Tunis, sans sortir de la maison. Elle envoie sa paye à sa mère, elle ne se plaint de rien. Au contraire : ici, elle n'a plus froid ni faim. Luxe suprême, elle a sa chambre. Quand elle apprend qu'on la destine à son cousin, Nabila ne proteste pas.
LE PLUS DUR EST PASSÉ
"Au début, j'étais très contente à l'idée de me marier, de devenir ma propre patronne, d'avoir ma maison, des enfants…" Il lui faut revenir à Ghardimaou ? Elle revient. Son futur époux exige qu'elle arrête de travailler ? Elle arrête. Elle ne s'offusque pas de vivre pauvrement, dans la maison de ses beaux-parents. Ni de voir son époux sans travail. Elle obéit à tout. Jusqu'au jour où son mari, énervé de l'entendre parler de Tunis, où elle rêve de retourner, sort sa ceinture et la frappe. "J'étais tellement étonnée…", se souvient-elle. L'envie de s'échapper est-elle née à ce moment-là ?
Patiente, Nabila attend 2002 et la fin du mois du Ramadan pour plier bagage. Elle demande à son époux de l'emmener, comme le veut la coutume, passer les fêtes de l'Aïd chez sa mère, à l'autre bout de la ville. L'atrabilaire ne se méfie pas. Il emmène Nabila et leur petite Yasmine dans sa belle- famille. "Une fois chez ma mère, j'ai annoncé à ma famille que je refusais de retourner dans la maison de mon mari. J'ai montré mes bleus, les traces de coups que j'avais partout sur le corps. Mes frères ont dit OK. J'avais décidé de divorcer", raconte la jeune femme, aujourd'hui installée à Tunis, avec sa petite fille et son nouveau mari.
Le divorce judiciaire à égalité est une exception tunisienne : contrairement au Maroc et à l'Algérie, où les privilèges de masculinité sont maintenus, à des degrés divers, les femmes ne pouvant obtenir le divorce qu'à certaines conditions, la Tunisie et son Code de statut personnel (CSP) ont accordé, dès 1956, les mêmes droits au divorce aux hommes et aux femmes. Dans le cas de Nabila, la justice a été lente, mais elle lui a donné raison. Son ex-mari a été condamné, en 2007, après quatre ans de procédures, à payer une pension. "En réalité, il n'a jamais rien déboursé. Mais je n'ai pas réclamé. J'ai ma fille et ma liberté, c'est l'essentiel", commente Nabila.
La révolution de janvier ? Elle hausse gentiment les épaules. A cause des pillages, son second mari a perdu son travail : le magasin où il travaillait a été mis à sac. Elle n'a pas l'air inquiet. Elle sait faire bouillir la marmite. "Si j'étais restée à Ghardimaou, je n'aurais pas pu divorcer. Les pressions auraient été trop fortes", répète-t-elle.
Dans son nouveau foyer, à Tunis, un petit garçon est né. "Yasmine a choisi le prénom : Adam", sourit la jeune mère. Elle est fière de sa fille, écolière "en troisième année de primaire", à qui elle vient d'offrir un petit frère. "Deux enfants, ça suffit", ajoute-t-elle. Nabila a beau n'être jamais allée au cinéma, ni au restaurant, n'avoir jamais voté, ne savoir ni lire ni écrire, elle n'en est pas moins informée des méthodes de planning familial. Comme toutes les Tunisiennes de sa génération, elle prend la pilule.
Le dimanche 16 janvier, elle a manifesté dans son quartier, aux côtés de ses voisins, en criant en arabe : "Du pain, de l'eau ! Mais pas de Ben Ali !" Nabila rit. Oui, vraiment, pour elle comme pour sa fille, le plus dur est passé.
Le mardi 11 janvier, la metteuse en scène de théâtre Raja Ben Ammar, 57 ans, a été rouée de coups, traînée par les cheveux, insultée ad nauseam par une nuée de policiers en civil, alors qu'elle tentait de manifester, avec une centaine d'autres artistes, devant le théâtre municipal, en plein centre de Tunis. "Je suis chez moi, dans mon pays !", a-t-elle hurlé à la milice. Trois jours plus tard, le régime tombait.
Pour la créatrice de Mad'art Carthage, lieu de spectacles au nord de Tunis, une page se tourne. Comme pour Azzedine Gannoun et Leila Toubel, du théâtre El Hamra ; et pour Taoufik Jebali et Zeinab Farhat, tenaces animateurs d'El Teatro. "Un cartel de bandits a fait main basse sur la Tunisie durant vingt-trois ans. C'est fini. Mais je ne suis pas encore soulagée : il faut que tous les requins de l'ancien régime déguerpissent", prévient Raja Ben Ammar, membre du Collectif des artistes libres – qui vient de lancer son manifeste sur Facebook.
La première fois, c'était en 2002. Une horde de policiers en civil s'était jetée sur sa voiture, pour lui barrer la route. Elle allait à une réunion, près de la médina de Tunis. Elle a baissé sa vitre et demandé, l'air de rien, ce qui se passait. Deux gifles monumentales lui ont répondu, tandis qu'une pluie de coups finissait de défoncer le toit de sa voiture et la portière. "J'ai eu du cran", dit-elle, presque étonnée.
Des "rodéos" de ce genre, elle en a vécu beaucoup d'autres. Sans que, jamais, elle songe à lever le pied. "Des dizaines d'hommes et de femmes ont subi mille fois pire que moi", coupe-t-elle.
Khadija Cherif, 60 ans, fait partie, comme la juriste Sana Ben Achour, des "historiques" de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), groupe féministe créé en 1989 à Tunis, deux ans après l'arrivée au pouvoir du président Ben Ali. Mais c'est sous Bourguiba, en 1982, que cette passionnée de sociologie et de littérature a fait son entrée dans le monde militant, en adhérant à la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), la plus ancienne du monde arabe. "On était considérés comme des marginaux, des farfelus. Les gens disaient 'Ça ne sert à rien'. Mais je crois quand même qu'on a été utiles, souligne-t-elle. Malgré le silence, les Tunisiens savaient qu'on existait." Et cela changeait tout.
LES ACQUIS DE LA MODERNITÉ
Née dans une famille de "bourgeois éclairés", selon son expression, Khadija Cherif n'a jamais été dupe des gesticulations du pouvoir. "Ben Ali a vendu l'image des femmes tunisiennes, comme il a agité l'épouvantail islamiste : par pure démagogie. Il n'avait aucun sens politique, aucun projet de société. Les prières à la télé, c'était lui", s'agace-t-elle. Elle en parle au passé. "Aujourd'hui, c'est la renaissance."
Elue secrétaire générale de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH, présidée par une autre Tunisienne, Souhayr Belhassen), Khadija Cherif aimerait que "les jeunes, la génération Facebook" prennent la relève et "protègent la modernité" si durement conquise.
Facebook, l'avocate Bochra Bel Haj Hamida, 55 ans, s'y est mise en 2008. A fond, comme tout ce qu'elle fait. Son premier coup d'éclat, son premier coup de sang, remonte à 1984 : avocate stagiaire, elle a été nommée d'office pour défendre les condamnés à mort, arrêtés après les "émeutes du pain", du temps de Bourguiba.
Le sort de ces dix jeunes, promis à la pendaison, la révolte. Mais hormis une poignée d'amis, dont Khadija Cherif et Souhayr Belhassen, personne ne s'émeut. "Je suis passée chez les avocats, les militants… Rien. Je n'ai récolté que froideur ou hostilité, se rappelle-t-elle. Si j'ai du courage, ce n'est pas vis-à-vis du pouvoir, mais de l'opposition."
Issue d'une famille modeste de Zaghouan (sud de Tunis), cette libérale forcenée, au verbe radical et au rire tonitruant, ancienne présidente de l'ATFD, est elle aussi une des figures de proue de la scène tunisienne. La révolution, elle s'y sent bien. "La seule chose qui me fait peur, c'est l'uniformisation : qu'on passe du Ben Ali oui-oui au Ben Ali non-non…"
Jeudi 30 décembre, les téléspectateurs de Nessma TV manquent tomber de leurs sièges. Sur la chaîne privée tunisienne – théoriquement tenue en laisse, à l'instar des médias nationaux –, voilà qu'on parle librement du chaudron de révolte qu'est devenue Sidi Bouzid, où un jeune marchand de légumes s'est immolé, quinze jours auparavant. Une équipe de Nessma TV a promené ses caméras dans la ville : "Les gens dénonçaient le black-out médiatique, la corruption et, surtout, ils répétaient que s'il y avait révolte, ce n'était pas pour le pain mais pour la dignité", rapporte la productrice Rim Saidi, 36 ans.
Sur le plateau de la chaîne privée, les invités n'ont pas, non plus, la langue de bois. Enregistrée mercredi 29 décembre, l'émission fait un tabac. "Nabil Karoui [le patron de la chaîne] m'avait donné son feu vert. Il savait que c'était risqué – chapeau à lui", ajoute la jeune femme. Bien sûr, le pouvoir réagit, envoyant des huissiers et une armada de policiers. Mais il est trop tard. Internet oblige, infos et vidéos amateurs circulent déjà sans entrave – ou si peu. A sa manière, Nessma TV en a pris acte. La révolution médiatique est en marche.
"Quand mon père a vu l'émission, il a flippé. Il m'a dit : 'Rim, tu ne veux pas partir te cacher à Tataouine ?' Mais il était fier aussi", raconte la productrice, dont les ancêtres sont des Berbères du Sud tunisien. Son père, d'origine modeste, dirige une usine de confection. Peu intéressée par la politique, Rim Saidi, croyante mais non pratiquante, a grandi à l'écart des cercles militants. Comme la majorité des gens de son âge, c'est Facebook qui l'a transformée.
"Ben Ali est parti, mais le système est toujours là. On a vécu vingt-trois ans avec un psychopathe, ça ne s'efface pas d'un claquement de doigts. Je me sens soulagée. Mais libre, non. C'est un apprentissage. Est-ce que les Tunisiens sont capables de créer du beau ? lance la jeune femme, fan de littérature américaine et de cinéma coréen. Comment capitaliser ce désir de liberté, de dignité ? Je sais qu'on a intérêt à rester vigilants."
Catherine Simon
[
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Et aussi :
Tunisie : l'héroïsme ordinaire des femmes
pour Le Monde.fr | 29.01.11 |
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