Comprendre m'a toujours paru essentiel (II -11)
Entretiens de Gilbert Naccache avec Mohamed Chagraoui
Il y a une représentation idyllique de la coexistence entre les communautés (musulmane, juive, chrétienne, française, italienne, maltaise). Or, objectivement les relations entre les communautés sont complexes où se conjuguent à la fois tension, déchirement, détente, défaut de curiosité réciproque, etc.
J’ai répondu à cette question dans le colloque sur Les communautés méditerranéennes de Tunisie1. Je suis intervenu dans ce colloque pour dire : arrêtez vos conneries. Arrêtez de parler d’une idylle qui se serait terminée. Il n’y a jamais eu idylle. Il y avait des gens qui vivaient côte à côte, qui ne se fréquentaient pas. Les uns avaient sur les autres des opinions exécrables. Ils cohabitaient que dans la mesure où ils étaient obligés par le travail. De temps en temps, ils se nouaient des rapports amicaux à travers les frontières des communautés. Ceux qui y arrivaient à nouer ces rapports n’étaient pas très bien vus de la communauté. Et c’étaient des exceptions. L’idylle était l’exception qui était mal vu d’ailleurs.
Le Français n’avait pas d’amis juifs. Et quand il avait un ami juif, il y avait une condescendance de ses familiers qui disait : « Ton ami, il parle bien le français quand même. » Comme s’il était étonnant qu’un élève d’un lycée français parle bien le français. Le sous-entendu, c’est que pour un petit juif, ce n’est pas mal, et ainsi de suite. Ça a toujours été ça.
Les rapports entre les communautés, c’est comme ça. Il n’y a pas eu à ma connaissance beaucoup de jeunes bourgeois juifs tunisiens qui invitaient chez eux à une surprise-partie un camarade de classe musulman. Je ne le crois pas, en tout cas. Le seul endroit où on se fréquentait, c’était les surprises-parties organisées par le Parti communiste. Parce que c’était un lieu de mélange et du refus du racisme. Ce n’était pas partout ailleurs l’idylle.
Alors comment expliquer cette représentation idyllique des rapports entre les communautés ?
Cette représentation est liée à la nostalgie. Il faut bien comprendre une chose. En 1952, sur l’ancienne Jules Ferry, l’actuelle avenue Habib Bourguiba, il y avait des gens qui allaient et venaient. Il n’y avait pas une seule fille musulmane habillée complètement à l’européenne. Même s’il en passait, elle était habillée d’une manière beaucoup plus frileuse au point de vue de la pudeur, et s’attardait pas.
Les jeunes filles qui avaient des chemisiers à moitié transparents, parce qu’à l’époque c’était la mode, étaient des Françaises, des Italiennes ou à la rigueur des Juives. Mais les Françaises et les Italiennes étaient beaucoup plus élégantes et beaucoup mieux habillées que les Juives.
Les gens qui allaient et venaient étaient des groupes qui faisaient le même trajet mais jamais ensemble et ils ne se parlaient pas d'un groupe à l'autre.
Donc, c’étaient plutôt des communautés hermétiques, fermées sur elles-mêmes.
J’ai donné l’exemple des boîtes qui flottent, se rencontrent parfois, qui se touchent mais qui s’éloignent. C’étaient des boîtes séparées, avec un élément étranger qui pouvait, de temps en temps, entrer dans l’univers de l’autre.
Ceux qui continuent à développer une vision idyllique des rapports entre les communautés, ont gardé un souvenir nostalgique de la vie qu’ils ont vécue. De la plage, du soleil, des soirées, des dîners, de la nourriture. Et à leur souvenir qu’ils ont de ce bonheur, ils ont ajouté le souvenir d’un autre bonheur qui n’a jamais existé largement, celui des rencontres et de l’amitié qui arrivait parfois, rarement. Même sur le plan géographique, les communautés habitaient rarement dans les mêmes quartiers, au contraire ; et aller d'un quartier à l'autre était, pour ceux qui s'y risquaient, une grande aventure.
Je raconte dans Cristal comment je jouais avec Hatem Ben Miled dans la cour de recréation et comment un autre écolier juif de ma classe voulant me reprocher de jouer avec un Arabe m’a traité de sale juif, c’est-à-dire de traître. Ce n’est pas parce que j’ai insulté les Juifs. Pas du tout. Parce que tout simplement, je jouais avec un Arabe. Hatem et moi, on s’aimait bien et pour nous c’était normal. Or, les gens de la communauté ne comprenaient pas ça.
Donc, je m’inscris en faux contre cette image, cette représentation idyllique des rapports entre les communautés. Si c’était idyllique, si les communautés s’aimaient comme ça, ça ne serait pas fini par la lutte armée, le terrorisme. Il y aurait eu des discussions et puis on serait séparés amicalement.
Il y avait une oppression qui était basée sur un système colonial. Lequel système vivait de la séparation ou de l’opposition des différentes communautés qui jouaient un rôle dans la survie du système colonial. Les Français au-dessus, les juifs servant d’intermédiaires et de boucs-émissaires, les Italiens étant parallèles aux Juifs, mais plus inférieurs aux Français qui les traitaient plus mal qu’ils ne traitaient les juifs, et les Siciliens étaient les seuls à avoir – dans certains milieux du moins – des rapports autres que des rapports de travail avec les Arabes parce qu'il y avait des couches très pauvres parmi eux. Et donc, ils se retrouvaient dans des bistrots, dans des quartiers où ils habitaient ensemble ou à proximité. C’était un système hiérarchisé volontairement. Et ça ne permettait ni l’échange ni la communication. Parce que le colonialisme s’appuyait sur l’aspect religieux des communautés. De ce fait, il n’est pas étonnant que le mouvement national ait toujours appuyé sur l’Islam. En même temps, il fermait la porte aux autres habitants de la Tunisie chrétiens ou juifs. Ils ne pouvaient pas y rentrer parce que les gens disaient : « Nous les musulmans, nous sommes les seuls opprimés par le colonialisme. »
« ...Dans la Tunisie cosmopolite des années 50 qui comptait Arabes musulmans, Juifs, Français, Italiens, Maltais et autres, la bière s'impose comme un liant interculturel essentiel. Aujourd'hui, elle participe au rayonnement tunisien à travers le monde, grâce aux expatriés et aux touristes qui sont rares à ne pas avoir succombé à la "belle blonde"».
Mais, il y avait des juifs qui ont participé à la lutte nationale.
Je crois qu’il y a eu deux juifs connus qui ont participé à la lutte nationale dans les rangs du Destour, en dehors de ceux qui, comme Bessis ou Chiche, affectait une neutralité relative :Baranès (arrêté en 1953 parce qu’il ramenait des documents à Salah Ben Youssef et aux Destouriens) et Barouch. C’était des hauts-dignitaires qui avaient compris que la Tunisie allait devenir tôt ou tard indépendante et ils se plaçaient du bon côté. C’était sans doute des gens qui faisaient un bon investissement, et pas des militants convaincus idéologiquement. Je ne parle pas ici des Juifs qui militaient dans le Parti communiste, pour qui les motivations et l'engagement étaient différents, je crois en avoir parlé.
1. Cf. Gilbert Naccache, « Nous nous sommes tant aimés… », in Les communautés méditerranéennes de Tunisie: actes en hommage au doyen Mohamed Hédi Chérif, CPU, 2006, pp.385-393
Commentaires
Votre savoir me dérange Monsieur Naccache parce qu'il ne peut satisfaire que vous.
Je suis de Nabeul, mon père était un militant au néo destour, il s'est battu pour l'indépendance du pays sans rien attendre en retour sinon de devoir souvent quitter la maison et aller dormir dans un endroit plus sûr parce que La Main Rouge que vous connaissez je suppose le menacer.
les boums, nos copains musulmans y participaient quand ils étaient invité et ce mode de vie n'avait rien d'exceptionnel, j'étais également invité à des boums chez mes amis musulmans et j'étais libre de danser avec mes amies musulmanes.
Monsieur Naccache, parler de votre expérience mais n'en faites pas une science.
je lis bistrot , bière , et j'ai pensé aux Indiens d'Amérique à qui on avait appris à boire ..........
Hatem et moi on s'aimait bien et pour nous c'était normal ! cela contredit tout votre speech !
Bonne question que celle posée : "qui êtes-vous monsieur Naccache" ?
totalement ou presque à côté de vos pompes ! avc respect !
ce que vous écrivez se tient mais ne reflète pas la réalité !
OUI dansla classe arabe les miséreux étaient prioritaires ,quant aux bistrots,qui leur a donné le goût de la boisson ??? qui? ......et ils n'avaient pas les mêmes besoins ,autre mode de vie ! ils savaient vivre pour l'essentiel et faire de tout pour améliorer leur vie, légitime !
ils mettaient leurs qualités naturelles pour survivre , leur savoir-faire , exploités souvent..! et rendaient heureux ceux qui les considéraientet cela était pas mal du tout !
On vous plaint de n'avoir pas vécu ce que vous décrivez comme "faux" , vous confondez les époques et les lieux !...ou alors??? parlez- nous de vous de A à Z ! alors on comprendra! car cela continue encore aujourd'hui - les personnes qui ont gardé les mêmes contacts, qui grâce aux réseaux sociaux ne se sont jamais quittées
- les mêmes intérêts réciproques avec respect et curiosité ! !! et rien ne peut empêcher cela ! ni le climat, ni la politiquee , ni le racisme , rien !
les relations "d'amour" existaient ! et dans n'importe quel quartier ! !
hallucinant ce que vous écrivez ! ou alors il faudra tout relire !
vous évoquez la "nostalgie" : elle concerne les relations du coeur la gentillessee, la générosité, le partage dans les cours d'école aussi bien d'un morceau de pain avec quiconque que partager un jeu, une ronde ! tous pareils à l'école ! , des voisins ouverts, chaleureux. Une juive demandait à une européenne de lui teindre les cheveux le jour du shabat , une arabe demandait à une juive une recette ou un achat à faire , un italien était prêt à rendre service à quiconque réparer ..enseigner ce qu'ils savaient pour les aider ...etc...
la nostalgie d'une ambiance ! on peut dire que de nos jours tout ou prsque a volé en éclat ! PARTOUT. MAIS,
comment expliquez-vous que les gens qui sont restés"chez eux" ont la nostalgie de ceux qui sont partis ????? et ont hâte de les revoir !
l'arabe n'avait pas besoin de surprise-party ! et beaucoup d'européens n'y allaient pas ! certains n'aimaient pas cette "détente" !... .
seul le souvenir de Hatem aurait dû primer sur tout le reste le cas échéant !
car la bonne volonté existait ; faire passer l'humain existait dans le quotidien et partout. L'entr'aide en cas d'urgence. Toutes les religions l'enseignaient ! ! !!
En gnéral les gens se parlait sans penser race religion couleur de peau !
...
Ce qui s'est passé après , personne n'est maître du temps et des evenements....
Le colonialisme n'était -il pas lui même "religieux" ? !! .....
pour qui pour quoi le "déchirement" ???!
Toutes les colonies sont devenues indépendantes ! toutes !
COMPRENDRE est essentiel Monsieur Naccache mais les protagonistes existent par milliers et peuvent témoigner leur laissant leur libre parole d'expression car réfléchissez comment cela tiendrait-il encore si cela n'avait pas existé ?
Bien a vous.
Qui êtes-vous monsieur Naccache ?
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