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Tunisie Aujourd'hui

Tunisie Aujourd'hui

 

 

On met souvent en avant les difficultés de la transition démocratique tunisienne, en insistant davantage sur ses difficultés ou ses excès que sur les promesses qu’elle recèle. Les Tunisiens n’ont plus le sens de la mesure, ils sont devenus trop nihilistes, trop «négativistes» après un demi- siècle de mutisme collectif. Ils voient le mal partout dans leur courte transition. Pourtant, les bienfaits de leur démocratie ne sont pas si invisibles que cela. On est même tenté de dire que la démocratie commence à marcher,même dans la douleur, cinq ans après la chute du dictateur.

Les Tunisiens ont obtenu leur liberté d’expression et de pensée depuis la Révolution. Ils en usent et abusent largement depuis. Ils ont voulu une Constitution démocratique, ils l’ont eue, malgré ses défauts, qui commencent à paraître, il est vrai, à l’épreuve des faits. Ils ont voulu sanctionner les dérives d’Ennahdha, écarter les islamistes du pouvoir, ils l’ont fait à travers les pressions de la société civile et par un parti moderniste. Ils l’ont fait surtout de manière pacifique, en évitant le recours à la violence. Ils ont eu des élections démocratiques, constituantes, législatives et présidentielles, tant en 2011 qu’en 2014, ils ont respecté les usages et les procédés électoraux ainsi que les résultats des urnes. Face aux blocages et crises politiques, les acteurs politiques et les organisations professionnelles ont réussi à réguler les conflits par le compromis et la transaction, comme pour le processus du dialogue national après l’assassinat de Brahmi en juillet 2013; comme encore après les élections de 2014 par l’inévitable coalition entre Nida et autres partis laïcs et les islamistes d’Ennahdha; comme aujourd’hui enfin avec «l’accord de Carthage» et l’initiative présidentielle du gouvernement d’union nationale. Le compromis est l’essence même de la démocratie. Mieux encore, le parti Ennahdha lui-même est en train de procéder,non sans difficulté, à sa mutation vers la «spécialisation» politique, imposée il est vrai par son leader Ghannouchi. La volonté de transformation du parti islamiste vers moins de théocratie, et d’insertion dans le jeu démocratique existe bel et bien. Les faits sont là. Mais, que la chose soit faisable ou pas faisable pour les islamistes, cela, c’est une autre histoire que seul l’avenir pourra écrire avec exactitude.

Aujourd’hui encore, quoi de plus normal en politique, et en démocratie, qu’un chef de gouvernement décide de se plier, non à la volonté du chef de l’Etat qui l’a nommé, mais à la volonté des électeurs et de leurs représentants au parlement, comme l’exige la Constitution? Quoi de plus démocratique qu’un chef de gouvernement en mal de popularité décide de poser la question de confiance au parlement? En France, on ne cesse de critiquer le chef du gouvernement Manuel Valls, et même le président Hollande, qui ne veulent pas démissionner, alors qu’ils sont rejetés par l’opinion et les sondages, voire contestés au sein de leur propre majorité.

La Constitution tunisienne prévoit que le gouvernement soit responsable devant le parlement, même s’il est désigné par le président de la République (article 95). Mais le président ne peut, toujours selon la même Constitution, nommer que le représentant du parti ou de la coalition majoritaire, vainqueur aux élections (article 89). Chose qui fut faite de manière forcée, puisque Habib Essid a été «accepté» formellement,mais non sans résistance, par Nida Tounès lors de sa désignation.
Ce qui est tout à fait logique sur le plan démocratique. Le président nomme, comme chef du gouvernement, le représentant du parti majoritaire au parlement, il est en retour normal que le chef du gouvernement se présente devant le parlement pour vérifier si la même majorité lui fait toujours confiance, pour pouvoir poursuivre son action politique. On est là dans l’esprit du régime parlementaire. Si le chef du gouvernement Essid avait accepté sa démission, comme le lui demandait le président Essebsi, il aurait fait une lecture présidentialiste du régime. Une lecture qu’Essebsi voulait imposer à tout prix en tant que chef de la majorité politique. Ainsi Essid a respecté la lettre et l’esprit du régime parlementaire, tel qu’il a été décrit par la Constitution. La lecture institutionnelle n’est pas incorrecte.

Maintenant que la confiance a été retirée au gouvernement Essid, le président a nommé à la tête du gouvernement d’union nationale, dont le principe a été entériné par neuf partis et trois organisations syndicales et professionnelles représentant la société civile, Youssef Chahed (41 ans), membre dirigeant de Nida Tounès et actuel ministre des collectivités locales, au poste de chef de gouvernement. Là aussi, le président use de son bon droit. Il peut encore le faire en tenant compte des rapports de force, de la conjoncture politique et des exigences du compromis.A travers un fidèle à la tête du parti, le président sera en mesure d’avoir une certaine empreinte sur un gouvernement composé par un grand nombre de partis. C’est le chef de gouvernement qui donne le ton politique du système. La majorité des signataires de «l’accord de Carthage» a béni cette nomination et les tractations pour la désignation des membres du gouvernement sont en cours.
Que l’ancien chef du gouvernement Habib Essid, qui dirige maintenant les affaires courantes, ou son successeur, Youssef Chahed, plaisent ou déplaisent à l’opinion et aux partis, c’est une chose; que le système démocratique fonctionne ou pas, c’est une autre chose. Ce n’est pas l’opinion qui, en démocratie, désigne les chefs des gouvernements, elle l’a déjà fait indirectement en élisant le parlement et le président de la République. Elle a toujours de surcroît la possibilité de sanctionner les partis et les majorités aux prochaines élections. Et puis l’opinion garde sa liberté de critique.

On voit bien que non seulement la démocratie tunisienne survit aux épreuves et aux difficultés (terrorisme,jihadisme, crise économique, marché parallèle, corruption, chômage, déséquilibre régional, tourisme…), mais les institutions, aussi tordues soient-elles, fonctionnent aussi normalement à leur tour, selon des lectures différentes, tributaires de la personnalité des hommes qui les dirigent, les font mouvoir et leur donnent vie. C’est dans la nature des choses. Le pays n’est pas tombé dans la violence ou la guerre civile, les changements politiques se font de manière pacifique, les adversaires politiques se reconnaissent mutuellement. Partis et acteurs s’inclinent devant le suffrage universel. Les médias et la presse sont libres. L’apprentissage de la démocratie poursuit sa route, la démocratie survit aux obstacles et tente parfois de les contourner.

Ne soyons ni trop pessimistes, ni trop optimistes sur la vie politique et démocratique tunisienne. Reconnaissons humblement et objectivement les faits, qui ne doivent être dénaturés ni dans un sens ni dans un autre.

Hatem M’rad
Professeur de science politique à l’Université de Carthage. Président-fondateur de l’Association Tunisienne d’Etudes Politiques.

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