Claude Berri, homme-clé du cinéma français
LE MONDE
Une double image perdurera. Celle d'un homme pressé qui affirmait s'être amusé toute sa vie plutôt qu'avoir travaillé. Et celle d'un homme irrémédiablement sinistre, comme hanté par des tourments secrets. Le second masque de Claude Berri a pris le dessus, ces dernières années, lorsqu'il a été fracassé, miné par une dépression chronique. Au suicide de sa femme, Anne-Marie Rassam, en 1995, s'était ajouté l'accident de son fils Julien Rassam, qui est mort en 2002 après s'être retrouvé tétraplégique. Il avait 74 ans, dont quarante-cinq de carrière : avec un mélange de crainte, d'admiration et d'affection, on l'avait surnommé "le parrain", "l'empereur", "le pilier", "le chef de famille" du cinéma français. Claude Berri était aussi un grand collectionneur d'art. Il est mort le 12 janvier à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, des suites d'un accident vasculaire cérébral.
1er juillet 1934
Naissance à Paris.
1967
Fonde Renn Productions.
"Le Vieil Homme et l'Enfant".
1954
Début de sa passion pour l'art.
12 janvier 2009
Mort à Paris.
Ses principaux filmsComme réalisateur :
1963 : "Le Poulet", court métrage, Oscar à Hollywood
1967 : "Le Vieil Homme et l'Enfant"
1983 : "Tchao Pantin"
1986 : "Jean de Florette" et "Manon des sources", d'après Marcel Pagnol
1990 : "Uranus", d'après Marcel Aymé
1993 : "Germinal", d'après Emile Zola
1996 : "Lucie Aubrac"
2005 : "L'un reste, l'autre part"
2007 : "Ensemble, c'est tout", d'après Anna Gavalda.
Comme producteur :
1968 : "L'Enfance nue", de Maurice Pialat
1971 : "Taking off", de Milos Forman
1979 : "Tess", de Roman Polanski
1983 : "L'Homme blessé", de Patrice Chéreau
1992 : "L'Amant", de Jean-Jacques Annaud
1994 : "La Reine Margot", de Patrice Chéreau
1995 : "Gazon maudit", de Josiane Balasko
1999 : "Astérix et Obélix contre César", de Claude Zidi
1999 : "Tout sur ma mère", de Pedro Almodovar
2007 : "La Graine et le mulet", d'Abdellatif Kechiche
2008 : "Bienvenue chez les Ch'tis", de Dany Boon.
Filmographie Vidéo : Claude Berri, quarante ans de cinéma
Né le 1er juillet 1934 à Paris, il avait pris le nom de sa mère comme nom de scène, en y ajoutant un "r", pensant que Berri était plus facile à retenir que Langmann. Il le regrettait. Claude Berri disait être resté fils toute sa vie. Fils d'un fourreur juif du Faubourg Poissonnière, il était un acteur-né, qui faisait rire tout le quartier. Il disait qu'il allait "mettre De Funès au chômage" ; il lui rendra hommage dans le film Le Cinéma de papa (1970). Il voulut faire du théâtre. En dépit d'un concours gagné, de débuts prometteurs, son profil peine à s'imposer. "Petits rôles, petits rôles. Comme disait mon père : il vaut mieux être balayeur dans les rues que comédien au chômage." Son père ajoutait : "Il faut que tu donnes les cartes !" Le fils a obéi, il est devenu un "patron" : auteur, réalisateur, producteur, distributeur. Brasseur de millions.
Son ascension commence en 1963. Son court métrage Le Poulet décroche un Oscar. Personne n'avait voulu le produire. Il n'agira pas ainsi. Lorsqu'il gagne de l'argent, il réinvestit ses profits dans les films des autres : Chéreau, Annaud, Balasko, Zidi, Almodovar, Kechiche... "Produire est un moyen d'éviter de penser à soi-même. A un moment, j'en ai eu assez de me regarder le nombril. Je n'ai jamais voulu faire des affaires. J'ai partagé le magot." En y laissant des plumes : l'échec public de Tess, de Roman Polanski, l'endetta jusqu'au cou.
La passion avec laquelle il s'acharne à aider Milos Forman est un bel exemple de sa ténacité. En 1967, il n'a pas un centime. Sûr du talent du jeune cinéaste tchèque, il achète Au feu les pompiers et négocie sa sortie. Accompagnant Forman à Prague, Berri se dit : "Son prochain producteur ne sera pas Lelouch (comme c'était prévu) mais moi." Fondée en 1967, afin de produire Le Vieil Homme et l'Enfant, sa société Renn Productions devient un acteur majeur du cinéma français, associé aux distributeurs AMLF puis Pathé. Produisant aussi bien Jacques Rivette (Hurlevent) que Claude Zidi (Astérix).
En 2005, Claude Berri laisse la destinée de Renn à Pathé, juste après avoir lancé deux projets de films qui ont marqué ces deux dernières années : Bienvenue chez les Ch'tis, de Dany Boon, qui a battu le record de fréquentation en France, et La Graine et le Mulet, sacré aux Césars en 2008. Entre-temps, son fils Thomas Langmann a fondé sa propre société, baptisée La Petite Reine, qui produit Astérix aux Jeux olympiques et Mesrine.
Claude Berri ne dédaignait pas faire l'acteur. Dans Stan the flasher de Serge Gainsbourg, il se montre peu soucieux de son image, jusqu'à la provocation.
En 1988, pour défendre les droits de ses camarades lors des négociations du GATT (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), et sur la télévision à péage, il fonde l'Association des auteurs, réalisateurs, producteurs (ARP). Elu président de la Cinémathèque française en 2003, il devient celui qui peut obtenir des subsides du pouvoir, il pousse à la modernisation de l'institution, ouvre des expositions dans ce lieu.
Grand collectionneur de peintures et de photographies, il datait la naissance de sa passion de 1954, lors d'une visite à l'exposition que consacrait le Musée de l'Orangerie à Van Gogh. Au début des années 1970, il acquiert sa première oeuvre, une gouache de Magritte. Il s'intéresse ensuite à l'Art déco, puis, confiait-il, il a "une sorte d'hallucination" : "J'ai entendu des voix me dire qu'il fallait que je vende ma société de production pour acheter de la peinture..." Jean Dubuffet, d'abord, puis l'Américain Robert Ryman, dont il possédait la plus importante collection au monde. Il disait collectionner "pour apprendre" et ajoutait : "La connaissance passe par la possession." En 1990 puis en 2008, il avait ouvert, d'abord rue de Lille et ensuite dans le Marais, à Paris, des espaces où il organisait des expositions d'art contemporain.
C'est comme cinéaste qu'il s'exprimait le plus ouvertement. "Je n'aime pas le cinéma confidentiel", écrivait-il dans ses Mémoires. Il n'était pas hostile, en revanche, au cinéma de confidences. Il a puisé dans sa propre vie la matière d'une grande partie de ses films. "On m'en a fait le reproche, insinuant que je n'avais pas d'autre source d'inspiration." François Truffaut l'en félicitait : "Berri n'est pas un metteur en scène cinéphile, il ne se réfère pas aux films existants mais à la vie elle-même. Il puise à la source, il a d'abord des histoires à raconter."
Ainsi Le Vieil homme et l'Enfant (1967), un sujet qu'il raconte à Godard "avec l'espoir de l'intéresser" : "Il m'a conseillé de l'écrire moi-même", racontait-il. Un gamin juif sous l'Occupation. Une évocation de son enfance, à la fin de la guerre, "où j'étais caché sous un faux nom chez de braves vieux, admirateurs du maréchal Pétain. Pour moi, ce n'était pas seulement un film sur l'antisémitisme, mais sur les préjugés, la bêtise."
Berri et le mariage : en 1969, avec Mazel Tov ou le mariage, il commence une série où il joue lui-même le personnage principal. "Quand j'ai écrit cette histoire de mariage, je n'étais pas encore marié. Ce n'était pas mon expérience que je racontais, mais plutôt mon appréhension d'être marié." Berri au service militaire : Le Pistonné (1970). Berri fasciné par la libération sexuelle des années 1970 : les clubs échangistes dans Sex shop (1971), jalousie et crise conjugale dans Le Mâle du siècle (1974), l'adolescent qu'il fut en victime de la misère sexuelle dans les années 1950 avec La Première Fois (1976).
Claude Berri transforme Coluche en prof soixante-huitard qui laisse le bazar s'installer dans sa classe (Le Maître d'école, 1981), puis en flic à rouflaquettes reconverti en pompiste alcoolique (Tchao Pantin, 1983). Il rend hommage à Marcel Pagnol avec Jean de Florette et Manon des sources (1986), et signe sa trilogie filmée historico-littéraire française : Uranus d'après Marcel Aymé (1990), Germinal d'après Emile Zola (1993), Lucie Aubrac (1997).
Mais il n'a pas totalement refoulé ses souvenirs : dans Je vous aime (1980), il fait revivre à Catherine Deneuve l'émoi de ses propres amours, la souffrance de ses ruptures. "A travers son personnage, je cherchais à comprendre comment on peut faire sa vie en plusieurs fois, moi qui avais toujours cru que je la ferais en une." Plus qu'une comédie sur le Viagra, La Débandade (1999) est une autodérision sur la perte du désir. Adapté de Christian Oster, Une femme de ménage (2002) porte les traces de sa dépression. C'est à ce moment-là que Claude Berri rencontre l'écrivain Nathalie Rheims, qui devient sa compagne. L'Un reste, l'autre part (2005) évoque cette période. Comment refaire sa vie. La culpabilité.
Il faut citer A nos amours, de Maurice Pialat, qui vécut un temps avec Arlette Langmann, la soeur de Claude. Pialat y incarne le père Langmann, Arlette est jouée par Sandrine Bonnaire, et Claude Berri par Dominique Besnehard.
Ayant pignon sur rue près des Champs-Elysées, Berri avait un fantasme : écrire, devenir "le Paul Léautaud de la rue Lincoln". Il raconte sa vie dans Autoportrait, dont est extraite la majeure partie des propos ici reproduits. Il est mort en plein tournage de Trésor, un film avec Alain Chabat et Mathilde Seigner évocateur du couple qu'il formait avec Nathalie Rheims, que celle-ci compte mener à bien.
Jean-Luc Douin