Bob Dylan, le juif errant prix Nobel de littérature
Par Jonathan Aleksandrowicz
Enorme surprise ! Bob Dylan, l’auteur-compositeur-interprète qui a traversé la musique populaire de la seconde moitié du XXè siècle, vient d’être récompensé par le prix Nobel de littérature.
On attendait le Syrien Adonis, le Japonais Murakami, voire le Norvégien Jon Fosse. Le jury du prix Nobel de littérature a choisi de prendre tout son monde à contrepied pour 2016 en faisant d’un chanteur populaire mais grand poète le récipiendaire de la distinction. Bien sûr, certain regretteront avec justesse que Philip Roth n’ait encore une fois pas été récompensé, mais la retraite du vieux patron des lettres américaines l’a probablement écarté pour toujours des débats tenus secrets durant 50 ans des jurés du Nobel. Quant au très vendeur Murakami, la réputation de « superficialité » de ses textes selon le petit monde du livre remet aux calendes grecques la figuration de son nom au palmarès, même s’il est chaque année le grandissime favori des bookmakers.
Bob Dylan, donc. Le sale gosse de la folk-music, celui qui donne désormais des concerts où il assure le strict minimum, limitant ses interactions avec le public. Un choix fort pour le jury du Nobel, le désignant « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique ». Plus que la tradition de la musique américaine, c’est celle des troubadours et trouvères, ces poètes-conteurs-chanteurs du Moyen-Âge que Bob Dylan a d’abord incarné. Né dans le Minnesota en 1941 à deux pas de la route 61 qui inspirera l’un de ses albums les plus emblématiques « Highway 61 revisited », celui qui est d’abord Robert Zimmerman pour l’état-civil et Shabbtaï à sa circoncision, vient d’une famille juive d’Odessa qui a fui les pogroms du début du XXè siècle. La petite communauté juive locale est dit-on, très unie par les épreuves vécues en Europe de l’Est. Le signe de l’errance, de la fuite. Il en est le porteur, il l’assume à la première occasion en filant à New York à la première occasion, abandonnant ses études à l’université dès la première année.
Hobboes
Là-bas, à Greenwich Village, il n’est pas le plus doué de tous les folkeux qui écument le quartier, mais il est le plus assidu. « Avec le temps, la goutte fend les rocs les plus résistants » dit le Talmud. Pour ce faire, il fréquente de longues heures les bibliothèques afin de dénicher les chansons folkloriques les plus anciennes. Les Etats-Unis sortent peu de la Seconde guerre mondiale et la crise des années 1930 est derrière elle, mais son imaginaire collectif est encore tributaire des Hobboes, ces vagabonds, clochards célestes, que le « Jeudi noir » a mis sur les routes et les rails en quête d’un travail plus à l’ouest. La conquête de l’ouest au XIXè siècle s’est poursuivie avec l’espoir à l’ouest. Les lecteurs de John Steinbeck se souviendront des « Raisins de la colère ». Ces Hobboes, donc, figures mythiques du rêve américain, sans le sou mais les yeux dans les étoiles, affamés mais libres, ont souvent une guitare à la main et la bouche pleine de chansons pour rythmer les nuits de leur infortune. Ils deviennent la source d’inspiration principale de Bob Dylan qui à l’origine chante des reprises. Suivre cette tradition, la dépoussiérer, mais rien n’y ajouter.
Pourtant, le jeune homme écrit déjà des poèmes, de longs poèmes qu’il met en musique. Ecrite dix minutes dans un café, « Blowin’ in the wind » devient l’une des premières Protest Song qui portent les luttes d’émancipation aux Etats-Unis. Car Bob Dylan, c’est d’abord la figure de la contre-culture américaine. Avant Woodstock, son Flower Power et son Summer of Love, Bob Dylan est le chantre des Beatniks : un artiste engagé, le « prophète-poète » de cette jeune génération d’après-guerre, chantant même avec sa grande complice de l’époque Joan Baez à la Marche de Washington. Encore cette idée de mouvement, la marche, cette impossibilité de tenir en place qui force à l’errance. Mais « The times they are a changin’ », car il opère dès 1965 un tournant plus rock, que le monde Folk dont il est issu ne lui pardonne pas. Exit la guitare sèche et l’harmonica, « Highway 61 revisited », plus musclé, résonne de guitares électriques, et comporte notamment la célébrissime « Like a rolling stone », élue morceau rock du XXè siècle ! D’une durée de presque sept minutes, Bob Dylan raconte dans ses « Chroniques » qu’elle comportait bien plus de strophes à l’origine. Situation identique pour l’ultra-repris « Knocking on heaven’s door » qui fait partie de la bande-originale du film de Sam Peckinpah « Pat Garrett and Billy the Kid » dans lequel il tient un rôle muet de lanceur de couteaux pas malhabile de ses mains.
Audace
Des chansons à rallonge, des poèmes aux strophes sans fin, Bob Dylan pourtant admet lui-même que l’inspiration a tendance à se tarir et qu’il lui faut user de moyens intenses pour la faire jaillir du rocher. Ses « Chroniques » évoquent d’ailleurs avec intensité son errance lorsqu’il dut enregistrer deux albums à Nashville. Une véritable traversée du désert, d’autant que le « poète-prophète » est bientôt surnommé le « poète-profit » à cause d’un style jugé commercial. Qu’importe, encore un contrepieds : sa voix usée le pousse à chaque fois à réinterpréter ses chansons et le fan distrait serait bien incapable de reconnaître ses titres préférés lors d’un concert s’il n’est pas capable d’attention. Les strophes qui s’étiraient en longueur se brisent en même temps que sa voix comme si chaque nouvelle scène portait la possibilité d’errer autour d’une chanson comme autour d’un idéal que l’on n’atteint jamais. Détresse à cause d’un horizon de sens toujours fuyant ? Une réponse peut-être, dans la conversion au christianisme évangélique à la fin des années 1970 : le beatnik assagi par la grâce d’une nouvelle naissance ! Les fans sont déçus, les musiciens le raillent ? Lui n’en a cure ! Que les filles et « les garçons ne pleurent pas », parce que même le chant demeure pour lui une aventure personnelle, et la Bible abonde en prophètes qui se mirent le peuple à dos. L’errance ne s’achève pas là, puisqu’il fait son retour au judaïsme. Enfin la terre promise ? Pas sûr, tant pour lui, tout vient à se faner…
Le choix des jurés du Nobel est donc extrêmement audacieux. C’est une icône populaire qui se trouve récompensée, un chanteur avant que d’être un poète, un homme qui a su sans cesse se poser des questions. On a désormais hâte d’entendre son discours de réception du prix qui sera sans nul doute la curiosité des soirées de remise.
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