Aux citrons tu céderasLE MONDE | 26.01.2013
Par Stéphane Davet - Eus (Pyrénées-Orientales) Envoyé spécial
Poiriers, pommiers, cerisiers, pêchers... Les arbres fruitiers ne manquent pas le long de la vallée de la Têt, mais nul oranger ou citronnier en vue. La rudesse hivernale de ce coin de Pyrénées-Orientales convient mal à leur culture. C'est pourtant là, à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Perpignan, que Michel et Bénédicte Bachès font prospérer la plus vertigineuse collection d'agrumes de France.
Au pied du Canigou enneigé, face au village d'Eus dont les maisons s'accrochent à flanc de colline, les tunnels blancs des serres de ces pépiniéristes obsessionnels abritent pas moins de 800 variétés de ces fruits, qui, selon le joli mot de la patronne, offrent "de la lumière à la nuit de l'hiver".
Si l'on vient de partout pour acheter ces arbres, ce fabuleux jardin des Hespérides est aussi devenu, depuis quelques années, une source d'inspiration majeure pour la gastronomie française. Près d'une centaine de chefs, dont une galaxie d'étoilés (Alain Ducasse, Yannick Alleno, William Ledeuil, Jean-François Rouquette, Christophe Moret, Hélène Darroze, Alexandre Bourdas...), sont devenus accros au peps parfumé des yuzu, main de bouddha, sudachi, bergamote, kalamensi, limequat et autres cédrats que ce couple propose de découvrir.
Petit-fils de restaurateurs, Michel Bachès a repris le mas et les six hectares de propriété sur lesquels travaillait son père arboriculteur. "Au début, je cultivais de tout", raconte le Catalan. Sa rencontre avec Bénédicte lui fait restreindre sa production aux agrumes, pour faciliter l'adaptation de cette Parisienne venue du théâtre. Un créneau qui se transforme en passion devant la diversité prodigieuse de ces fruits, de leurs goûts, arômes, formes et couleurs.
Originaires de l'Asie du Sud-Est, arrivés, via la Mésopotamie, sur les rivages méditerranéens, trois siècles avant Jésus-Christ, les citrus n'ont cessé de se multiplier. "Ces plantes possèdent une grande capacité d'hybridation", explique Michel Bachès devant un bizzaria, croisement de cédratier et de bigaradier dont les origines remonteraient à la Florence de Laurent le Magnifique.
Des arbres aux fruits
En quête perpétuelle de raretés, le couple piste les fruits et leurs histoires de la Chine à l'Australie, de l'Uruguay au Maroc. "Récemment, nous avons remonté à pied pendant trois heures un oued asséché de l'anti-Atlas, à la recherche d'un cédrat oublié", raconte Michel Bachès, à propos de ce gros citron, l'ethrog, acheté à prix d'or pour la fête juive de Soukkot.
Il y avait pourtant du chemin entre le métier de pépiniériste commercialisant des arbres et celui de cultivateur récoltant leurs fruits. Un pas franchi grâce à une rencontre, il y a sept ans, avec Alain Cohen qui, à la tête des Vergers Saint-Eustache, consacre sa vie à la collaboration entre producteurs et cuisiniers d'exception.
"Alain Ducasse m'avait demandé si je pouvais lui trouver de la bergamote, se souvient Alain Cohen. Un ami m'avait orienté vers ces collectionneurs fous du côté de Perpignan. Quand Ducasse a goûté ce qu'ils proposaient, il en est tombé à la renverse." Sous l'impulsion des Vergers Saint-Eustache, les Bachès vont ainsi se prendre au jeu de l'initiation des cuisiniers, adaptant ensuite leur production aux attentes et demandes de ces derniers.
Cette synergie entraîne les chefs loin des clichés. Non, un citron n'est pas qu'un petit fruit jaune, lisse et acide ! Sautant d'une serre à l'autre avec une voiturette électrique, le pépiniériste, un couteau à la main, en entaille un d'un bon kilo, à la peau grumeleuse, puis un autre à la pulpe orange et légèrement acidulée, avant de nous montrer une variété striée de différents verts, d'ouvrir une coque violette remplie de pulpe ressemblant à des oeufs de poisson, puis de nous faire croquer dans un petit modèle allongé à la chair acide et à la peau sucrée.
Tout est bon dans le citron
A la diversité des espèces, s'ajoute celle des maturités ou des différentes parties du fruit. "Comme dans le cochon, presque tout est bon", s'amuse Pascal Barbot, chef triplement étoilé de l'Astrance (Paris 16e), inconditionnel des agrumes Bachès. "Je cuisine avec les zestes, le jus, les feuilles, les fleurs et même l'albedo." Avec cette matière blanche et spongieuse située entre la peau et les quartiers d'un cédrat, Barbot constitue par exemple une raviole, farcie d'une mousseline du fruit, accompagnant superbement un turbot.
Parmi les best-sellers de la pépinière figure un fruit délicatement parfumé dont le corps se divise en de multiples "doigts" qui lui ont donné le nom de "main de Bouddha". Dans son restaurant Les Terrasses, à Tournus, le chef bourguignon Jean-Michel Carrette tranche cet agrume sans pulpe à la trancheuse à jambon pour accompagner une purée de mandarine et des saint-jacques.
Certains craignent que ces coups de coeur pour ces fruits originaux ne durent que le temps d'un effet de mode. Concurrencés par des importateurs dès qu'ils connaissent une réussite, Michel et Bénédicte Bachès avouent avoir du mal à mesurer ce qui peut être pérennisé. Sans résister au plaisir de faire découvrir toujours plus de bijoux acidulés.
Le site Web des pépinière Bachès : www.agrumes-baches.com
Stéphane Davet - Eus (Pyrénées-Orientales) Envoyé spécial
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