Le 1er décembre suisse ; la journée des dupes
Jean-Pierre Bensimon 29 Novembre 2003
La conférence de Genève va se tenir dans un grand fracas médiatique, ce lundi. Il s’agit de parapher un «accord de paix» pour le Proche Orient. Trois années de « travaux », un texte d’une cinquantaine de pages, le soutien actif de la Suisse. Seule ? Commanditée ? On ne sait pas. On sait uniquement qu’elle aurait payé les frais de «négociation» et les frais de diffusion du document, qu’elle paie aujourd’hui des billets d’avion à tout journaliste et à toute personnalité politique désireux de grossir la cohorte des témoins du grand événement.
L’ «accord de paix » présente une particularité : il est virtuel. C’est à dire qu’il ne peut produire aucun effet juridique, qu’il n’ouvre d’obligations pour personne. Pour la simple raison qu’il va être signé par des individus nullement autorisés à engager les parties qu’ils sont censés incarner. Yossi Beilin est un politicien israélien, ancien ministre, qui, passé du parti travailliste (gauche) au Meretz (extrême gauche) a perdu tout mandat. Les électeurs l’ont déchargé de son obligation de présence à la Knesset et rendu à la vie civile et à sa famille. Autrement dit, il a été congédié par le suffrage universel. De l’autre coté, Yasser Abed Rabbo. Un ancien ministre lui aussi, dont la carte de visite se résume à une fidélité indéfectible à Arafat, envers et contre tous.
Si l'accord de Genève n’est que virtuel, s’il n’a aucun effet concret sur le conflit qu’il est supposé résoudre, ce que tout le monde le sait, alors, pourquoi ce tintamarre, cette mise en scène solennelle et pourquoi tant de dépenses ?
Bernard Henri Levy a avancé récemment une réponse : «c’est une extraordinaire leçon donnée par les sociétés civiles aux politiques aveuglés». La société civile, ce sont Yossi Beilin et Abed Rabbo. Les politiques aveuglés, c’est imprécis, mais on peut supposer qu’Ariel Sharon et son gouvernement en font partie. Voila une surprenante leçon de démocratie politique. La vérité se situerait selon BHL, au point de rencontre d’un politicien écarté par ses électeurs et d’un intime d’Arafat, mais elle échapperait à un chef de gouvernement élu deux fois de suite à deux ans d’intervalle, avec des scores écrasants, et à ses équipes. Remercié l’électeur israélien, renvoyé à ses lignes de bus. On tremble devant les implications de la nouvelle théorie du philosophe. A Al Gore (congédié) de négocier avec Tarek Aziz le destin de l’Irak post Hussein. A Alain Carignon de traiter avec Talamoni de l’évacuation de la gendarmerie de Corse, à Charles Pasqua d’aménager avec le cardinal Etchegarray la constitution européenne.
La seconde explication, c’est que l’accord de Genève fait la preuve que les Israéliens et les Palestiniens peuvent se rencontrer et négocier, et que contrairement au discours de Sharon, il y a des partenaires palestiniens pour la paix. Qu’est-ce qu’un «partenaire pour la paix» ? Est-ce quelqu’un qui tient un discours en faveur de la paix ? Tout le monde est en paroles, favorable à la paix. Cheick Yassine, Rantissi, Arafat, Nusseibeh, Pérès, etc. peuvent servir à loisir de la paix, chacun dans son registre. Un partenaire, c'est autre chose. C’est un dirigeant, une équipe, capables de faire respecter dans ses rangs, les engagements toujours déchirants négociés avec l’autre partie. Ces leaders, ces équipes, sont extraordinairement peu nombreux. Le travailliste Ayalon, auteur d’un autre plan de paix peu médiatisé, déclarait il y a quelques jours que seul Sharon ou une autre émanation du Likoud aurait l’autorité pour imposer en Israël les obligations de la paix. Il va de soi que Beilin (congédié), n’a, en Israël, aucune autorité pour faire respecter quoi que ce soit. Et de l’autre coté ? Yasser Abed Rabbo, l’ombre d’Arafat. Rabbo est-il ce partenaire palestinien, condition sine qua non du réalisme de l’ «accord» ? De quel passé tient-il son autorité, où sont ses troupes, ses équipes, de quel parti est-il le chef, quel empire a-t-il sur les factions islamistes, sur le Tanzim, sur le Fatah, sur l’OLP ? On chercherait en vain. Rabbo est un second rôle, un exécutant sans influence personnelle. Il n'a pas la consistance d'un partenaire. Il n'y a toujours pas de partenaire de paix face à Israël. La négociation de Genève, c’est une ombre d’accord passé entre des ombres de « partenaires ».
Allons au fait. Dans l’opération de Genève, il y a autant d’acteurs que de projets antagonistes et la paix c’est comme Godot, qu’on attend, et qui ne viendra pas, en tout cas, pas par ce chemin-là.
Yossi Beilin d’abord. Perdant impénitent, son obsession est de revenir aux affaires. Il tente de lancer en Israël un parti social démocrate qui pourrait récupérer les suffrages éparpillés des travaillistes et du Méretz. Il faut qu’on parle de lui, qu’il puisse arguer d’une stature internationale. Peu importent les moyens, peu importent les conséquences de sa démarche pour son pays. En cela, il n’a rien compris. Ce n’est vraisemblablement pas avec l’argent de l’étranger et l’onction du Fatah qu’il retrouvera la confiance perdue. Négocier dans le dos des responsables élus du pays, avec des leaders non repentis de l’Intifada, cela ne va pas le rapprocher des Israéliens. Tout le monde a le souvenir en Israël de l’accord que le même Beilin passa en 1995 avec Abou Mazen, dans le dos (déjà) du gouvernement israélien de l’époque. Chacun sait que cet accord fut, pendant des années, une arme de propagande et une arme diplomatique de premier ordre pour Arafat. Que cette accord conduisit à Camp David II où les négociateurs palestiniens attendirent d'Israël, sans rien proposer, des renoncements supplémentaires, sur la base des concessions déjà octroyées sans mandat par Beilin.
Yasser Abed Rabbo ensuite. C’est le représentant du clan Arafat et son chargé de mission. La bonne question, c’est de se demander ce qu’attend Arafat des accords de Genève, puisqu’il a demandé à un proche de s'atteler à cette entreprise. D’autant qu’il y a quelques semaines, le 29 septembre, il prononçait, en Arabe, des paroles de guerre dans son discours pour le 33ème anniversaire de la mort de Nasser, et qu’il multiplie tous les matins ses hymnes aux « martyrs » (entendons les poseurs de bombes).
Arafat mène depuis une trentaine d’année une guerre asymétrique contre Israël, fondée sur les techniques des guerres d’Algérie et du Viet Nam, où le «faible» compense son infériorité opérationnelle par une activité extrêmement intense de division de l’adversaire, de délégitimation médiatique et de diplomatie internationale. Sur chacun de ces chapitres, Arafat est un véritable maître, qui supporte la comparaison avec des personnages comme Ben Bella ou Ho Chi Minh, très supérieur à Nasser ou à Kadhafi.
Ce qu’Arafat attend des accords de Genève, c’est d’abord d’isoler au plan international Ariel Sharon, son ennemi principal, et de l'opposer aux Etats-Unis. Sharon est accusé désormais de refuser la négociation et la paix. Arafat attend ensuite de diviser profondément Israël, de ressusciter le temps béni pour lui où les Israéliens de « gauche » et de « droite » s’affrontaient durement, où le parti palestinien jouissait en Israël d’une audience injustifiée, comme la suite l’a démontré. Il espère enfin de ces accords, dans l’hypothèse d’une ouverture de négociations, l'avantage d’une base de concessions israéliennes extrêmement haute : il exigera de partir des concessions de Beilin et demandera plus. Jacques Chirac a convenu de ce penchant d’Arafat à demander toujours plus, lors de sa visite aux représentants des Juifs américains. Il va pouvoir s’en donner à cœur joie, Arafat, aux dépens d’Israël.
Et la Suisse ? Que fait-elle dans cette galère ? A l’évidence, sa démarche n’est pas sans rapport avec les volontés de ses voisins de l’Union Européenne. Ces derniers sont eux-mêmes trop compromis par leur soutien à l’Intifada et leur complaisance à l’endroit du Hamas. Si ils se mettaient en avant, ils déconsidéreraient l’opération d'emblée. La France a quand même voulu rendre un service de plus à Arafat. Comme le succès de l’opération (dont les buts sont, rappelons-le, l’isolement de Sharon, la reconstitution d’un affrontement gauche-droite en Israël, l’affaiblissement du soutien américain) dépend de ses appuis dans la gauche israélienne, Jacques Chirac a reçu Shimon Pérès à Paris. Il lui a demandé de se rallier à l’initiative de Genève. Pérès a refusé. Lucidité tardive du vieux leader, refus de «suicider» le parti travailliste qu’il dirige ? On ne sait pas, mais il a refusé, et c’est une décision conforme aux intérêts de son pays.
Lourde responsabilité que celle de Beilin et de la poignée d’anciens dirigeants et d’anciens militaires qui l’entourent. Il tente un retour en offrant un boulevard aux ennemis les plus obstinés et les plus cruels que le sionisme a rencontrés sur son chemin depuis plus de cent ans. Avant même la signature officielle et son grand spectacle, la mécanique de Genève est enclenchée. Des voix notables dans la diaspora ont pris leur distance avec l’actuel leadership israélien . Les anciens de l’armée et des services secrets étalent bruyamment leurs convictions. Les États-unis, du moins le chef de la diplomatie, Colin Powell, exercent une pression accrue et vive sur Israël en invitant Beilin et Rabbo à Washington.
Lundi soir la journée des dupes sera achevée. Ce qui va faire la différence avec la décennie d’Oslo, c’est que trois ans d’Intifada ont davantage éclairé les forces vives d’Israël sur la nature des dirigeants palestiniens et leurs objectifs que tous les traités de stratégie et de géopolitique. Ils savent qu’ils sont affrontés à une guerre menée avec des moyens non conventionnels, où duper l’opinion, manœuvrer entre terrorisme et négociation, jouer à fond la carte de la propagande, sont les armes principales. Gageons qu’ils sauront « lire » l’opération de Genève et rester unis. Marx disait que l’histoire se répète, la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Après la tragédie d’Oslo, la farce de Genève.
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