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Los Angeles : la nouvelle capitale du monde

 

Los Angeles : la nouvelle capitale du monde

 

 

Forte de son dynamisme, de sa douceur de vivre et de son patrimoine architectural, la mégalopole californienne se réinvente. L'ex-"parking" géant se métamorphose en ville post-ethnique, post stress. Bienvenue dans l'anti-New York

Vous venez de passer une semaine à Los Angeles et vous en avez pris plein les mirettes. Le soleil brillait, comme toujours, vous avez découvert un centre-ville ressuscité, un Art District vibrant d’énergie, un East L.A. latino-bobo détonnant, vous avez même fait un crochet par Hollywood et Malibu, villes dans la ville. Vous avez pris un verre au mythique hôtel Château Marmont et vous êtes senti tout chose en vous rappelant la dernière fois – la seule ! – où vous y aviez dormi, pour ouvrir les rideaux le matin et tomber nez à nez, si l’on peut dire, avec Milla Jovovich seins nus sur son balcon.

Vous vous êtes gavé de nourritures du monde entier, vous avez chassé les meilleurs tacos de la ville, trois dollars les deux. Et, bien entendu, sacrifié au péché mignon du bon gros film catastrophe avec San Andreas et son tremblement de terre mano a mano, montagne de muscle (Dwayne Johnson) contre montagne d’eau (Mr. Tsunami, I presume). Great fun !

Vous voilà à l’aéroport, prêt à repartir. Pour tuer le temps vous vous plongez dans une pile d’articles que vous n’aviez pas lus. L’un fait le point sur le risque d’un tremblement de terre à Los Angeles. Un vrai. Selon un récent rapport, la probabilité d’un séisme aussi fort que celui de 1994, qui avait fait 57 morts et causé plus de 20 milliards de dollars de dégâts à L.A., est de… 93%. "Les gens devraient vivre chaque jour comme s’il risquait d’être celui du "Big One"", écrit un auteur du rapport. Votre avion décolle vers l’océan carte postale et vous ne pouvez vous empêcher de jeter un coup d’œil au hublot. La mer est d’huile, le sable des plages peigné comme un acteur le soir des Oscars, les freeways et leurs échangeurs en trèfle à quatre feuilles sont intacts. Jusqu’ici tout va bien…

On dit Los Angeles narcissique en pensant à Hollywood, mais c’est une erreur. La ville se fout de ce que les autres pensent d’elle. À vrai dire, Los Angeles ne sait même pas trop quoi penser d’elle-même souligneDana Cuff, prof d’architecture et directrice du CityLAB de l’Université de Californie

Elle se regarde un peu comme si elle se voyait d’avion, c’est une région plus qu’une ville à proprement parler, un bassin coincé entre la mer et les montagnes.

Pendant longtemps, le monde entier s’est moqué de cette mégalopole mégalo, superficielle, soumise au joug de la bagnole. Une ville dont les habitants "pensent qu’il resteront éternellement jeunes et beaux même si la plupart ne le sont pas, jeunes et beaux", ricanait l’intellectuel Christopher Hitchens. "Pas plus de personnalité qu’un gobelet en papier" (Raymond Chandler), "juste un grand parking" (John Lennon). Elle fut ainsi longtemps la piñata favorite des intellos et artistes, comme il sied à "une ville où la masse de la classe moyenne était la plus vaste de toute la planète", rappelle l’essayisteDon Waldie. La classe moyenne avait le droit de rêver, pas celui de faire rêver.

Et puis, tout a progressivement changé sans qu’on y prenne garde. Dans cette ville où l’immensité et la lenteur de la circulation cachent aisément la vitesse des transformations en cours, Downtown s’est réveillée, Silicon Beach émerge au point de faire la nique aux start-ups de San Francisco, East L.A. est devenue une destination, Los Feliz etSilver Lake attirent bobos et artistes… Los Angeles, soudain, estintéressante. Pas trop familière mais pas trop exotique non plus.

Qui irait se promener à Lakewood, la municipalité du comté de L.A. où vit Don Waldie ? Personne, à part ses habitants et votre serviteur. En seulement trois ans, au tournant des années 50, soixante-dix mille maisons construites. Un concentré de banlieue sans histoire. Maisdowntown, c’est autre chose comme le rappelle Ken Bernstein, en charge des bâtiments historiques de la ville.

Los Angeles compte plus de 1000 immeubles classés, nous avons l’un des centre-ville historiques les mieux préservés de tout le pays. Et Broadway affiche la plus large collection de vieux théâtres du monde entier. 

L’histoire est étonnante : un quartier entier déserté après la guerre sur fond de boom des banlieues, qui redevient le centre – si c’est possible – d’une ville tentaculaire.

En 1999, la ville change le plan d’occupation des sols et facilite la rénovation des bâtiments, mélange de logements et de commerces. Quatre ans plus tard, la ville inaugure le Disney Concert Hall, imaginé par Frank Gehry, qui sera rejoint en septembre prochain par le musée d’Eli et Edythe Broad, un couple de milliardaires passionnés d’art contemporain.

L’orchestre philharmonique est placé sous la direction d’un jeune chef vénézuélien, l’opéra fait parler de lui avec des créations moins plan-plan que celles de New York. Surtout, le centre se repeuple. Les artistes s’installent, les hipsters puis les bobos suivent. Même les seniors ! Barbara Jacobs, directrice d’exploitation de l’Edison, le plus beau night-club de la ville précise les chiffres.

Six mille personnes âgées vivant downtown, qui aurait pu imaginer un truc pareil ?

À en croire les uns, la renaissance du centre historique est une série de paris gonflés pris par des promoteurs passionnés. Et c’est souvent vrai : quand Andrew Meieran et Marc Smith rachètent le Higgins Building, en 1998, ils trouvent un sous-sol immergé dans trois mètres d’eau. Il leur faut un sacré culot pour voir dans cette ancienne centrale électrique au charbon, turbines comprises, un futur night club. The Edison, d’ailleurs, garde un côté éphémère typique de la ville : des pompes à eau fonctionnent en permanence et l’eau qui suinte des murs part discrètement dans une rigole planquée derrière les fauteuils club en cuir…

L’autre version du renouveau de downtown est moins glamour : à force de s’étendre, la ville a fini par buter sur le désert. À court d’espace, elle a redécouvert ces grands espaces vierges en plein centre. "Ce n’était plus "Go west" mais "Go up", "Va en hauteur"", s’amuse Don Waldie. Une ruée vers l’or nouveau siècle, avec un côtéWild West toujours très présent dans l’ADN de la ville. L.A. n’est pas une ville figée, c’est d’ailleurs ce qui fait son intérêt. une vision partagée par Dana Cuff

Paris, New York… Les autres grandes métropoles sont précieuses à propos d’elles-mêmes, Los Angeles ne l’a jamais été, elle s’est construite sur l’idée d’un mouvement continu vers le futur. La préservation ne fait pas partie de l’imaginaire de cette ville.

Le Los Angeles Conservancy, une ONG, a établi une carte minutieuse des lieux historiques de L.A., mais cela ne garantit pas leur protection. Au n°21514 de Malibu Road, une maison de plage bâtie dans les années 50 par un associé du célèbre architecte Craig Ellwood risque d’être démolie. Ce pur joyau minimaliste a pourtant été acquis par une architecte… 

Voilà pourquoi il ne faut pas visiter downtown L.A. comme un musée mais comme un monde en basculement. Descendre Broadway, par exemple, en partant du Central Market, un marché couvert comme il en existe partout en Amérique latine. Mais avec un mélange étonnant : à l’ouest, le China Café sert depuis 1959 un succulent chop suey aux ouvriers latinos du quartier, qui l’avalent sur le zinc sans piper mot.

À l’est, un nouveau stand de saucisses satisfait l’étrange passion duhipster pour la bratwurst berlinoise. Juste à côté, le vendeur asiatique de spiritueux, que les SDF venaient supplier de leur vendre de la gnôle quand il leur manquait quelques pennies, vient de mettre la clé sous la porte.

On sort du Central Market, côté Broadway, pour trouver en face leBradbury, le plus beau lobby d’immeuble de toute la ville. Sur l’avenue, les magasins de robes de princesse brillent de leurs strass et paillettes pour la quinceañera, la fête incontournable des latinas de 15 ans. La prochaine hausse de loyer fera décamper ces boutiques, tout comme les vendeurs de tacos et pupusas salvadoriens, mais pour le moment ils s’accrochent à leurs pas-de-porte.

Au n° 745, un magasin de fringues s’apprête à ouvrir et son nom, Chic, pardon, Shiek, annonce l’arrivée en force de la branchouille. Mais quelques mètres plus loin, The State, l’un des rares théâtres non abandonnés, sert toujours de lieu de prière et affiche son programme immuable : "Jesuschristo es el Señor".

Plus loin encore, un bar sans âme est tenu par un blondinet au sourire niais, mais la façade en céramique bleue de l’immeuble, l’Eastern Building, est l’une des plus belles de la ville. Encore un minuscule stand de tacos et c’est le Ace Hotel, établissement qui abrite branchés et stars de passage capable d’accueillir dans son théâtre des années 20 une projection en 3D de Love, le film de Gaspard Noé, un opéra ou un concert de Marilyn Manson …

Broadway est un précipité de la ville, mais on ne compte plus les balades en contraste que l’on pourrait faire dans les quartiers de ce paysage convulsif qu’est Los Angeles, sans cesse changeant, toujours remodelé. Combien de villes sont allées jusqu’à raser des collines pour faire place à leurs autoroutes ?

Juste à l’est de downtown, les nouveaux citadins s’installent dans des immeubles comme le One Santa Fe, une longue barre blanche à l’architecture réussie, tandis que les peintres et graphistes de l’Art District râlent contre l’envolée des loyers, tout en se serrant les coudes.

C’est d’ailleurs une caractéristique que l’on retrouve souvent à L.A. : la solidarité entre habitants d’une communauté. Peut-être parce qu’il ne faut pas trop compter sur l’entraide publique comme le fait remarquerHamish Robertson, un designer et photographe britannique qui a rejoint la cohorte impressionnante des transfuges de New-York, une ville où il a vécu dix ans.

Los Angeles est coopérative, là où New York est concurrentielle. Les gens sont prêts à aider, à faciliter votre activité et ils vous laissent le temps de réussir ou d’échouer – on ne vous juge pas tout de suite.

Comment tout ce beau monde se mélange-t-il ? Quelle est la glue qui soude ces 18 millions de personnes, venant de 140 pays et parlant 224 langues ? Toujours la même : "Être Angeleno, c’est une identité que l’on prend en arrivant ici, dit rappelle Don Waldie. Les premiers arrivés venaient de petits bleds du Middle West où ils étaient définis par leur race, leur classe sociale, les gens qu’ils connaissaient et leur propre histoire. Arrivés ici, ils se sont débarrassés de tous ces marqueurs et en ont pris de nouveaux. Il y avait cette idée que si personne ne connaissait votre passé, vous pouviez communiquer avec les autres plus facilement. Et cela n’a pas changé."

Hamish Robertson, le photographe-designer, a récemment vécu un moment impensable à New York. "J’étais dans une soirée d’anniversaire avec un ami que je connais depuis un an, et soudain il se tourne vers moi : "Au fait, Hamish, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?""

Melting pot ? La ville est à l’image de la Californie, un Etat où les hispaniques viennent de dépasser en nombre les blancs non-hispaniques, où les latinos de moins de 18 ans sont deux fois plus nombreux que les jeunes blancs, et où la minorité asiatique progresse rapidement. Cette "grande expérimentation" pourrait préfigurer une métropole post-ethnique et post-raciale apaisée, sorte d’île de la Réunion géante version côte Ouest.

 

"Vivre et dîner à L.A."

À la bibliothèque centrale, Josh Kun fait visiter l’expo "Vivre et dîner à L.A.", que le prof de l’Université de Californie du sud a montée en plongeant dans les menus anciens de la ville. Un voyage dans unkaléidoscope gastronomique, depuis les drive-in jusqu’aux taqueriasen passant par un restaurant recréant le frisson d’un dîner en prison. Pourtant, Josh Kun apporte un bémol au cliché de la-grande-ville-multiculturelle.

Ici, vous montez dans votre bagnole, allez dîné dans un autre quartier et en repartez aussitôt après. C’est une expérience urbaine, mais qu’est-ce que cela a à voir avec la diversité ? Cette tension entre promesse et réalité est tellement caractéristique de Los Angeles, capitale des films et de l’image de synthèse !

 Loin d’être un modèle d’harmonie, L.A. pourrait tout aussi bien préfigurer la ville égoïste du XXIe siècle, une région de plus en plus inégalitaire où une famille sur dix ne mange pas à sa faim. Dans les quartiers d’East L.A., les bobos chassent sans état d’âme les familles hispaniques modestes. Skid Row, le quartier des SDF coincé entredowntown et l’Art District, est assiégé par la gentrification. La municipalité ne cache pas son impatience de voir les homelessdéguerpir, sans pour autant leur fournir de points de chute... "Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, Los Angeles a accompli un travail fantastique pour s’inventer comme ville d’individus, mais le résultat est terrible sur le plan collectif", note Christopher Hawthorne, le subtil critique d’architecture du Los Angeles Times.

On y est "chez soi", depuis l’habitacle de sa voiture, sur le freeway,jusqu’à sa maison et son arrière-cour. Ce qui n’est pas sans son charme. "Vous retrouvez vos amis dans leur jardin, c’est quelque chose d’idyllique, de très privé, dit Eric Avila, historien à l’Université deCalifornie. Et c’est le rêve sur lequel a été fondé cette ville : un monde salubre aux antipodes de la violence urbaine, de la saleté, de la prostitution…"

Mais elle est aussi une métaphore des tares de l’individualisme : épuisement des ressources en eau, pollution atmosphérique, congestion des autoroutes, émeutes raciales…

En un sens, la ville s’est assagie. Elle commence enfin à tirer partie de la culture californienne écolo, l’immigration a nettement ralenti et la plupart des jeunes Angelenos, nés dans cette ville qui les voit grandir, s’intéressent moins à l’histoire mexicaine qu’au street art chicano d’East L.A.

Los Angeles se penche sur elle-même, elle ralentit, quelque chose qu’elle n’a jamais su bien faire. "Que devenons-nous, maintenant ?s’interroge Chris Hawthorne. Nous n’aimons pas que les éléments nous résistent, nous avons toujours vécu avec l’idée que nous pouvions bâtir ce que nous voulions et construire dans n’importe quel canyon, même s’il brûle tous les dix ans."

Se poser, se demander comment passer du règne de la bagnole à un monde où la voiture est un handicap – on peut pas envoyer de SMS en conduisant ! Ne plus "aller au bureau", puisque pour les jeunes le bureau est partout et nulle part, et ne plus se retrouver coincé dans les embouteillages. Transformer, comme l’a fait l’architecte d’intérieurTim Gajewski, un cabinet (imaginaire) d’avocates en "lieu d’interaction sociale", avec des tentes indoor pour les réunions…

La ville crée, cogite, vibre et le reste du monde commence à s’en apercevoir. Elle n’est pas douée pour l’introspection mais trace des pistes. Ses jeunes se mélangent (malgré tout), ses ex-minorités s’apprêtent à rebattre les cartes d’un pouvoir encore dominé par les Anglo-Saxons, ses cuistots jouent avec la palette des saveurs du monde, ses artistes inventent de nouvelles façons d’absorber la fabuleuse lumière californienne… Pendant ce temps-là, à New York, son anti-modèle, ville de la concentration, de la vitesse et de la finance, on construit des buildings pour milliardaires. Et ceux-ci font de l’ombre aux immeubles d’habitations désertés par les vieux habitants de Manhattan chers à Woody Allen

Philippe Boulet-Gercourt

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Quel beau style. Un plaisir de vous lire.
Je suis à LA depuis presque 3 ans. San Francisco ou j'ai vécu précédemment (16 ans!) m' a ouvert les yeux devant une ville aux paysages inimaginables et même extraordinaires. A LA, Les gens s'entraident dans leur ' neighborhood' 'voisinage' et souvent les amis ne se voient pas pendant des mois entiers: traffic, manque de temps, horaires déments, et surtout distance. Une mégalopole crée des distances à échelle inhumaine. Maintenant si vous voulez comparer LA à NY, J'ai lu cela à mon arrivée ici, 'New York tells you who you should be, and LA forces you to figure out who you really are."
Simone Uzan Joseph
Sljoseph@earthlink.net

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