La Haye sillonnée de manifs
AGNÈS GORISSEN, envoyée spéciale à La Haye
Le matin pour les « pro-israéliens », l’après-midi pour les « pro-Palestiniens ». S’il n’y a pas eu de dérapages, l’incompréhension reste totale.
REPORTAGE
C’est un coup de poing en pleine figure. Là, plantée sur le plateau d’un camion, la carcasse calcinée d’un bus. Tôles enchevêtrées, sièges défoncés. L’épave hypnotise, peut-être à cause de sa proximité avec la mort : dans ce qui fut un bus, des civils israéliens ont été pulvérisés par la charge que portait un kamikaze palestinien.
Après une marche silencieuse, quelques dizaines de personnes – Peut-être 300, hasarde un policier – se sont rassemblées autour de l’épave, sur une petite place en face du Palais de la Paix, à La Haye. C’est là que siège la Cour internationale de justice, qui commençait hier, à la demande de l’Assemblée générale de l’ONU, l’examen de la construction, par Israël, en sol palestinien, d’une « ligne de séparation » antiterroriste.
Tous ceux qui battent le pavé de la placette, sous un vent glacial, sont venus soutenir l’Etat hébreu. Ils sont originaires des Pays-Bas, bien sûr, mais aussi d’Allemagne, de France ou de Belgique. Sans oublier Israël.
L’organisateur de la manifestation est Zaka, une association juive ultra-orthodoxe qui collecte les restes humains après les attentats. Près du bus, ses membres brandissent une affiche géante où s’étalent les visages de centaines de victimes du terrorisme, tandis que sont lus les quelque 900 noms d’Israéliens tombés depuis le début de la deuxième intifada, fin septembre 2000.
Arnold Roth, lui, ne porte qu’un portrait : celui de sa fille Malka, figée dans ses 15 ans, fauchée par la bombe d’un kamikaze dans un restaurant de Jérusalem, en août 2001. Il fallait que je sois ici, parce qu’il n’y a pas un mot sur le terrorisme dans les textes que cette cour entend. On ne peut pas comprendre ce que fait Israël si on ne tient pas compte de ceci, dit-il d’un ton froid en montrant la photo. Il a la véhémence de sa douleur. Il n’y a jamais eu de gouvernement palestinien en Cisjordanie, même si on remonte aux dinosaures ! Je suis pour deux Etats (un israélien et un palestinien), mais je me fiche que l’on réponde aux besoins des Palestiniens ; moi, ce qui m’intéresse, c’est ma famille.
Dans l’assistance, certains semblent un peu mal à l’aise. Benjamin, la vingtaine sympathique, a quitté Paris vers 1 heure du matin. Avec une trentaine de potes de l’Union des étudiants juifs de France, il voulait être là. Pas forcément pour défendre la politique d’Israël – ce que fait le Premier ministre Sharon ne représente pas tous les juifs. Je ne sais même pas ce qu’il faut penser du mur, du fait qu’il passe en territoire palestinien. Bien ou pas ? Efficace ou pas ? Mais on voulait au moins rappeler que le débat comporte plusieurs éléments : le mur, oui, mais aussi le terrorisme.
Quelques Boycott Israël ! hurlés à petite distance viennent soudain rappeler qu’au Proche-Orient, le discours est à deux voix. Discordantes. Et que jusque-là, seul un point de vue s’est étalé dans les rues. Normal, explique un policier. Pour éviter les heurts, on a coupé la journée en deux : jusqu’à 13 heures, les « pro-Israéliens » peuvent manifester ; à partir de 14 heures, c’est au tour des « pro-Palestiniens ». Afin d’assurer le respect des consignes, les forces de l’ordre ont déployé un dispositif imposant autour du Palais de la Paix (même l’autopompe est là), plus discret dans d’autres endroits.
Sur Het Plein, par exemple, où les « pro-Palestiniens » se sont rassemblés en attendant leur tour de rejoindre les abords de la Cour. Au pied d’un podium-roulotte, plusieurs centaines de personnes se massent à mesure que l’heure approche. Il y a là des Arabes de toutes origines, des Européens de partout (Pays-Bas, Belgique, Danemark, Norvège, France, Écosse) Et même un passant japonais qui regarde incrédule son guide touristique.
Un groupe de jeunes se met soudain à hurler le nom du mouvement extrémiste Hezbollah, responsable de nombreux attentats, et des Allahou akbar ! (Allah est grand). Malaise perceptible de ceux, majoritaires, que le terrorisme révulse. Prenant la parole à la tribune, le président du Comité Pays-Bas – Palestine rappelle à l’ordre : Les seuls slogans, ici, sont contre le mur et pour la fin de l’occupation israélienne.
Les orateurs se succèdent alors pour raconter leur quotidien avec le mur. Une femme d’Abou Dis, un faubourg de Jérusalem, dont les enfants n’ont plus accès à l’école qu’au prix d’énormes difficultés ; les barrières sont pour les prisonniers et les murs pour les animaux, nous, nous sommes des êtres humains. Un fermier de la région de Kalkilya qui, depuis le début novembre, n’a plus accès à ses terres, désormais séparées de sa maison ; qu’est-ce ça apporte à leur sécurité d’avoir construit leur mur à 28 mètres de ma maison et de m’avoir privé de mes champs ?
Les discours sont parfois plus politiques, décrivant en termes caricaturaux (les Israéliens tueurs de bébés) la souffrance de leurs deuils. Eux aussi.
Évidemment que le mur est violent, destructeur. Dans la foule, Dan parle. Non pas un Palestinien, donc, mais un membre (britannique) des « Juifs européens pour une paix juste ».
C’est alors – stupeur de certains – qu’apparaît sur la scène un rabbin ultra-orthodoxe. Longue barbe et papillotes, il fait partie de Neturei Karta, un groupe international de juifs antisionistes (contre l’existence d’Israël). Leur « credo » ? Ce que fait Israël est en totale contradiction avec le judaïsme, qui interdit l’oppression et proscrit la création d’un Etat juif avant l’avènement du messie, résume le rabbin Yisroel Weiss, de New York. Les morts qui s’accumulent et le regain de l’antisémitisme résultent de la transgression de ces préceptes. Leur carcasse de bus, les sionistes devraient la cacher, ce sont eux qui en sont responsables !
La sagesse des juges de La Haye peut-elle venir à bout de cette multitude de murs ?