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L'illusion andalouse - Par Jean Daniel

 

 

 

 

L'illusion andalouse

 

 

 

 

Par 

 

 

Dans l’histoire des relations entre le judaïsme et l’islam, le mensonge est nécessairement le mal et la vérité ne conduit pas toujours au bien.

Je me suis trouvé l’autre soir au colloque organisé par les auteurs d’une volumineuse "Histoire des relations entre juifs et musulmans" (1). Le climat y était aussi érudit que fraternel. Après avoir passé une partie de ma vie à associer notre journal à leurs préoccupations, cela ne pouvait me faire que chaud au cœur. Des savants transformés en militants y étaient bien décidés à triompher de la barbarie par la seule connaissance des vérités qu’ils décryptaient. Je suis encore loin d’avoir fait une lecture exhaustive de cet énorme livre (1.100 pages) qui tente de répondre aux questions les plus contradictoires. Mais ces universitaires me paraissaient finalement animés par la conviction ou par l’espérance que la vérité suffirait pour se comprendre et peut-être même pour s’aimer. On sait qu’il n’en est rien. Il faut, comme le recommande Platon, "aller à la vérité de toute son âme" quitte à découvrir qu’elle n’est pas Une.

Pour ma part, je l’ai appris dans les études sévères qui ont été publiées sur ma chère Andalousie. J’ai cru longtemps que "l’esprit de Cordoue" avait durablement régné en dépit des conflits, et je souhaitais qu’on y revint.

Sans doute, a-t-on assisté parfois à une volonté collective de retour à un mythe de fraternité. Il y a bien eu en Andalousie et ailleurs en Espagne, comme le rappelle ce livre, des plages de répit et des phases de bienveillance réciproque grâce surtout à la magie fusionnelle de la langue arabe et aux philosophes juifs. Mais c’est à cette époque au contraire que le concept de pureté musulmane (ou chrétienne) et de souillure par le sang juif est apparu.

Si je m’attarde ici sur cette illusion ou ce mythe, c’est sans le moindre désir d’affaiblir l’intention qu’ont pu avoir ces merveilleux savants de donner un fondement solide à une entente possible. Ils nous rappellent de manière opportune que l’histoire n’est pas celle que les historiens nous racontent et corrigent périodiquement mais celle que nous décidons de construire jour après jour dans une sorte de lucidité pathétique. Pour moi, il s’agit d’une éthique de la vigilance. Je résume : sans la vérité, on ne peut construire que sur le sable, mais avec la seule vérité, on risque d’être tenté de se résigner. Quel est ce sentiment qui pourrait si durablement séparer plus d’un milliard et demi de musulmans des populations juives dont le nombre ne dépasse pas les quinze ou vingt millions ? Les auteurs du livre sont tous d’accord sur la recrudescence d’un sentiment antisémite né des différentes guerres que le prophète a menées pour mettre de l’ordre dans ses tribus. Mais il n’est jamais question chez nos auteurs d’un Islam génétiquement hostile aux juifs - qui ne sont d’ailleurs ni une race ni une nation.

À les entendre, je me demande s’ils ont donné toute la place qui convenait à l’utilisation faite par les grandes puissances chrétiennes et politiques du racisme anti-musulman et antisémite, comme aux relations entre les mythes du puritanisme américain et les mythes juifs lorsque les Pères Fondateurs (Pilgrim Fathers) ont exalté ce qu’ils considéraient comme un retour en Terre Sainte. 
Alors la vérité ? Nous sommes un certain nombre à l’avoir cherchée, et chaque fois que l’on a cru la trouver, on s’est rendu compte qu’elle ne convainquait personne. J’ai cru découvrir que c’était Dieu lui-même qui empêchait qu’elle fût comprise. Mais la force des choses et la détermination de quelques hommes se sont souvent opposées avec succès, comme chez les Grecs, aux caprices des dieux. Et rien ne nous oblige à transmettre à nos enfants l’idée ou même le sentiment d’une fatalité de la haine.

Je considère comme une nouvelle incroyablement positive le fait que des associations universitaires, artistiques ou économiques judéo-arabes se créent un peu partout. En Israël, en France, en Grande-Bretagne, ces initiatives, dont on devrait publier tous les jours la liste sur le Net, ne concernent parfois que des projets de festivals de cinéma ou de musique. Elles n’en sont pas moins des lieux de rencontre qui colorent, façonnent et même structurent une façon fraternelle de concevoir la vérité.

Le second point concerne les méthodes. Selon moi, il en est trois d’essentielles. La première passe par l’art et la vitalité créatrice des artistes qui travaillent ensemble et qui montrent ce que nous ne savons pas démontrer.

La seconde, c’est évidemment l’éducation. Tant que les enfants seront élevés par les juifs et par les musulmans dans des rites ou des réflexes qui impliquent le mépris ou la supériorité des uns sur les autres, ils garderont toute leur vie ce qu’on appelle à juste titre des préjugés. On ne se délivre pas de ses racines et l’on est toute sa vie marquée par son enfance.

Tout dépend de l’éducation première. Tous les écrivains algériens d’expression française que j’ai connus ont évoqué leur chance d’avoir été élevé dans les valeurs d’un Islam pacifique et poétique (Rachid Mimouni). Or il y a en ce moment, en Occident, une islamisation de la vie quotidienne dont l’expansion est inquiétante, comme il y a d’ailleurs chez les jeunes juifs, le développement d’un enseignement qui ne les amène plus seulement à une solidarité avec l’Etat d’Israël (2).

La troisième méthode est la plus difficile. Comment aller plus loin que les réalités que nous connaissons ? D'abord en constatant que la charte des Nations unies, comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne suffisent pas à corriger les recommandations religieuses ou communautaires encore présente dans tous les textes sacrés des hommes du Livre.

C’est un combat qu’il m’est arrivé de livrer : chaque fois que l’occasion se présente, il faut que les plus hauts représentants des communautés musulmanes, juives, mais aussi chrétiennes affirment la compatibilité solennelle de leur fidélité à Dieu avec leur loyauté à l’égard de la République. C’est ce qu'Ezekiel recommandait, à Babylone, à tous les Juifs en exil. 
 

(1) Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora(Editions Albin Michel)
(2) Cf. le livre de Jean Daniel "la Prison juive" (éditions Odile Jacob et en poche)

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