- Et la priere proprement dite ?

Elle constituait un temps fort. Mon pere, je vous l'ai dit, lisait juste l'hebreu. Mais ce que j'ai toujours apprecie en lui, c'est qu'il aimait faire bien ce qu'il faisait. S'il recitait le Kiddouch du vendredi soir - la priere du debut du shabbat, qui etait notre seule
pratique -, il tenait a ce que tout le monde soit la. Apres, chancun pouvait vaquer a ses occupations. J'ai egalement de la synagogue un souvenir tres respectueux. Les moments ou nous nous y rendions etaient de grands et rares evenements.

- Votre pere avait-il la foi?

Meme s'il ne parlait pas de religion, D. comptait beaucoup pour lui. Quand il priait, meme cinq minutes dans la semaine, c'etait une vraie priere. Ce sens de l'engagement m'a beaucoup frappe. Indeniablement, il avait la foi.

- Et votre mere ?

Ma mere, elle, parlait beaucoup du judaisme. Quand il y avait des problemes, on allumait des veilleuses, conformement a la tradition. Elle etait d'un caractere tres affirme. C'etait, a la facon tunisienne, la "yiddishe mameh", mais sans le cote larmoyant. Elle etait plus simple et directe, d'une energie extraordinaire. Elle n'avait
pas fait d'etudes mais etait extremement structuree. C'etait une femme qui savait exactement ou elle allait, dotee d'une rare volonte.

D'elle, je garde deux images apparemment contradictoires. D'une part, celle d'une femme tres presente chez elle, qui savait rendre sa maison heureuse, et etait toujours extremement active. Elle avait la capacite de preparer un delicieux repas en cinq minutes, de tout faire tres rapidement. Elle aimait aussi beaucoup sortir. Elle avait enormement de relations et d'amis. Tres gaie, elle inspirait partout la joie. Elle faisait egalement preuve d'une grande tenacite, ne se decourageant jamais. Si elle echouait dans une entreprise, elle recommencait le lendemain.

A sa facon, elle nous a transmis sa philosophie de la vie : rien n'est grave, il ne faut pas se faire de souci, il existe toujours une solution. En un mot, elle savait faire ce qui manque a tant de nos contemporains : dedramatiser les evenements de la vie. Elle securisait sa famille.

- Elle ne travaillait pas?

Avant son mariage, elle etait professeur de gymnastique. A l'epoque, en Tunisie, c'etait tout a fait exceptionnel! Jeune, elle etait tres sportive et je garde l'image d'une femme d'un courage physique et moral tout a fait extraordinaire. Elle n'avait peur de rien, ni de personne. Ma mere tenait a nous communiquer toutes ces vertus, cette vitalite, cette spontaneite. En meme temps, elle veillait a ce qu'aucun de ses enfants ne sorte jamais sans etre coiffe, habille, bichonne.

- Il y a peu de rabbins dont la mere etait professeur de gymnastique. Est-ce que cela vous donne une plus grande facilite a comprendre vos ouailles ?

C'est indeniable. Je suis certains que dans mon inconscient, il y a une tres grande proximite pour tous les publics en raison de cet itineraire particulier. Je n'ai pas vecu dans un horizon ferme, et je ne renie pas ce parcours et ce bonheur - il y avait beaucoup de vertu dans cette education.

- Il n'y a donc de vertu que dans la religion ?

Evidemment non ! Nous recevions a la maison une education stricte. Et nous avons herite de nos parents des valeurs certaines : le respect d'autrui, de la parole donnee, la haine de la violence, le refus de toute medisance, de toute agression verbale...
Ma mere et mon pere etaient tres attaches aux grands principes laiques et religieux.

Pour moi, la decouverte de la guerre entre laicite et religion est une affaire recente. De mon enfance, j'ai appris que l'on pouvait parfaitement etre attache aux ideaux de la laicite republicaine et respirer, dans le meme temps, pleinement son judaisme.

- L'equilibre parfait ?

Je n'ai jamais entendu mon pere, par exemple, qui n'etait pas un homme religieux, critiquer quiconque, exploser contre quelqu'un, se facher, ou meme parler de ses
problemes devant nous. Proteger les enfants etait quelque chose de fondamental pour mes parents. C'est ce qui les a guides quand leur vie a ete bouleversee, au moment ou ils ont quitte la Tunisie. Mon pere n'avait pas de fortune et du jour au lendemain, il a decide de partir et de recommencer a zero. Pour ses enfants.

- Quand s'est-il decide ?

En Juillet 1958. Lorsque ma mere nous annonca que notre pere etait parti en France, nous pensions qu'il reviendrait. En fait, il avait trouve une situation dans une entreprise d'emballages plastiques a Nice et enjoignit ma mere de le rejoindre avec les enfants. Nous sommes partis en octobre 1958.


a suivre....