SECOND VOLET. Suite.
Il ne doit donc ne pas énerver son père. Il s’oblige à calculer au plus juste la bobine.
Sinon, l’argent part en couilles. Pareil pour les boutons, pareil pour le tissu, pareil pour les doublures, pareil pour les épaulettes, pareil pour tout ce qui touche à la confection d’un pantalon, d’une chemise.
Les morceaux de tissus qui tombent sont recyclés. Il en fera des oreillers pour les indigents. Qu’il revendra. Des sous qui ne sont pas superflus. Tout est bien calculè.
Moumou fait des journées de 12 heures. Lorsque la nuit tombe et que l’atelier sombre dans l’obscurité, son papa l’éclaire par une lampe à pétrole et quand le pétrole vient à manquer, une bougie fera l’affaire.
Il faut économiser.
Le fils apprend et devient surtout encore plus économe que son papa.
Le métier de tailleur l’accapare tellement qu’il ne se mariera jamais.
Un matin, le propriétaire de son appartement lui demande de le payer en argent liquide.
Il ne veut plus entendre parler de troc.
La remise en question de ce contrat verbal met notre Chouilem mal à l’aise. Il accuse le coup.
Le soir même, alors qu’il remue cette clause avec son fils dans son petit atelier, son Chouilem penche la tête sur sa machine.
Elle ne se relèvera plus, Chouilem est mort sous la confection d’un pantalon et le regard du fils. Un vilain arrêt cardiaque. Personne ne saura si c’est la mauvaise nouvelle ou bien le stress de son travail qui l’a tué. Même une autopsie ne saura le dire.
Une mort bête. Qui laisse au fils, un joli pécule. Plus de dix tirelires bien pleines et bien cachées sous une trappe. Un trésor, tout le fruit d’un travail paternel de 25 ans.
A la perte de son mari à l’âge de 40 ans, Mraïma se cause un gros chagrin.
Elle ne tardera pas à rejoindre son mari car elle a horreur des médecins et puis elle ne s’est jamais soignée pour cause d’économies. Une mauvaise bronchite l’emporte.
Qu’elle a attrapée un jour de grande pluie au cimetière de l’Avenue de Londres.
Le mari lui ayant inculqué la devise, celle de penser aux lendemains. Et de ne jamais faire de dépenses extravagantes.
Moumou prend donc les rênes du petit atelier de son papa. Comme un grand jeune homme qu’il est devenu.
Devant l’afflux des commandes, il s’offre les services d’un jeune employé arabe, Ahmed*.
Une idée géniale. Oubliant aussi un moment les directives de son papa, que D ieu le pardonne, il s’offre un néon parce que la lampe à pétrole de son géniteur a vécu. Elle a eu un malaise de piston. Il s’est détérioré à force de se faire pomper l’âme.
Que voulez vous, les êtres et les objets chers s’épuisent avec le temps. Mais Moumou se garde bien de la jeter. Qui sait si un jour, elle ne reprendra pas du service dans une cave ou une autre pièce obscure. Une relique comme celle là et un souvenir comme celui là ne peut aller à la décharge publique. Ce serait un crime contre les lampes universelles à pétrole et surtout contre son père. Il en mourrait deux fois son misérable de papa s’il venait à l’apprendre sans sa tombe.
Le jeune apprenti apprend à ces débuts à poser les boutons, puis à faire les ourlets, ensuite à repasser et avec le temps, à faire des patrons. Allégeant ainsi les charges de travail de son patron. Tout en faisant attention au papier, au fil et au tissu. Une condition sine qua non pour garder sa place. Une seule entorse au règlement intérieur de la grande industrie MOUMOU et père défunt et notre Ahmed se retrouve au chômage une main par devant et l’autre dans le cul.
Au bout de six mois, Ahmed devient un professionnel économe de la couture chez Moumou le tailleur.
Avec le temps et à force de travail non stop, les valeurs dans les tirelires de Moumou ont triple. A 28 ans notre couturier est immensément riche.
Dans sa solitude, il prend le temps d’oublier un instant les patrons, les boutons et les ourlets. Il se dit, en son for intérieur, qu’il ne compte pas faire toute sa vie ce métier harassant qui lui courbe l’échine, lui donne mal au dos et surtout lui bouffe la vie. Il veut passer à autre chose.
Il va acheter un immeuble de trois étages. Sur la grande avenue de la Goulette.
Un joli immeuble bien propret que les propriétaires juifs mettent en vente pour cause de Alya en Israël.
Il paye rubis sur ongle. La vente est faite chez le notaire Barouch*. Un notaire bien connu à Tunis à l’époque puisqu’il laissa en plan des dizaines de notables pour fuir en France en 1956.
Ce sera la plus grosse dépense qu’il fera, les frais de l’homme de droit.
Il décide de vendre son atelier. Adieu les essayages, les caprices des clients, les boutons, les ourlets, les emmerdes. Adieu le métier de son père. Il devient encaisseur de loyers.
Un job beaucoup moins fatiguant. Mais qui rapporte beaucoup plus.
Comme il est homme à apprendre vite, il va apprendre quelques rudiments de droit. Il ira même assister à des procès entre bailleurs et propriétaires pour mieux s’initier aux ficelles du métier d’avocat. Un an plus tard, Moumou devient un as du droit locatif tunisien.
Imbu par ce nouvel élan, il va revoir les baux des locataires. Il estime que certaines familles juives bien sur, pas très aisées sont trop favorisées par le faible loyer qu’ils payent.
Il intente des procès et parvient à mettre dehors quelques locataires. Des indigents.
Les malédictions pleuvent sur lui, pendant que les huissiers foutent à la porte ces indélicats payeurs qui ne sont pas aux normes. Il les remplace vite fait par d’honorables citoyens plus aisés.
Moumou est aussi un homme super économe, il ne laissera jamais le soin à quiconque pour exécuter les travaux d’entretien. Il s’en chargera. Il devient domestique de son immeuble.
Pour les petits remplacements de lampe de palier, c’est lui. Pour les coups de peinture, c’est lui aussi. Pour une serrure qui ne tourne plus rond, ce sera lui aussi. Moumou fait tout. Même essuyer au quotidien, les 40 marches de son immeuble. Rien ne le rebute, son immeuble sera la femme qu’il n’aura pas mais qu’il entretiendra à moindre frais.
Pour les encaissements de loyers, il se présentera lui-même toutes les fins de mois pour faire sa tournée. Aucun délai n’est permis à ces locataires qui voient en cet homme, le plus grand rapace que la Goulette ait connu.
Pour un changement de rampe qui présente un certain danger pour les enfants de l’immeuble il met à contribution les locataires, après tout, ils sont responsables des dégradations. Il fait miroiter ses connaissances en droit pour les persuader du bien fondé de ses prétentions. Sinon, Moumou dans le cas d’une rébellion d’une famille, il prendra les mesures qui s’imposent envers elle.
Moumou est un homme sans cœur. Seul l’appât de l’argent l’intéresse, le reste ne le regarde pas. On le maudit à son insu pour sa grande avarice. Que la municipalité lui intime l’ordre de badigeonner la façade de son immeuble une fois l’an, et voilà notre généreux Moumou trouver l’article qui lui fera profiter d’un long répit. Que les nez d’escaliers, au bout d’un certain nombre d’années présentent un danger pour les femmes enceintes, les enfants ou les vieux, ceux là ne le regarde pas. Moumou saura quoi répondre au cas où.
Les locataires ont seulement le droit de se taire et de payer sinon Moumou brandit le bâton sans la carotte.
Moumou, malgré sa richesse vit comme un misérable reclus dans son ancien appartement.
Toujours plongé dans les nouveaux chapitres de droit. Il en sait tellement qu’il offre ses services au seuil du tribunal aux personnes qui veulent bien l’écouter. Ce service bien sur étant payant.
Non content d’être propriétaire super riche, le voilà conseiller dans les pas perdus des diverses cours des tribunaux, un avocat au noir. Et oui. Il s’est fait ainsi connaître par une poignée de gens qui lui font confiance. Il va même parler au nom de ces clients, se faisant passer pour un parent. Et souvent, il gagne. Encore des sous qui iront dans son compte courant bancaire.
Voilà qu’un matin à l’heure ou le laitier ne passe pas encore et alors qu’il lave les escaliers de son immeuble, il pose le pied sur un montant d’escaliers ébréché. Il perd l’équilibre et dégringole les 40 marches. La chute est brutale.
Il a une très vilaine blessure à la tête, il saigne abondamment mais personne n’est là pour entendre ses faibles cris. L’homme ne peut se relever. Il perd connaissance et la vie dans une marre de sang.
Il est emmené par les secours qui arrivent bien tard.
Personne à son enterrement à part Ahmed son ancien employé.
Il n’aura même pas une tombe puisqu’il n’a personne pour l’assister.
Son immeuble est aujourd’hui à l’abondant. En errance. N’en parlons pas de tout son fric en banque, il est mort aussi depuis longtemps.
C’est en passant ce matin par ce vieil immeuble bien délabré et protégé par des barrières de sécurité que l’histoire de Moumou a réveillé en moi cette anecdote bien loin d’être imaginaire.
NDLR/Vous savez ce qu'on disait chez nous lorsqu'on avait affaire à tel spécimen. Yati asba...na bel doud.