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Tunisie : Si rien ne change, on va brûler Gafsa

 

Tunisie : Si rien ne change, on va brûler Gafsa

Un an après la révolution du Jasmin, les contestations sociales se multiplient. L'emploi est au centre de toutes les revendications

Des pneus brûlés jonchent le bitume de la rue Habib Bourguiba, avenue principale de M'dhilla. Dans cette petite ville du centre de la Tunisie, près du local de l'UGTT, le principal syndicat tunisien, des chaises, brûlées également, sont disposées sur les trottoirs. Les fenêtres du bâtiment ont été brisées, tout comme celles de la municipalité qui date de l'empire colonial.

"En plus de nos emplois, c'est notre patrimoine qui est parti en fumée", regrette Hossein, 30 ans d'ancienneté à la Compagnie de phosphate de Gafsa (CPG), détenue à 99 % par l'État tunisien et numéro cinq mondial du secteur. Dans la nuit du 23 au 24 novembre, M'dhilla mais aussi Moularès, située à une trentaine de kilomètres, ont été le théâtre de violences. Les manifestants contestaient les résultats, annoncés le 23 novembre, du concours de recrutement de la CPG.

40 % de chômeurs

"Ils n'ont pas respecté les critères de sélection (basés essentiellement sur des critères sociaux, NDLR). Certains ont été pris alors qu'ils avaient déjà un emploi", assure Néji Yacoubi, les dents noircies à cause de la pollution engendrée par le phosphate. Fragilité des os, perte des cheveux, cancer, les effets sur la population locale de l'extraction de cette ressource sont nombreux, pourtant, tout le monde veut travailler dans cette entreprise. Alors que le taux de chômage flirte avec les 40 % dans le gouvernorat de Gafsa, contre 18 % pour la moyenne nationale, l'emploi reste plus que jamais au coeur des préoccupations. Et la CPG, le principal employeur.

Des salaires alléchants (environ 500 dinars -250 euros- pour un chauffeur, alors que le salaire moyen est de 120 à 150 dinars), une retraite juteuse, des avantages sociaux et une sécurité sociale sont les nombreux avantages qu'elle offre. Cette année, elle a reçu plus de 16 000 candidatures pour 2 600 postes au sein de l'entreprise et 1 200 autres à pourvoir dans sa société de préservation de l'environnement. Mais les résultats annoncés le 23 novembre, peu avant la démission du gouvernement, n'étaient que partiels et manquaient de transparence. "Nous avions demandé au ministère de l'Emploi d'attendre et d'afficher les scores de chaque candidat. Mais certaines personnes au sein du gouvernement n'ont pas voulu", regrette Kaïs Daly, le P-DG du groupe, tout en refusant de nommer qui que ce soit. Devant le siège du Groupe chimique tunisien, à Tunis, des militaires sécurisent la zone. Une centaine de personnes, venues du gouvernorat de Gafsa, se sont réunies le 28 novembre, pour dénoncer ces résultats.

Une impression de déjà-vu

Les dents jaunies, un manteau visiblement trop grand pour lui, Hossein, ancien chauffeur de poids lourds, s'avance dans la cour de la compagnie de phosphate, à M'dhilla. À quelques mètres de là, une grue a été la proie des flammes. Derrière, c'est un camion. Plus loin, des carcasses de bus carbonisés trônent. La plaque de marbre qui indiquait l'entrée de la compagnie est en morceaux. Les murs blancs du laboratoire ont été noircis par la fumée. Même vision du côté du bâtiment administratif, construit en 1923, où le plafond d'une aile menace de s'effondrer. Les dégâts matériels s'élèvent à plus de 5 millions de dinars (2,5 millions d'euros), "mais ce n'est rien comparé au manque à gagner - 3 millions de dinars par jour - dû à l'arrêt de la production", souligne Kaïs Daly.

Depuis le 24 novembre, un couvre-feu a été instauré dans tout le gouvernorat. À M'dhilla, quatre blindés de l'armée et de la gendarmerie patrouillent toute la journée.

Cette situation n'est pas sans rappeler celle de 2008. À l'époque, Redeyef, une ville minière située à la frontière algérienne, s'était enflammée. Les manifestants dénonçaient alors la corruption et leurs mauvaises conditions de vie. Pendant plus de six mois, ils ont affronté les forces de l'ordre de Ben Ali. Une contestation violemment réprimée qui a fait deux morts. "Nous avons commencé la révolution à ce moment-là", rappelle Moktar Charfi, le directeur de la maison de la culture de M'dhilla.

Promesses

Pour calmer les tensions, les résultats du concours sont suspendus. Les habitants souhaitent leur révision, mais surtout des investissements. À M'dhilla, il n'y a ni banque, ni station-service. "Ce sont nos richesses qu'ils exploitent. Ils gagnent beaucoup d'argent, mais le gouvernorat n'en bénéficie pas", déplore Belgacem Mabrouki, employé à l'université de Gafsa.

Difficile d'attirer des investisseurs dans ce bassin minier, dont l'accès se fait essentiellement via des routes défoncées. Il faut plus de cinq heures pour y arriver depuis Tunis. "Nous avons présenté un programme de 400 millions de dinars - 200 millions d'euros - au gouvernement pour développer et créer des emplois dans la région", soutient Kaïs Daly. "Beaucoup de promesses ont été faites, mais rien ne se passe", regrette de son côté le gouverneur, Moncef El Héni.

"Si rien n'est fait, on va brûler Gafsa"

"Rien n'a changé depuis 2008. Les pratiques restent les mêmes. Et la corruption est toujours là", constate Rim Ammar, jeune avocate de Gafsa, alors que l'impatience sociale se fait sentir. Devant le siège du gouverneur, des chauffeurs de taxi ont planté une tente. Ils souhaitent recevoir des autorisations pour travailler. Au loin, une épaisse fumée noircit le ciel de Gafsa. Devant la gare, des hommes brûlent un pneu de poids lourd. Moatassim Karam, 50 ans, est au chômage. Comme la cinquantaine de personnes présentes sur place, il souhaite que le gouvernement s'occupe d'eux. "Le local de réparation des wagons a été transféré à Sfax. Huit cents personnes se sont retrouvées au chômage, alors que les installations sont toujours là. (...) Si rien n'est fait rapidement, on va brûler Gafsa", lance-t-il, reconnaissant que ce n'est peut-être pas la solution, "mais j'ai besoin de manger et de faire manger ma famille".

Certaines entreprises, comme la société de câblage Yazaki ou encore Benetton, se sont depuis installées à Gafsa grâce au pôle de compétitivité voulu par la CPG, mais cela n'est pas suffisant. "On ne cherche pas des salaires importants, on veut juste travailler. Toutes ces destructions et ces contestations ne sont pas une bonne chose, mais que faire ? On ne connaît pas la démocratie, analyse, tel un sage, Hossein, alors qu'il fume son narguilé. C'est la mission des intellectuels de nous l'enseigner."

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