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LES NUAGES DE BEAU TEMPS |
C’était
un samedi...... Les
Allemands occupaient la Tunisie depuis le mois de novembre 1942. Les Italiens
avaient suivi. Sfax, le deuxième port de Tunisie se trouvait envahi par ces
hordes sorties du désert de Libye ou arrivées par mer de l’Italie voisine.
L’occupation, côté allemand, se mettait en place méthodiquement dans la
froide et redoutable détermination germanique. Les
Italiens, quant à eux, arrivés dans un pays où déjà beaucoup de leurs
compatriotes étaient installés de longue date, se mêlaient à la population
européenne ou juive avec l’aisance et l’affabilité des méditerranéens.
Leur langue ne nous était pas étrangère, leur style non plus. Parlant fort,
gesticulant pour mieux expliquer et convaincre, riant franchement, se prenant
rarement au sérieux, les Italiens n’effrayaient pas nos parents. Ils
faisaient la guerre sans haine, sans conviction, dans l’attente de rentrer au
plus vite chez eux et en bonne santé si possible. A
la suite de cette invasion, la gare et le port étaient devenus des lieux stratégiques
pour les troupes de l’Axe. Wagons et bateaux bourrés de matériel de guerre
et de soldats, munitions, citernes de carburant, le tout s’entassant sur les
quais du port ou dans les zones de dépôt de la gare dans l’attente d’une
affectation. Nous
habitions à la jonction du port et de la gare au coeur du périmètre tracé
par les stratèges alliés et que l’aviation britannique devait anéantir. Nous
allions l’apprendre à nos dépens. C’était
un samedi. Le
samedi pour nous était un jour exceptionnel ! En vérité il commençait le
vendredi après-midi lorsque ma Mère ayant terminé de cuisiner les repas du
Chabbat et après avoir vérifié que
la maison était dans un état impeccable appelait ses trois enfants les uns
derrière les autres pour leur donner le grand bain rituel de la fin de semaine. Nous
n’avions pas de salle de bains. Ce qui en faisait office c’était une pièce,
une salle d’eau avec un évier qui servait de lavabo. Deux grandes bassines étaient
accolées l’une à coté de l’autre. L’une pleine d’eau chaude,
l’autre vide. Tout nu nous nous installions à tour de rôle dans la bassine
vide et attendions craintivement le début des opérations. Craintivement
car ce bain là n’était pas une sinécure ! En effet, notre Mère, utilisant
en guise de gant de toilette une éponge en fibres de palme on ne peut plus
rugueuse, nous faisait arriver le sang à fleur de peau tellement elle nous
frottait fort et partout. Savonnés de pied en cape, les yeux hermétiquement
fermés pour empêcher la mousse de savon d’y pénétrer, nous attendions avec
impatience et délectation le rinçage à l’eau chaude. Il arrivait enfin
comme une récompense à cette terrible épreuve. Ma Mère, munie d’une
casserole en cuivre spécialement conçue à cet effet nous arrosait à grande
eau apaisant ainsi les douleurs de notre corps passagèrement meurtri. En prime
mes soeurs, gémissantes, avaient droit au redoutable peigne fin qui entraînait
impitoyablement sur son passage toute lente ou autres impuretés ayant échappé
au lavage intensif des cheveux. Nous
sortions de ce bain rouges comme des pivoines, complètement rompus mais nous
savions qu’un bien être allait rapidement nous gagner et remonter jusqu’aux
racines de nos cheveux. Dieu
que c’était bon…… Après ! Sur
nos lits, soigneusement préparés par Maman, les vêtements propres du Chabbat.
Mes soeurs s’habillaient seules, ma Mère y apportant la dernière touche. Moi
j’étais le petit, le garçon, celui qui perpétuerait le nom, j’avais donc
droit à des égards particuliers. On m’habillait, on me coiffait et je me
laissais faire, heureux d’être le Prince d’un instant. Et
puis c’était l’attente de notre Père qui, le vendredi, arrivait plus tôt
que d’habitude. Moi
je jouais à tout et à rien, mes soeurs faisaient leurs devoirs. La
maison commençait à s’illuminer pièce par pièce au fur et à mesure que le
soleil s’enfonçait dans l’horizon lointain. De la cuisine émanaient les
odeurs typiques du vendredi soir qui s’échappaient des casseroles posées sur
des fourneaux à charbon de bois et dont la braise entretenait la chaleur idéale
dans l’attente du festin. Odeur subtile des boulettes de viande où se
mariaient heureusement le piquant de la menthe, l’arrogance retenue de la
cannelle et l’ensemble mêlé d’oignons, d’ail et de persil finement hachés
vigoureusement malaxé à la viande, aux oeufs, au pain trempé et à tant
d’autres bonnes choses. Odeur du bouillon de viande et de légumes où régnaient
en maîtres la coriandre fraîche et, à moindre degré, le céleri. Odeur des
ragoûts d’accompagnement : ragoût d’épinard fortement « menthé »
dans lequel cuisaient du pied de boeuf et une saucisse faite maison, ragoût de
gombeaux, qui, lui aussi, ne manquait ni de piquant ni de saveur. Odeur citronnée
des petites salades de toutes sortes, carottes, navets, piments qui le moment
venu viendraient exciter l’appétit de nos palais gourmands. Dans
un moment toutes ces victuailles allaient remplir nos assiettes creuses préalablement
garnies de graines de semoule et nous nous délecterons. Mais
il fallait attendre, ce qui émoustillait plus encore notre gourmandise
grandissante. La
table était maintenant mise : Nappe superbe, vaisselle rutilante, couverts en
argent et, trônant au milieu de la table, le pain rituel fabriqué par Maman
recouvert d’une belle serviette blanche et la bouteille de vin qui serviraient
tout à l’heure pour la prière du vendredi soir. Le
Maître des lieux pouvait maintenant arriver et il le savait. Au
seuil de la porte de notre appartement nous entendions enfin le cliquetis
familier du trousseau de clefs de mon Père à la recherche de la bonne clef.
Incroyable trousseau d’une consistance peu commune. Clefs de la maison, du
bureau, de l’usine à huile le tout formant un formidable enchevêtrement de
ferraille de toutes tailles et de toutes formes. Je me précipitais alors vers
la porte d’entrée pour la lui ouvrir avant qu’il ne réussisse à le faire.
J’y arrivais à tous les coups et alors je découvrais mon Père, le trousseau
à la main, penaud d’avoir une fois de plus été pris de vitesse par son
petit garçon. Son éternel chapeau enfoncé sur la tête, les bras encombrés
de paquets complément indispensables au repas du vendredi soir - dattes
translucides et mielleuses, amandes, noisettes et noix, gâteaux secs aux
amandes, nougats de graines de sésame, fruits de saison - il n’était pas peu
fier de son chargement et cela se lisait dans ses yeux gris-bleus qui plissaient
de bonheur. Le
seuil franchi, la porte refermée, nous étions une fois de plus réunis pour un
nouveau Chabbat qui emplissait nos
cœurs d’un bien-être chaque semaine renouvelé. Nous ne savions pas encore
que ce bonheur là serait bientôt brisé par une guerre absurde et dévastatrice
et que mes parents ne se remettraient jamais vraiment de cette terrible épreuve.
Un ciel de guerre..... C’était
donc un samedi. Un
de ces beaux samedis d’un printemps précoce tels que nous les aimions :
Atmosphère claire et ouatée, ciel d’azur avec de ci de là un de ces petits
nuages blancs que j’affectionnais tant, odeurs enivrantes des plantes
multiples qui environnaient la maison et qui manifestaient à leur manière la
joie du renouveau. Il
était midi. Nous étions à table. Depuis
plusieurs jours nous entendions le ronronnement lointain des avions de
reconnaissance des troupes alliées. Nous nous étions habitués à ce bruit qui
aurait pu être inquiétant mais qui réjouissait nos parents car il présageait
l’arrivée prochaine de nos libérateurs : nous n’étions pas abandonnés ! Ce
samedi là le ronronnement s’était considérablement rapproché et avait pris
rapidement l’allure d’un effroyable vrombissement qui emplissait le ciel
tout entier. Laissant
nos assiettes, nous nous étions précipités sur le balcon pour voir et pour
comprendre. Le
ciel de Sfax avait perdu sa douce sérénité. C’était maintenant un ciel de
guerre. Une multitude d’avions alliés chargés de bombes vengeresses
survolaient le port et la gare et commençaient à larguer avec frénésie leur
redoutable chargement. Les explosions se rapprochaient au fur et à mesure que
les tirs se faisaient plus précis. Mon
père ordonnait brutalement le repli dans la pièce la plus éloignée de la rue
et il était temps. Les vitres de nos fenêtres éclataient sous la pression du
souffle des bombes qui maintenant tombaient de plus en plus près de la maison. A
la première accalmie la décision était prise d’aller s’abriter dans
l’entrée de l’immeuble où se trouvait déjà la plupart de nos voisins.
L’angoisse marquait maintenant tous les visages. Certaines voisines pleuraient
et hurlaient de peur à chaque nouvelle explosion. Dans cette ambiance de
terreur la panique m’avait pris et, en guise de protection, je m’étais réfugié
sous la jupe longue et ample d’une de nos voisines amies ce qui avait eu pour
effet de détendre un moment l’atmosphère. J’y étais resté jusqu'à la
fin du premier bombardement. Et
que faire maintenant ? C’était décidé, nous devions quitter la maison
pour nous éloigner du périmètre stratégique où anglais et américains
allaient poursuivre sans relâche leur œuvre destructrice afin de préparer le
terrain à une prochaine offensive terrestre. Il fallait aller à la campagne très
loin du port et de la gare. Entre
deux accalmies ma mère était remontée dans l’appartement pour regrouper
rapidement quelques affaires indispensables tandis que mon père, son feutre
enfoncé sur la tête, était parti en courant à travers les rues de la ville
pour aller récupérer à l’usine à huile la calèche familiale tirée par
notre bon vieux cheval que nous appelions Tarzan. Deux
heures après il était de retour exténué par la course à laquelle il s’était
astreint et nous attendait dans la rue, en bas de la maison. Ma mère avait tiré
précipitamment la porte de l’appartement. Une valise à la main, deux
couvertures sous le bras elle dévalait deux à deux les marches de l’escalier
ses trois enfants accrochés l’un à son bras, les deux autres
à sa jupe et elle nous installait sans mot dire dans la calèche pour
fuir cette zone devenue maintenant infernale. Tandis
que nous partions et que montaient derrière nous d’inquiétantes colonnes de
fumées noires, mon père - tout en fouettant nerveusement Tarzan – avait
murmuré sans conviction : « Nous allons passer la nuit à la villa de l’oncle Albert et
demain nous reviendrons chez nous. » Nous
autres, les petits, blottis contre notre mère, regardions disparaître dans le
lointain la maison où nous étions nés sans nous douter que plus jamais nous
ne reverrions ce gentil petit immeuble encore plein de nos cris d’enfants. A suivre
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