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Les Tunes et l'ecologie

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Les Tunes et l'ecologie
17 octobre 2007, 08:42
Une nouvelle ère humaine commence !
Entretien avec Alain Mamou Mani


Ex-petit pied noir tunisien, ex-prof de math enthousiaste, mais qui s’ennuyait trop en banlieue parisienne, ex-syndicaliste gauchiste des employés de banque, ami de l’Alliance Marxiste Révolutionnaire (l’organisation « mao trotskyste » de Maurice Najman), devenu écologiste aux côtés de Brice Lalonde - dont l’assistante n°1 n’était autre que sa propre épouse Chantal -, Alain Mamou-Mani est un homme au destin flamboyant. À peine avait-il été licencié de la grosse banque nationalisée qui l’employait, qu’il trouvait les moyens d’informatiser toute une partie du quartier du Sentier (le sanctuaire du prêt-à-porter parisien) et de devenir riche à souhait. Il utilisa sa fortune de diverses manières, généralement visionnaires, notamment en créant un journal d’avant-garde...

Propos recueillis par Patrice van Erseel



Nouvelles Clés : Il y a dix-sept ans, en 1990, vous lanciez le premier magazine français de « business vert », Décision Environnement - tout en écrivant avec votre épouse Chantal La vie en vert (éd. Payot), le premier d’une série de trois livres sur la nécessaire transformation écologique de l’économie mondiale... Cela venait trop tôt. C’est injuste, mais c’est ainsi : les pionniers visionnaires se plantent souvent. Votre journal a dû s’arrêter et vous êtes passé à autre chose (aux bio-technologies, à la production cinématographique...). Mais voilà que le « capitalisme écologique » se retrouve soudain propulsé sur le devant de la scène, et pas qu’en Californie ! La partie la plus éclairée du monde des affaires ne jure plus que par les économies d’énergie et le développement durable. Comment regardez-vous ça ?

Alain Mamou-Mani : Avec beaucoup d’amusement. Ce que nous annoncions, en 1992, au sommet de la planète de Rio, l’arrivée du développement soutenable, ce qui est durable, supportable, agréable (il y a vingt cinq adjectifs pour traduire ça), est devenu une réalité. À l’époque où nous étions des pionniers, on nous qualifiait d’utopistes, on nous traitait de tous les noms. Aujourd’hui, c’est plutôt politiquement correct de devenir partisan du développement soutenable. Donc, nous prenons ça d’abord avec beaucoup de plaisir et un grand sourire : Welcome à tous les candidats et nouveaux adeptes du développement soutenable !

N.C. : Quelle était votre vision, à l’époque ?

A.M.M. : Dans La vie en vert, puis dans Au-delà du profit (éd. Albin Michel), nous avions analysé l’écologie, ma femme et moi, comme traversant trois âges. Le premier âge, qui remontait à Victor Hugo, en Europe, correspondait aux premières manifestations pour la défense de la forêt de Fontainebleau. Et de l’autre côté de l’Atlantique, au « mouvement transcendentaliste » de Ralf Wald Emerson et David Thoreau, qui s’était installé en ermite, pour défendre la forêt de Concord, puisque, plus l’industrie avançait, plus l’orée du bois reculait. Thoreau a écrit Walden ou la vie dans les bois, et j’ai justement créé l’association « Orée », en 1992, en hommage à Thoreau. Plus l’industrie avançait, plus l’orée du bois reculait, donc il fallait que cette frontière résiste et que personne ne recule. Il fallait trouver une alliance entre la biosphère et la technosphère, c’est à dire essentiellement entre la nature sauvage et l’industrie. C’était ça, notre projet...

C’est une longue histoire. À la fin du XIX° siècle, le biologiste allemand Haeckel crée le mot écologie. C’est « oycos + logos », c’est-à-dire la « loi de la maison ». Alors que « oycos + nomos » (économie) désigne la « marche de la maison ». C’est l’époque de Victor Hugo, des nouveaux romantiques, de ce grand mouvement de poètes, particulièrement puissant en Allemagne, mais aussi aux Etats-Unis, où l’on prône l’alliance entre l’homme et la nature. Ils sont nombreux à sentir, déjà à l’époque, ce qui va se passer. Pensez à George Sand et à son « musée de la vie romantique ». La poussée en direction de la nature trouve alors ses premiers défenseurs chez les poètes et les littéraires.

Les pionniers du XX° siècle seront des scientifiques, tels les frères Odum, passionnés par la systémique et la cybernétique, qui vont comprendre en profondeur ce que c’est qu’une écosphère, qu’une biosphère, qu’un écosystème, etc. Vous savez, les feedbacks de la cybernétique, ça a l’air très artificiel, mais c’est issue de l’écologie ! Dans les années 1940, se met véritablement en place une science de l’écologie, une cybernétique du vivant. On commence à comprendre qu’on ne peut plus se satisfaire d’une science en petits morceaux, qu’on ne peut pas faire de la biologie à côté de la botanique, ni comprendre la vie en découpant au scalpel des animaux morts et des plantes mortes. Qu’il faut étudier le vivant dans son contexte, c’est-à-dire dans son écosystème. Et là, cette nouvelle science transversale qui s’appelle l’écologie tombe à pic. La première chaire d’écologie aux Etats-Unis date de 1912 ou 1913... Elle aura beaucoup de mal à débarquer en France où règne un esprit cartésien mécaniste, où chacun défend son pré carré, et donc où tout projet de science transversale a du mal à percer. Finalement, après les poètes verts, les littéraires verts et les scientifiques verts, sont arrivés les militants verts. J’appartiens à cette génération, qui a commencé par se battre contre la consommation, contre la gabegie, contre le profit inique, etc. Et contre la pollution, un mot qui commence à naître vers 1970-71. Mais avant cela, il faut bien prendre conscience qu’il y a eu un très grand évènement, en 1969. ..

On est un an après le mouvement mondial de 68, un mouvement porté par la révolte des gens les plus riches, dans les pays les plus riches, les familles les plus riches, les enfants les plus riches de San Francisco, qui disent non au système et se retirent dans la marginalité. Il faut bien comprendre que 1968 et tout le mouvement de la contre-culture correspondent à une révolte écologique profonde : c’est « non à l’économique », « non au système que vous nous proposez ». Et ils partent sur la route, vont prier et faire l’amour à Ibiza, à Goa, ou simplement à la campagne, où ils rêvent de retrouver le communisme primitif des chasseurs-cueilleurs.

N.C. : Et que se passe-t-il donc en 1969 ?

A.M.M. : Le 21 Juillet 69, un humain marche pour la première fois sur la lune et voit la planète Terre du dehors, de loin, comme une fantastique et unique « boule bleue ». Cela marque un tournant décisif pour l’humanité entière et à jamais. Si c’est la fin de l’époque militante, c’est, selon moi, parce que ça correspond au stade du miroir pour l’humanité. Vous savez que quand l’enfant atteint le stade du miroir, il a la maîtrise de ses sphincters - alors, il n’y a plus besoin de « militer » pour qu’il se tienne propre. Le moment où votre fils ou votre fille a vraiment « vu », pour la première fois, son image dans la glace, et qu’il ou elle a pris conscience du fait que c’était bien « elle », ou « lui », ce moment a correspondu au passage de la maîtrise de ses sphincters. Les animaux ne franchissent jamais cette étape. D’une certaine façon, en 1969, voyant la Terre du dehors, l’humanité a pris conscience qu’elle vivait sur un tout petit bout de planète, à l’intérieur d’un univers énorme et inhabité, par un effet miroir. Et cela a fait passer cette humanité à un stade où elle commence à maîtriser ses « sphincters collectifs », en prenant conscience de ses pollutions et en les contrôlant. En fait, quand Amstrong a admiré « le clair de terre » depuis la lune et qu’il a dit : « Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité », c’est ce qu’il a voulu dire : « Regardez, la terre est notre maison. Et nous sommes en train de faire n’importe quoi à l’intérieur ! » Je pense que ce fut la traversée du stade du miroir pour l’humanité. Le mot « pollution écologique » entre dans le langage courant un an après. Un effet « choc ». Le politique commence alors à prendre le relais des poètes, des scientifiques et des agitateurs militants. La plupart des gouvernements créent des ministres de l’environnement entre 1971 et 1973. Et l’ONU organise la conférence de Stockholm...

Dans les années 70-80, comme un message d’avertissement, vont débouler les premières grandes pollutions catastrophiques : les grandes marées noires, Three-Miles-Island, Seveso, Bhopal, Tchernobyl... Les questions terribles. Quoi faire de nos déchets, chimiques, ménagers, nucléaires. Aujourd’hui, en France, chacun de nous produit près de 400 kg de déchets par an... Qu’en faire ? On ne va pas continuer de les envoyer en permanence en Afrique, ou de les traiter dans des incinérateurs qui nous les renvoient sur la figure sous forme de pollution ! Donc, il faut traiter et retraiter, et pour cela, il faut muter. Mais l’homme ne bouge pas assez vite, et paf ! les grandes pollutions, les grands accidents, des grands sinistres se multiplient.

J’appelle ça l’apprentissage par l’humanité de la maîtrise de ses sphincters collectifs. J’y crois. Ça va marcher. Cette période-là se termine paradoxalement par le Sommet de la Planète, la grande conférence des États et des ONG à Rio, en 1992. C’est le moment où Bro Harlem Brundtland, femme remarquable Premier ministre de Norvège, publie Our commun future, où elle définit ce que devrait être une politique planétaire biophile.

À partir de là, je dirais que le problème écologique devient clairement celui de chacun de nous. Ça devient un problème de société civile... et une question économique.

N.C. : En 92, il y a un « festival off », à Rio : la conférence menée parallèlement à Rio par quelques très gros chefs d’entreprise du monde entier, mené par le Suisse Schmidtheiny, dont la devise est : « Gérer nos entreprises pour la génération suivante », c’est-à-dire faire du business avec un horizon de vingt ans. C’est formidable, mais quasiment impossible, non, à une époque où des milliards de dollars s’échangent toutes les secondes ?!

A.M.M. : Je m’étais moi-même rendu à Rio avec cinquante chefs d’entreprise. C’est là que nous avons créé l’association Orée, aujourd’hui membre d’un réseau de management présent dans trente deux pays, partout où des chefs d’entreprise prennent conscience de la gravité des enjeux. C’est essentiel. Les politiques ont été les premiers à se réveiller. On a vu des ministres de l’environnement, des directeurs de l’environnement, des responsables environnement, dans tous les organismes de niveau local ou régional. Mais rien ne peut se passer de concret tant qu’on ne descend pas au niveau des acteurs économiques. Aujourd’hui, il n’y a plus une seule entreprise responsable qui n’a pas son « agenda 21 » et ne s’interroge pas sur le développement soutenable. Les grosses boites ont désormais cinq, six, dix membres de leurs états-major, qui sont des responsables environnement, font des rapports environnement annuels dans le bilan de l’entreprise, etc

N.C. : Mais la logique à court terme des affaires continue d’exercer une pression énorme. Seul la puissance publique, donc politique, peut vraiment influer sur le cours des choses, non ?

A.M.M. : En créant Orée, nous avions conçu un partenariat entre les entreprises et les collectivités. Quinze ans après, nous commençons à récolter les résultats de ce que nous avions semé. Toutes ces jeunes pousses, ces cadres, ces volontaires pour développer l’environnement dans l’entreprise, longtemps moqués, et même vilipendés, considérés comme des « alibis verts », eh bien, aujourd’hui, ils se mettent à fleurir. Pourquoi ? Quand on dit : « Le marketing, c’est du marketing et ça ne changera jamais », on se trompe. Vous savez très bien que sur une série de points cruciaux de la vie quotidienne, il est possible (et vital) de changer la donne, que ce soit avec les lessives sans phosphates, l’essence sans plomb, les pots catalytiques des voitures, etc. D’autre part, quand vous achetez un ordinateur ou un réfrigérateur, désormais vous payez une taxe verte. Il n’y a donc plus un moment de notre vie quotidienne qui ne soit marqué par une conscience écologique grandissante. Or, la plupart de ces nouveaux outils, de ces nouvelles cultures de consommation, sont nées de bataille sur le marketing vert. Et ce n’est pas fini, on va continuer : sur le plan carbone, sur l’effet de serre, sur l’autonomisation énergétique, sur la nourriture bio. Ce sont désormais des batailles entre multinationales, qui ont compris l’intérêt de se servir de la logique verte pour donner un formidable coup d’accélérateur à leurs activités. Par exemple, on sait très bien que les substituts au CFC sont nés quand Dupont de Nemours avait vu ses brevets tomber dans le public et a décidé d’une nouvelle stratégie. À l’époque, je dois dire que les Français (Elf notamment) se sont bien fait avoir, en prenant trois ans ou quatre ans de retard dans la production de CFC, incapables de dépasser leur conservatisme. Les Français réfléchissent toujours en termes de « ligne Maginot ». Ils se sont accrochés aux CFC, alors que les avant-gardes savaient très bien que ces gaz hyper polluants et destructeurs de la couche d’ozone allaient être interdits. Si bien qu’à un moment donné leur allié principal, Dupont de Nemours, a basculé dans le camp des écolos anti-CFC et les industriels français se sont retrouvés très très couillons. Pareil pour les pots catalytiques. « Le pot catalytique ne sert à rien, disaient les patrons français de l’automobile, c’est une prothèse rectale ! » Et paf ! les Allemands, qui ont fait le calcul, démontrent que le coût d’un pot catalytique n’est que d’un pour cent d’une voiture allemande, contre six pour cent d’une voiture française ! Du coup, ils ont rafflé le marché mondial, alors que leurs pots ne fonctionnent en réalité que quand la voiture est très chaude, donc quand elle a beaucoup roulé - si bien que c’est très valable à Los Angeles... ou en Allemagne, où les vitesses ne sont pas limitées. Les Allemands continuent de produire de grosses voitures polluantes et ont réussi à imposer leurs pots catalytiques à nos petites voitures propres. J’avais donc suggéré au gouvernement français l’époque de négocier : « On prend vos pots catalytiques, mais en échange, vous bloquez vos vitesses à 130km/h, une mesure qui sera très protecteur de la planète. » Mais on n’a rien fait et les Allemands continuent à foncer avec leurs belles voitures. »

Bref, désormais, l’écologie est au centre de vraies batailles économiques, c’est devenu central. Il faut sauver la planète. Et globalement, les premiers qui en prennent conscience et se battent pour ça, raflent la mise au niveau industriel. Ce qui est enfin moral.

N.C. : Depuis un an ou deux, il est vrai que ça se voit. Plus un seul journal économique qui ne mette l’environnement à la une. Avec des stars inattendues, comme Arnold Schwarzenegger, devenu gouverneur très écolo de la Californie !

A.M.M. : Le vrai personnage intéressant, c’est Nicolas Hulot !

N.C. : En France peut-être, mais apparemment, c’est aux Etats-Unis que le business vert explose.

A.M.M. : Hulot, Schwarzenneger, Al Gore, tous ces personnages constituent une nouvelle génération, très médiatique, qui fait « percoler » le système : d’un seul coup, ça cristallise. Nous sommes en pleine percolation. Et je pense que ça va monter jusque 2012, où aura lieu une prise de conscience généralisée...

N.C. : Certains grands visionnaires écologistes, comme Pierre Rabhi, estiment cependant que l’on continue à faire fausse route, parce que l’on parle toujours de croissance. Une croissance verte, peut-être, mais qui continue, par sa logique même de développement, à détruire l’humus et la biodiversité, à réchauffer la biosphère, à modifier le climat, etc.

A.M.M. : J’ai toujours été contre l’idée de décroissance. J’ai toujours été pour le développement d’un capitalisme vert. Et contrairement à tous mes amis, qui considéraient que le capitalisme était chargé de tous les maux, j’ai toujours pensé qu’au contraire, il était possible d’inventer un capitalisme plus proche de la nature, autorégulé, en homéostasie. Rappelez-vous ce livre formidable, Le Tao de Wall Street, qui disait que le capitalisme, c’était la continuation de l’homéostasie naturelle dans la société post-moderne. J’ai moi-même exposé ces idées dans Au-delà du profit et dans les Dix commandements, où j’explique que c’est parce qu’il y a des régulateurs très fins dans le capitalisme, qu’il a de l’avenir. On va prendre les « petites moustaches » du système et on va le faire aller dans la bonne direction. Et c’est ce qui commencer à se passer ! Si les consommateurs changent de consommation, si les actionnaires changent de logique, si les investisseurs et les fonds de pension commencent à exiger de la responsabilité sociale, civique et citoyenne, le capitalisme sera obligé de changer son cours (j’ai publié un « Guide vert des actionnaires »). Bien sûr, il y aura des bagarres dans les assemblées générales, etc. Je pense qu’en 2012, il y aura l’équivalent de 1789. En 1789, le pouvoir était aux mains du roi et des nobles. Et on a imposé en France que le tiers-état et les bourgeois aient leur mot à dire. On peut prédire qu’en 2012, les share-holders verts et les autres partenaires conscients des entreprises imposeront leurs voix aux simples actionnaires financiers.

N.C. : Quels « partenaires conscients » ?

A.M.M. : Les salariés, les fournisseurs, les sous-traitants, les partenaires du Sud, tout le monde aura son mot à dire. Et ce ne sera plus simplement l’assemblée générale des actionnaires de l’entreprise qui élira le président. L’assemblée générale des partenaires de l’entreprise aura son mot à dire. Comme un Sénat et un Parlement, il y aura un conseil de surveillance de l’entreprise, constitué des acteurs liés à l’entreprise parce que ce sont des partenaires sociaux, culturels, municipaux d’implantation - et des agents Nord-Sud s’il y a des filiales à l’étranger. Nous allons assister à une révolution à l’intérieur du système capitaliste, pour intégrer la terre, la biosphère. Pour intégrer les partenaires de l’entreprise. Nous n’en sommes qu’au tout début. À l’Association pour l’éthique des affaires, je n’ai pas hésité à avertir qu’il fallait commencer à militer pour un changement révolutionnaire de structures des entreprises ! Comme en 1789 !

Et quand il y a une proposition stratégique à retombée écologique qui est faite dans une entreprise, il faut qu’elle soit validée par tous les partenaires de cette entreprise. Que ce ne soit pas simplement les financiers uniquement désireux augmenter la rentabilité à court terme. Que l’on tienne compte des impératifs à long terme, qui seront représentés par ce sénat de l’entreprise.

N.C. : Vous pensez que cela induirait une sorte de cercle vertueux, obligeant les intérêts particuliers à tenir compte des intérêts généraux, parce que l’écologie est forcément dans l’interdépendance. Cela pourrait induire, presque de manière automatique, un codéveloppement avec le Sud

A.M.M. : J’allais dire de manière autom’...éthique ! parce que l’éthique, c’est l’arbitrage entre le long terme et le court terme. Or, le chef d’entreprise qui veut être éthique, doit obligatoirement arbitrer en permanence entre le court terme et le long terme. S’il sacrifie tout le temps au court terme, il va peut-être faire des résultats, mais il va aussi faire perdre, même aux actionnaires, le bénéfice d’une société solide. Pourquoi les sociétés familiales tiennent mieux que les sociétés par action, classiques ? Parce que la famille réfléchit sur cinquante ans, pour transmettre aux générations futures. Donc, elles sont écologiquement plus performantes que les sociétés anonymes, qui fonctionnent dans le très court terme. Vous traitez mal vos employés, vous allez faire des bénéfices, parce qu’effectivement allez notamment moins les payer. Mais bientôt, vous aurez des grèves, les gens vont partir, vous aurez un gros turn-over et vous allez vous fragiliser. Donc ce que vous avez gagné tout de suite, vous allez le perdre dans cinq ans, dix ans. Et c’est pareil pour l’environnement. Vous n’allez pas vous occuper de la pollution, donc vous allez gagner pour un temps une économie sur l’investissement nécessaire pour dépolluer, mais dans cinq ou dix ans, un accident va vous tomber sur la tête, une pollution qui va vous coûter les yeux de la tête et vous serez dépassé, coulé.

N.C. : Le capitalisme actuel joue souvent sur du très court terme.

A.M.M. : Il faut tenir compte des deux. Le court terme, il faut le respecter. Le capitalisme est respectable parce qu’il établit un contrat entre celui qui vous donne de l’argent et la rentabilité de cet argent. Mais en 2012 - je prends ça comme une date symbolique -, on ne pourra plus se satisfaire simplement de ce contrat. Il faudra établir, à côté, des représentants de l’intérêt général, et surtout du moyen terme ou du long terme, ce que j’appelle le « Sénat de l’entreprise », où se grouperont les gens qui ont intérêt à ce que l’entreprise perdure. Cela fera une sorte de balance. J’ai fait cette proposition il y a déjà cinq ans... Avec un peu de patience, je m’aperçois que tout ce que des gens comme moi ont proposé depuis trente ans, finit par arriver. C’est inéluctable.

N.C. : Revenons une seconde sur le débat « croissance ou décroissance ». Je me souviens qu’après le sommet Rio, en 1992, des patrons qui y avaient participé, nous disaient : « Il y a une difficulté majeure. Même si l’on est de bonne volonté et qu’on réfléchit à long terme, dès que l’on se met autour d’une table et qu’on discute rationnellement, eh bien, on utilise les méthodes qui conduisent forcément toujours à une simplification, à une modélisation, à une standardisation. Et cela, directement ou indirectement, continue à œuvrer contre la biodiversité. Nul ne sait comment échapper à ce hiatus, entre le fait qu’en s’organisant, on est poussé à simplifier et à standardiser, à aller vers quelques modèles type. » Dit autrement, la nature est très généreuse, mais complètement folle. Elle est surréaliste. Plus surréaliste que tous les surréalistes de 1920, elle fait des formes dans tous les sens. L’humain ne peut pas suivre. Il est trop rationnel, à la limite.

A.M.M. : En 1993, suite à une discussion avec vous, j’étais allé en Arizona où j’avais rendu visite à vos amis de l’expérience Biosphère2, dont le patron, John Allen, m’avait posé une question : « Alain, pourquoi crois-tu que la nature est toujours en croissance, alors que les sociétés humaines meurent ? » J’ai répondu : « Je crois que c’est parce que les civilisations passent leur temps à évacuer la mort. C’est ce qui les rend infiniment plus mortelles. La nature, elle, fait se côtoyer la vie et la mort beaucoup plus tranquillement. » Il m’a répondu : « À creuser ! »

Je crois que l’un de nos gros problèmes, c’est l’institution. Une institution est un mouvement mort, figé, qui maintient les acquis. L’humanité a créé, pour compenser la sauvagerie de ses débuts, des structures qui protègent l’homme de sa propre sauvagerie. Mais ces structures ont toujours tendance à se figer. Les institutions nous sont vitales, mais si l’on ne les adapte pas à l’évolution de la société, on a des révolutions et ce n’est pas bon. C’est pourquoi je dis qu’il faut créer des « sénats », qui défendront le long terme dans les entreprises. C’est la prochaine étape.

Dans la bible il y a deux types de prophètes : Jérémy et Daniel. Daniel annonce l’arrivée de l’art messianique. Alors que Jérémie, sous prétexte qu’il faut pleurer, se désole, se morfond, parce que l’homme se comporte mal. Moi, j’ai toujours été plus pour Daniel, que pour Jérémie. Je suis plutôt pour gérer le bonheur que le malheur !

N.C. : Vous diriez qu’il y a une dimension spirituelle à tout cela ?

A.M.M. : C’est évident. À partir du moment où vous faites une alliance avec une transcendance ou une immanence, quelle qu’elle soit, vous voyez forcément que, par le biais de l’humain, la nature créé chaque fois une dimension supérieure au genre humain. Aujourd’hui nous en arrivons à la dimension de la terre entière. D’une certaine façon, la somme de tous les habitants de la planète forme une conscience supérieure à chacun de ses habitants, et à chacune de ses organisations. Joël de Rosnay l’appelle « le cybionte ». Moi, je préfère « conscience collective » et cette conscience collective atteint désormais l’échelle de la planète Terre. C’une dimension cosmique ! La sphère bleue de notre planète remplace désormais le charbon ardent de Moïse, le désert de Jésus, la pierre noire de la Kabba. Nous devenons co-responsables avec le divin. Un juif dirait que nous en sommes au stade de la Bar-Mitsva pour l’humanité entière !

N.C. : Vous êtes très optimiste. Que dites-vous des zones qui sombrent, l’Afrique par exemple ?

A.M.M. : Qui porte le mouvement actuellement ? Surtout l’Europe. L’Amérique reste encore très marquée par le protestantisme : le capitalisme rapporte et à côté, on fait de la charité. Ils sont très bons en charité, les Américains, en Afrique, en Asie, mais ils n’arrivent pas à faire la synthèse que nous appelons de nos vœux et qui est en train de se réaliser. Prenez Bill Gates : dans son système, chez Microsoft, c’est la lutte pour la vie ; et à côté de ça, il donne énormément d’argent, par le biais de sa fondation. Ce sont deux logiques. C’est la dualité, comme disent les bouddhistes. Le cerveau gauche va au fond du cerveau gauche, le cerveau droit va au fond du cerveau droit, il y en a des milliards, mais il y a aucune synthèse entre les deux. Le corps calleux n’existe pas. Or, le corps calleux, c’est nous, c’est l’Europe. L’Europe va faire du business avec un nouveau mode de développement.
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