A l’Ecole de France, il y a onze mille enfants absents (info # 010103/8) [Analyse]
Par Guy Millière © Metula News Agency
L’initiative proposée par Nicolas Sarkozy lors du récent dîner du CRIF ne verra donc pas le jour. L’idée que des enfants français de neuf ou dix ans puissent se voir confier la mémoire de l’un des enfants juifs assassinés pendant la Shoah a fait, il est vrai, l’objet d’un rejet très large, presque unanime. On a entendu les professionnels de la pédagogie, les syndicalistes enseignants, la plupart des représentants de la gauche morale, de la droite vieille France, s’offusquer : comment ! On ne fait donc pas confiance aux professeurs ! La Shoah est déjà très présente dans les programmes ! Un enfant de cet âge ne peut supporter la charge émotionnelle que représenterait le souvenir d’un enfant mort ! Nombre de représentants éminents de la communauté juive se sont eux-mêmes dressé et ont manifesté leur réprobation. « Le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n’est édifiant en rien, sinon de l’immense barbarie du vingtième siècle », a dit l’un. Il s’agit d’imposer des « réflexes de commisération et de pitié » a dit un autre. « Cette mémoire est beaucoup trop lourde à porter »….
« Comment réagira une famille très catholique ou musulmane, quand on demandera à leur fils ou à leur fille d’incarner le souvenir d’un petit juif ? » a demandé Simone Veil. « Je trouve étrange et malsain que ce président, qui prétend représenter la jeunesse, ne donne aux jeunes comme modèles que les jeunes assassinés », a ajouté Annette Wieviorka.
D’autres, fort heureusement, ont prononcé des paroles plus positives. Guy Senbel : « Les plaques commémoratives ne suffisent pas. Les livres ne sont pas lus. La mémoire se transmet par la connaissance et par l’émotion ». Alain Finkielkraut est allé dans la même direction et a parlé de « connaissance sensible », tout en évoquant les risques de la concurrence victimaire. Serge Klarsfeld a eu ces mots: « les élèves qui se souviendront d’un enfant dont la vie a été tranchée par l’intolérance et la haine raciste seront mieux armés contre les idéologies extrêmes et contre la violence ».
Je me sens très proche des positions que je viens de citer. Avec tout le respect que je leur dois et que j’ai pour elles, je suis plus éloigné des remarques de Simone Veil et d’Annette Wieworka. Je considère que, dans l’ensemble, le tollé soulevé par les pédagogues, des intellectuels et des cuistres relève soit d’une certaine forme de mauvaise foi, soit, au mieux d’une étrange tournure de pensée.
Je pense précisément que nous vivons en des temps de concurrence victimaire et de relativisme, et que ce sont là deux raisons qui justifieraient à elles seules qu’on rappelle un peu plus nettement que cela ne se fait aujourd’hui la singularité unique et monstrueuse de ce que fut la Shoah. Au cœur de l’Europe dite civilisée. Au milieu du vingtième siècle. Voici à peine plus de six décennies. Je pense que l’émotion n’est pas nécessairement séparée de la connaissance et qu’elle peut et doit avoir sa noblesse : même si elle repose sur la compassion et l’indignation devant le Mal, elle peut permettre d’avancer vers la connaissance en ayant ancré en soi des valeurs éthiques, qui pourront inciter à ne pas oublier. Je prends à témoin la vieille formule humaniste qui m’a été inculquée dès cet âge et que je n’ai pas oubliée depuis : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Je pense que la Shoah est enseignée trop souvent sur un mode où les dimensions éthique, humaine, charnelle sont infiniment trop laissées de côté, et je sais de quoi je parle : j’ai des enfants scolarisés.
J’ai pour étudiants, à l’université, des gens qui émanent du système scolaire. Je connais nombre d’enseignants. Je sais, comme cela a été décrit dans « Les territoires perdus de la république » (Emmanuel Brenner, Mille et une nuits Editeur) qu’il est parfois très difficile d’évoquer, en certaines écoles, les épisodes les plus sombres de la Seconde Guerre Mondiale. Je sais aussi que c’est en renonçant à faire ce qui est très difficile qu’on peut en venir à se résigner au pire, et je sais que, sur ce plan, il est déjà très tard en France.
Réduire la tentative d’extermination des Juifs d’Europe à un simple épisode au sein de la grande barbarie du vingtième siècle est myope et réductionniste, et participe au relativisme que je dénonçais un peu plus haut. Je pense que si une famille catholique ou musulmane s’interroge sur ce que leur enfant peut avoir de commun avec la mémoire d’un enfant juif, c’est que cette famille a perdu son sentiment d’appartenance commune à l’humanité et que c’est alors un signe de retour vers la tolérance de la barbarie et vers la négation même de l’idée de crime contre l’humanité. On peut discerner dans l’atmosphère des éléments qui vont dans ce sens, c’est une raison supplémentaire pour les combattre.
Dire qu’il s’agit de donner comme « modèles » des « jeunes assassinés » équivaut à pratiquer une forme d’aveuglement volontaire, dans lequel il est très difficile de se retrouver : est-il vraiment si difficile de comprendre que susciter un élan de fraternité humaine et de mémoire et un sentiment d’horreur devant le Crime n’a strictement et absolument rien à voir avec le fait de prendre pour « modèles » des « jeunes assassinés » ? Est-ce impossible de discerner qu’il ne s’agit pas, simplement, de « jeunes assassinés » ? Quant à l’idée que la mémoire serait trop lourde à porter ou que la charge émotionnelle serait trop forte, je dirai qu’elle émane, à mes yeux, d’une société où on prétend tout aseptiser, mais où on n’aseptise rien ; d’une société qui entend laisser derrière elle son passé ou qui a une façon biaisée de le relire ; d’une société de tiédeur assoupie, où on veut penser que le Mal appartient au révolu et que rien n’est encore digne d’une insurrection morale.
On veut penser que le Mal appartient au révolu, sans avoir fat le nécessaire pour que cela soit vrai.
On veut éviter les émotions aux enfants ? Allons, nous sommes à l’heure de la télévision, de l’horreur en plein écran au journal du soir. Les enfants en savent bien davantage que ce que nombre d’adultes ne s’imaginent. L’idée de la mort ou celle du crime ne sont pas extérieures à leurs univers mentaux. Si, à neuf ou dix ans, ils ne peuvent comprendre pleinement ce qu’est le totalitarisme, ils peuvent fort bien comprendre ce qu’est le Mal. Si ce qui gène est l’idée qu’ils puissent savoir que des enfants de leur âge ont été enlevés et conduits arbitrairement vers la mort, et ce, sur le territoire français, qu’on le dise alors explicitement, et qu’on dise explicitement qu’on veut estomper ce savoir-là.
Des pas ont été franchis vers la reconnaissance de la participation de la France aux crimes de l’ère nazie, mais je suis loin d’être certain que cette reconnaissance soit aussi pleine et aussi entière que certains veulent bien le dire. Je pense que la France a encore bien des difficultés à regarder l’ère de la collaboration et du pétainisme en face. Et il ne s’agit pas de parler de repentance ou d’auto-flagellation, mais d’accepter de voir ce qui fut, sans détourner les yeux.
Si une réelle pédagogie de l’horreur et du Crime existaient en France et en Europe aujourd’hui, les mots « plus jamais çà » garderaient un sens et pourraient inciter les Européens, non pas à battre indéfiniment leur coulpe, mais à garder en eux une capacité d’indignation qui leur éviterait de parler d’un air désabusé du « cycle de la violence » au Proche-Orient, du « bourbier » en Irak ou de la banalité des tueries au Darfour. Cette pédagogie n’existe pas, c’est évident.
Songeant à Israël, je me suis très souvent demandé pourquoi les deux minutes de silence observées dans ce pays par les descendants des victimes de la Shoah n’allaient pas de pair, en Europe, avec deux minutes de silence, observées par les peuples parmi lesquels se trouvaient les bourreaux et les complices des bourreaux. Cette absence des deux minutes de silence en Europe, à mes yeux, en dit long. Et si on me parle de risques de remontées de l’antisémitisme, je réponds que l’apaisement ou la résignation face à l’abjection ne résolvent rien, au contraire. Si la situation est si grave, et qu’on refuse l’insurrection morale, autant déposer les armes de la morale sans attendre.
Aux Etats-Unis, il y a, à Washington, sur la côte Est, à Los Angeles, sur la côte Ouest, des Musées de l’Holocauste bien plus vastes et plus édifiants que tout ce qui se rencontre de semblable en Europe. J’ai croisé, souvent, des groupes d’écoliers dans ces musées. Aux Etats-Unis, on ne craint pas de traumatiser les enfants en évoquant précisément et humainement des enfants juifs morts en Europe au cours de la Shoah. On ne craint pas de choquer les familles non juives. Ce sont là quelques-unes des multiples différences qui font que je trouve, en général, l’air beaucoup plus respirable outre-Atlantique.
L’initiative proposée par Nicolas Sarkozy ne verra pas le jour. Peut-être a-t-elle été avancée hâtivement ou maladroitement. C’est en tous cas une initiative qui ne méritait pas d’être traitée comme elle l’a été. Le traitement qu’elle a reçu en dit long sur l’état de la France et de l’Europe. Il y avait dans les écoles de France, en 1945, onze mille enfants absents, victimes de l’abomination, des chambres à gaz et des fours crématoires. En 2008, leur absence ne sera pas évoquée, pas humainement, pas fraternellement. Certains ont jugé qu’ils méritaient au plus deux mots sur une feuille de papier, à la rigueur une vieille photo, si on en trouve, mais pas davantage, surtout pas davantage. Le temps fait son œuvre sans pitié, les derniers survivants de la Shoah sont en train de disparaître. Les pédagogues pourront faire sereinement leur travail froid. Sans émotions. Mais faudrait-il s’émouvoir pour des enfants morts il y a si longtemps… Surtout des enfants juifs…