Part 4 - Interview Grand Rabbin Joseph Sitruk

- Avant l'exil, vous aviez des relations avec les arabes de Tunisie ?

Non. Aucune relation vraiment suuivie... On se croisait dans la rue. C'est etonnant, revelateur, je le realize maintenant, avec du recul. Nous vivions entre copains et famille, entre maison et ecole. C'est tout.

- Francais et Juifs avaient peur des Arabes ?

Je crois qu'il ne faut pas generaliser, mais les communautes coexistaient relativement bien. Au cours de ces annees-la, pourtant, des extremistes tunisiens ont commis des actes violents. On apprenait a se mefier, il y avait eu des attentats, on parlait beaucoup des "hommes des couloirs", qui attendaient les Europeens le soir dans les entrees d'immeubles pour les assassiner. L'emotion etait grande dans toute la communaute juive tunisienne, car il y avait eu quelques juifs assassines...

- Etait-ce des crimes crapuleux ou des crimes politiques ?

Je crois qu'il s'agissait de crimes politiques, en reaction contre les Francais. Pourtant, les Tunisiens ne forment pas un peuple agressif ou violent. Quand Bourguiba est arrive au pouvoir, j'ai le souvenir de grandes manifestations ou des milliers d'Arabes defilaient dans les rues en criant : "Bourguiba est arrive ! Bourguiba est arrive ! Notre sauveur ! 
Mais c'est tout. La revolution n'a pas connu d'effusions de sang aussi brutales qu'ailleurs.

- Il n'y avait pas de nationaliste tunisien dans votre famille ?

Non.

- Pourtant, des juifs ont adhere avec enthousiasme a l'independance...

Je n'ai pas souvenir qu'il ya en ait eu dans ma famille. Peut-etre un de mes oncles,
qui etait sympathisant communiste et l'est reste jusqu'au milieu des annees 80. Lui a du soutenir l'independance, au nom de la lutte des peuples opprimes.

- Vous ne parliez pas du tout arabe ?

Non. Mais quand j'entends parler l'arabe tunisien a Paris ou vit une forte communaute venue de la-bas, quelques mots de mon enfance me reviennent. Vous savez, je n'ai pas du tout ete eleve dans le culte du paradis perdu. Mon pere a voulu tourner la page en quittant la Tunisie. Il n'a par exemple, rien fait pour recuperer ses biens, n'a meme pas voulu se faire indemniser pour sa ferme.

- En avait-il herite ou l'avait-il achete ?

Oh ! Elle navait pas grande valeur. Il l'avait achetee en association avec un ami. Et je me souviens que j'adorais aller la-bas - je montais sur les moissonneuses-batteuses... Je n'y suis alle que deux ou trois fois, car la route etait tres longue et dangereuse. Elle a ete la premiere ferme francaise attaquee et investie par des fellaghas, armes, entraines et pousses par des soldats du FLN algerien. Quand la ferme a ete reprise, il y a eu un reportage dans Paris-Match - une belle double page au milieu du journal ! J'etais tout fier de la montrer a mes copains de Lycee. On montrait un batiment ou des fellaghas avaient mis en joue le gerant francais. Il avait eu de la chance et s'en etait sorti saint et sauf, alors qu'on sait ce qui s'est passe ensuite. Dans d'autres endroits, il y a eu des violences, les Arabes qui avaient travaille pour les Francais ont beaucoup souffert.
Apres l'attaque, les autorites francaises avaient installe des soldats dans notre ferme.

- Vous avez mis longtemps a oublier l'image de l'Arabe dont il faut se mefier ?

Je n'ai jamais completement partage cette image. L'Arabe tunisien revendiquait sa patrie, cherchait sa legitimite, il avait envie d'etre reconnu comme un individu a part entiere, de retrouver sa dignite. Et ca passait par une explosion. Mais les Arabes tunisiens se battaient pour leurs droits...

Mon pere etait tres aime, tres respecte des Arabes. Quand il plaidait pour des Arabes qui n'avaient pas d'argent pour le payer, il recevait des cadeaux en nature. Je me rappellerais toujours quand un fellah est venu, un jour, apporter un mouton a la maison. On ne savait pas quoi en faire et on le lui a rendu. Je trouvais ca extraordinaire : on nous apportait des poules, des oeufs, du lait en paiement de ses services.

- Alors, pourquoi etre parti ?

D'une part, parce qu'il etait difficile de prevoir l'avenir politique de la Tunisie. D'autre part, parce qu'il pensait que notre avenir n'etait plus en Tunisie. Il nous voyait grandir, il voulait que nous fassions des etudes, que nous reussissions au plan professionnel. Il pensait qu'a terme la communaute etait condamnee a partir de toute facon. Sur ce plan, il a eu une vue prophetique puisqu'il est parti parmi les premiers. Peut-etre voulait-il aussi se proteger de lui-meme, non physiquement, mais intellectuellement. Je crois que son amour pour la France a ete le plus grand.

- Alors meme que les juifs etaient en Tunisie depuis les legions romaines...

Oui, l'implantation juive y est tres ancienne.

- L'attitude de votre pere est assez minoritaire. Beaucoup de familles juives tunisiennes sont parties tres tard, en 1967-68, ou meme apres...

C'est vrai. Et quand je rencontre des gens originaires de Tunisie qui ont mon age, je me sens un peu dephase, dans la mesure ou j'ai quitte la Tunisie plus jeune qu'eux. C'est mon adolescence qui a determine le reste de ma vie - et je l'ai vecue en France, a Nice.
Je suis presque aussi nicois que tunisien.


A suivre...