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À la recherche de Bobby Fischer

Envoyé par Pauline 
À la recherche de Bobby Fischer
19 janvier 2008, 19:33
À la recherche de Bobby Fischer

Yves Boisvert

La Presse

Impossible de comprendre ce qu'a été Bobby Fischer, mort hier en Islande, si on ne se replace pas à l'été 1972.


Cet été-là, tous ceux qui avaient plus de 6 ans s'en souviennent, un joueur d'échecs fait la une de tous les médias occidentaux, à La Presse comme dans le magazine Time.

Il a 29 ans, il s'appelle Robert James Fischer, et il affronte Boris Spassky, le champion du monde de ce sport cérébral outrageusement dominé par l'URSS.

Au plan sportif, Fischer est une anomalie géographique. Une sorte de Wayne Gretzky, mais qui aurait grandi à Barcelone. Aucun Américain, en effet, ne s'est rendu à ce niveau depuis un siècle.

Fischer, qui a appris seul à jouer à 6 ans, et qui s'est fait la main dans un club de Brooklyn avant de tout rafler aux États-Unis (il est champion national à 14 ans), vient de remporter 20 victoires de suite contre les meilleurs joueurs au monde, du jamais vu jusque-là, ni depuis d'ailleurs - à ce niveau, il y a plus de nulles que de victoires.

On est au plus fort de la Guerre froide entre l'URSS et les États-Unis, et ce match entre deux cerveaux est évidemment le symbole de l'affrontement des deux systèmes.

Le match du siècle aura lieu en terrain neutre, à Reykjavik, en Islande. Fischer en est le favori. Il semble invincible, il fait preuve d'une inventivité remarquable.

Le 11 juillet 1972, devant une salle comble, Fischer paraît trop sûr de lui et au 29e coup, il gaffe horriblement. Il a des chances de faire la nulle, mais il échoue. C'est 1-0 Spassky.

Au deuxième jour, Fischer refuse de se présenter. Il se plaint de la foule, du bruit des caméras. Il perd par défaut: 2-0 Spassky.

Une telle avance est considérable et déjà, on commence à donner Fischer perdant. Le mythe se dégonflera-t-il? On se demande s'il reviendra jouer.

L'heure est grave. Henry Kissinger, secrétaire d'État, donne un coup de fil à Fischer pour l'encourager. Ce n'est pas un simple match d'échecs: l'honneur des États-Unis est en jeu, et Fischer semble destiné à perdre de la plus lamentable manière.

Fischer exige maintenant de jouer dans une salle à part, à l'abri du public. Spassky, bon joueur, cède.

Au troisième jour, Spassky est sagement assis à l'échiquier. Fischer se fait attendre. L'Américain arrive mais, au lieu de s'asseoir, il inspecte la salle, examine les caméras, jusqu'à ce que l'arbitre, impatient, le prenne par le bras pour le diriger vers la table. Fischer le repousse. Spassky montre ouvertement son exaspération.

À partir de ce moment, le vent tourne. Fischer gagne facilement. C'est 2-1. La suivante est nulle. Fischer gagne la cinquième en 27 coups: 2-2.

Au bout de 21 parties, Fischer en a remporté sept et Spassky trois (dont une par défaut), une raclée dont le Soviétique ne se remettra jamais tout à fait. On a encore l'image du champion déchu, resté de longues minutes à l'échiquier après une des défaites, tentant désespérément de comprendre ce qui lui est arrivé.



Deux idéologies



Le triomphe est total. Fischer, l'homme seul, l'individualiste, contre la machine échiquéenne des Russes, devient une immense vedette. On fait une lecture idéologique non seulement du match, mais du style des joueurs; Spassky affectionne un système beaucoup plus défensif, rigide, planifié, et Fischer fait preuve d'une fulgurante imagination et d'une liberté de pensée que des fans veulent associer au libéralisme américain. Le scénario n'aurait pas pu être mieux écrit.

Du jour au lendemain, les fédérations d'échecs, au Canada comme aux États-Unis, triplent le nombre de leurs membres d'un seul coup. L'Europe aussi se met à l'échiquier furieusement. Tout le monde n'en a que pour Fischer et les échecs, dirait-on. À La Presse, l'éditeur Roger Lemelin lance un programme dans les écoles et organise des tournois.

Garry Kasparov, ex-champion du monde devenu militant politique en Russie, considère Fischer comme le plus grand joueur de tous les temps, tant il a dominé son époque. Il a aussi été celui qui a créé le joueur professionnel, dit Kasparov. Avant cela, sauf en URSS où c'était un «sport national», personne ne pouvait espérer vivre des échecs. L'intérêt que Fischer a créé a donné une crédibilité au jeu et injecté soudainement de l'argent.



Où est Bobby Fischer?



Mais tandis que le monde en fait une idole, Fischer, lui, se fait de plus en plus évanescent. Il ne joue plus une seule partie officielle après 1972. Trois ans plus tard, quand le temps vient de remettre son titre en jeu, on a beau lui offrir des millions, il pose des conditions impossibles et refuse les règles de la Fédération internationale des échecs - inféodée, il est vrai, au régime soviétique. Anatoli Karpov devient champion sans combattre le roi Fischer.

Fischer disparaît dans la nature. Il devient membre d'un groupe religieux. On raconte qu'il s'est fait enlever les plombages, de peur qu'on ne contrôle sa pensée électroniquement. Il rompt avec tous ses proches qui parlent aux médias. Il devient une sorte d'Elvis vivant des échecs. Untel raconte qu'il a été vu jouant en Californie, tel autre dit l'avoir reconnu Il paraît qu'il va revenir au jeu Il paraît qu'il se prépare Il va battre Kasparov et cætera. Mais Fischer se cache.

La suite est une longue glissade dans les troubles mentaux. En 1992, il accepte 3,3 millions pour aller jouer un match «revanche» contre Spassky en Yougoslavie. On est en pleine guerre civile et les États-Unis interdisent l'événement. Qu'importe, il aura lieu - le génie est un peu rouillé, diront les spécialistes, mais ils y trouvent encore quelques éclairs. Spassky perd à nouveau, mais ce match entre deux anciens est surtout un scandale politique. Fischer se rend passible d'une peine de 10 ans d'emprisonnement aux États-Unis.

On le retrouve en Hongrie, puis aux Philippines et au Japon. Il a inventé un nouveau jeu d'échecs, où les pièces sont placées au hasard, évitant de donner un avantage au joueur qui a mémorisé des milliers de pages de théorie. Il a conçu une horloge qui rajoute du temps aux joueurs après chaque coup et qui est aujourd'hui utilisée dans la plupart des compétitions internationales.

Il anime des émissions de radio dans lesquelles il pourfend les États-Unis et où il laisse libre cours à son délire antisémite - il est juif lui-même par sa mère. Le 11 septembre, il se réjouit de l'attaque terroriste contre son pays en disant que les juifs ont enfin ce qu'ils méritent, et ainsi de suite.

Il est arrêté au Japon en 2004, en présentant un passeport périmé. Mais avant qu'il ne soit extradé aux États-Unis, l'Islande lui accorde la citoyenneté et l'accueille, en 2005.

C'est là qu'il a atteint le sommet de la gloire, porté par tout un pays. C'est là qu'il est mort d'insuffisance rénale, hier, à 64 ans, banni de son pays.
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