Yves Eliahou, gardien du trésor des juifs en Tunisie, par Walid Mejri
Tunisien de confession juive, Yves Eliahou Kamhi, a décidé de parler de la discrimination exercée par de nombreux citoyens et par l’Etat tunisien, à l’encontre des Tunisiens de confession juive.
Il y a eu trois étapes dans la vie de Yves, trois grands moments qui l’ont marqué et ont transformé la vie de ce Tunisien originaire de Sousse. Ses études en France, durant lesquelles il a subi des injustices de la part du chef de département de son Master. Son entrée dans l’Ordre des avocats en Tunisie et son changement de vision du patriotisme, aprés avoir été interdit de service militaire, du fait de sa confession juive. Et puis la maladie de sa mère, atteinte d’Alzeihmer, et évènement qui a impacté son mode de vie au quotidien.
Yves Eliahou Kamhi, 36 ans est un avocat Franco-Tunisien, vit toujours à Boujaafar, son lieu de naissance à Sousse. Son enfance est riche en expériences. Ainsi, alors même qu’il grandit en passant son temps dans la synagogue jouxtant sa maison, sa mère l’inscrit dans un “kotteb” islamique pour qu’il apprnene le Coran, la lecture et l’écriture, deux ans avant de rejoindre l’école.
Il ne ressent alors pas la différence qu’il peut y avoir entre lui et ses camarades. C’est en grandissant qu’il se retrouve obligé de “choisir” son identité et d’assumer une fracture face au reste de la société.
« Je suis juif par conviction et par acquisition – dit-il – Je suis né juif et j’ai choisi par conviction de le rester. Je n’ai pas voulu quitter le pays ou y rester en changeant ma religion… je n’y ai jamais pensé. Je suis Tunisien avant tout et mon identité juive vient au second lieu. »
La synagogue Kether Torah, dans laquelle Yves a grandi, a été bâti en 1913, par le rabbin de de Sousse, Youssef Guez, qui devient par la suite le premier Grand Rabbin autochtone de Tunisie. La synagogue était un mausolée visité par des milliers de Juifs, qui y honoraient les rituels religieux et y célébraient les fêtes.
La maison familiale est voisine de la synagogue. Yves a baigné dans la culture juive et s’est empreint de son héritage. Très tôt il a pris part à la prière du Shabbat. En effet pour réaliser la prière il faut la présence de 10 hommes pubères, c’est à dire ayant atteint l’âge de 13 ans. Lorsque la communauté juive s’est réduite à Sousse, Yves, âgé de 13 ans, complète le quorum afin que la prière hebdomadaire ait lieu.
« C’était une expérience existentielle et spirituelle très forte pour moi, je sentais appartenir à la communauté juive, tout en étant ouvert à la culture musulmane. »
De confession juive et de culture musulmane
Le fait d’être de confession juive n’a pas empêché Yves de s’intéresser à l’Islam, sans pour autant songer à se convertir. Très jeune il s’est intéressé à la lecture du Coran, des hâdiths du Prophète, au récit de la vie des compagnons du prophète et aux livres de pensée islamique. Il confie même avoir excellé dans la matière d’éducation religieuse au lycée :
« J’étais un bon lecteur. Cette religion m’intriguait beaucoup car elle est la colonne vertébrale de la société tunisienne et constitue une composante principale de son système civil et culturel. J’ai beaucoup lu et réfléchi et j’ai trouvé qu’il ya beaucoup plus de points communs, qui rassemblent les musulmans et les juifs que de points de divergence. Parfois, quand j’ouvre le Coran ou que je rentre dans une mosquée, j’ai le même sentiment que lorsque j’ouvre la Torah ou que j’entre dans une synagogue. »
Yves est un personnage complexe, léger et profond en même temps. De confession juive et de culture musulman. Très rationnel, ses pas sont toujours réfléchis. Il ne laisse pas la moindre place à la spontanéité et aux réactions excessives, que l’on retrouve dans une société guidée par les émotions et les sentiments, et qui réagit sans bon sens, surtout quand il s’agit de divergences religieuses ou ethniques.
« C’est rétrograde ! La différence est un facteur d’enrichissement de la société. Pourquoi la considérer comme un danger qui menace l’entité sociale et sa solidité ? »
La société tunisienne est, pour Yves, statique et superficielle et elle refuse de s’approfondir et s’ouvrir aux autres. Pire, elle refuse de s’ouvrir à elle-même et découvrir ce qu’elle comporte de différences et de paradoxes.
Il a été a trés souvent victime de racisme, dans son propre pays, du fait de sa religion. IL ne compte plus les : « Dommage, on vous croyait musulman !», proférés dés que son interlocuteur découvre sa confession. D’autres vont jusqu’à s’exclamer : « on vous croyait Tunisien». Son identité tunisienne est questionnée, dés que sa confession est découverte.
La police elle-même applique cette discrimination, certains agents ne comprenant pas que Yves est un citoyen tunisien à part entière, jouissant des mêmes droits et devoirs que ses concitoyens, qui eux sont de confession musulmane.
Ainsi il se rappelle, un évènement qui lui est arrivé, alors qu’il était en route pour le pèlerinage de la Ghriba, un évènement sacré à Djerba :
« J’étais en route vers la synagogue lors du pèlerinage de la Ghriba, lorsqu’un policier a voulu m’interdir de passer, arguant que l’évènement ne concernait que les juifs. En jugeant mon jogging, avec le logo de l’Etoile Sportive Sahalien il a considéré que je n’étais pas concerné. Quand je lui ai expliqué que je suis tunisien de confession juive, originaire de Sousse et supporter de l’Etoile du Sahel, il s’est exclamé avec mépris : Juif et Sahelien en même temps ? Que Dieu nous préserve ! »
Le gardien du trésor immergé
Il n’est pas difficile d’entrer dans la synagogue. Les murs, malgré les efforts d’entretien, semblent délabrés et les serrures n’ont pas l’air solide. Mais derrière ces murs en piteux état, se cache un trésor inestimable. Un trésor aux dimensions religieuses immenses et qui représente un héritage civilisationnel. Et le hasard a voulu que Yves soit le gardien de ce trésor et qu’il se voit confier la sauvegarde de son message et sa passation, dans les meilleures conditions, aux générations futures.
Au coeur de la synagogue on découvre un trésor : d’anciens manuscrits de Torah, rédigés à la main et conservés depuis des générations. Crédit image : Walid Mejri.
Yves ouvre la porte d’un patio décoré de toiles et d’expressions en hébreu et se dresse avec piété devant une porte, tout en murmurant des prières. Puis essuie son front avec sa main droite avant d’indiquer une pièce cylindrique décorée. Dans un geste empreint de prudence et de piété il l’ouvre et nous montre un manuscrit de Torah, passé de génération en génération :
« Ce manuscrit est sacré et très rare. Les plus grandes synagogues du monde, comme celle de Jérusalem par exemple, ne contiennent que deux ou trois manuscrits. Notre petite synagogue en contient trente ! Tous antiques et écrits à la main. C’est un trésor humain au vrai sens du terme. C’est un trésor inestimable. »
Jadis, les ascétiques passaient de longues périodes à la synagogue, parfois deux et trois ans. Durant cette période ils écrivaient la Torah à la main, sur un papier spécial et avec une encre indélébile. Après avoir fini l’écriture, le manuscrit était gardé dans une boîte en bois, que l’on exhibait lors d’une marche dans les ruelles de la médina pour fêter la fin de son écriture.
Lors des cinquante dernières années, beaucoup de synagogues du Sahel ont été délaissées comme celles de Moknine et de Monastir. C’est pour cela que tous les manuscrits ont été transmis à Boujaafar, qui est aussi une synagogue délaissée, mais qui abrite un trésor, au vue de l’importance du nombre de Torah. Yves, l’homme que le destin a choisi pour en être le gardien, n’a cessé, en vain de faire des appels aux autorités pour entretenir le temple, surtout qu’il a constaté le manque d’action de « l’instance provisoire de sauvegarde du judaïsme ».
« Agents » et « traîtres » en sursis
Qui y-a-t’il de plus insupportable que de vivre dans un pays où l’on est perçu comme un «diable» et un «présumé ennemi», par ces compatriotes, du fait de sa différence ? Yves raconte que cette sensation s’accroît douloureusement quand, de la tête de la populations, ces idées migrent aux institutions de l’Etat, qui, à travers se leur comportement le traitent comme un «présumé traître » et, par conséquent, se méfient de lui et ont peur qu’il fasse du “mal au pays”.
C’est une fois l’âge légal atteint, pour effectuer son service militaire, que Yves a fait face à cette réalité. Il s’est vu refusé ce devoir et rejeté, subissant une discrimination du fait de sa confession, bien que la loi, met, théoriquement, sur un pied d’égalité quant à leurs droits et leurs devoirs, tous les citoyens..
Yves dit qu’il a l’habitude d’être arrêté lors des rafles depuis qu’il avait dix huit ans mais on le libérait aussitôt dès qu’on apprenait de sa confession :
« Au début, je ne savais pas ce qui se passait. C’est après que j’ai compris, quand j’ai voulu régulariser ma situation légale pour devenir avocat, que les juifs ne pouvaient pas accomplir leur service militaire. C’est à partir dans cet incident que prend racine mon aventure et mon sentiment d’oppression.»
Yves a déposé une demande au commissariat de Sousse pour régulariser sa situation, quant à l’accomplissement du devoir militaire. Il avait besoin d’obtenir un report ou d’accomplir son service. Mais sa demande était systématiquement refusée. Il s’est alors directement adressé à l’administration concernée à El Omrane, dans la banlieue de Tunis. Là encore il essuie un refus. Mais devant son insistance, les autorités se sont trouvées en porte-à-faux. Surtout qu’il n’y ait pas de raison légale permettant d’interdire à un juif d’accomplir le service militaire. L’interdiction semble plutôt être appliquée de manière officieuse, depuis la fondation de l’armée tunisienne après l’indépendance.
Yves, qui aime être pris en photos pour immortaliser les moments forts de sa vie, pose lors d’une manifestation d’avocats, à Sousse, suite à l’agression du confrère Adel Rouisse, par un agent de police.
Yves a fait ses recherches et a trouvé deux explications. Soit il s’agit d’une raison culinaire : l’armée n’étant pas en mesure de préparer des plats cacher. Les juifs sont donc dispensés de service militaire. Soit l’armée craint les tensions et rixes entre les militaires musulmans et juifs et par conséquent de créer des clivages au sein de l’armée, ainsi que des problèmes nationaux et internationaux avec les représentants de la « communauté » juive en Tunisie.
Peu convaincu par ces réponses Yves est arrivé à une troisième conclusion, non déclarée, qui donnerait comme lierait le refus d’intérêt les juifs dans l’armée au conflit israélo-palestinien. Ainsi dans la mentalité tunisienne un juif ne peut être que sioniste et son engagement dans l’armée tunisienne peut causer une brèche, qui servira à communiquer les secrets militaires à l’armée de l’ennemi.
« Aux yeux de l’armée tunisienne, nous sommes des traîtres en sursis. C’est pour cela que l’on nous interdit d’accomplir notre devoir militaire. Nous sommes des citoyens de deuxième classe. C’est honteux ! Ni la Constitution, ni les conventions internationales ne peuvent mettre terme au traitement discriminant qui nous est fait. Pourtant notre hymne national dit bien : Que ne vive point en Tunisie quiconque la trahit. Que ne vive point en Tunisie qui ne sert pas dans ses rangs ! Nous ne faisons pas partie de ses soldats. Ou plutôt on nous interdit de compter ses soldats. Est-ce juste ? »
Si l’armée tunisienne discrimine les juifs tunisiens de manière détournée et non officielle, la Constitution et les lois ne se sont pas embarrassée et excluent ouvertement les non musulmans de la candidature à la présidentielle : « Nous nous n’intéressons pas à ce poste. Mais le fait que notre droit à la candidature nous soit enlevé nous a beaucoup touchés et confirme l’idée que nous sommes des citoyens de seconde classe.»
Amours impossibles, au nom de la religion et de la culture
Si le jeune homme est célibataire, c’est à contre cœur. Il n’a pas trouvé une femme de confession juive avec qui se marier. Le judaïsme est une religion « difficile et compliquée, qui ne permet de se marier qu’aux embrasseurs de la même religion ». Une condition qui peut poser problème à de nombreux croyants en Tunisie comme ailleurs.
Voilà bien longtemps que Yves a arrêté de se lancer dans des aventures amoureuses et qu’il impose à son coeur de ne plus battre pour une femme non juive. Il sait qu’en fin de compte, aimer une femme d’une autre confession ne fait que compliquer sa situation et créer un conflit entre les familles de confession différente. Une situation que des jeunes de son entourage ont deja vécu.
Après une longue réserve, Yves finit par confier avoir vécu plusieurs histoires d’amour avec des femmes d’une autre confession. Mais à chaque caresse, à chaque baiser, à chaque « je t’aime », il savait qu’il était en train de commettre une erreur :
« Les sentiments et les émotions laissent vite place à une affaire d’opinion et à un débat. Une discussion religieuse et culturelle prend alors le dessus, sans compter un éventuel affrontement entre les deux familles, autour des différentes croyances.”
Dans un coin de la pièce, Rachel Belhass Malih, la mère de Yves, rêvasse. Cette dame âgée, souffre de la maladie d’Alzheimer, mais n’oublie pas pour autant que son fils n’a toujours pas trouvé de dulcinée.
Avec son accent sahelien, cette femme originaire de Moknine, énumère les atouts qu’elle exige pour la future femme de son fils : du Moknine), « Elle devra être très belle, avec un teint clair, douce et gentille ». Une fois la liste finie elle replonge dans ses pensées, se remet à rêvasser, tout en murmurant les paroles d’une ancienne chanson du patrimoine juif tunisien. Une chanson qui parle du mariage et des obstacles qui peuvent rencontrer les couples et qui conclut qu’au célibat, il faut préférer prendre pour épouse une femme musulmane.
Pour le moment Yves consacre son temps à sa mère, qu’il adore. Elle est pour lui une mère, une soeur, une amie, son unique amour. Il passe ses journées en sa compagnie et lui prépare à manger, quand il ne travaille pas dans son bureau, à quelques pas à peine de la maison.
Depuis la maladie de sa mère il ressent le besoin d’avoir quelqu’un à ses côtés, une femme qui partage sa vie. Mais où trouver une femme qui corresponde aux critères ? Comment trouver une femme de confession juive prête à se marier dans sa région ?
« Dans les années soixante, il y avait environ trois mille juifs dans le Sahel. Aujourd’hui nous sommes une cinquantaine, dont une trentaine sont des personnes âgées.»
La migration de la population en Europe ou en Israël explique le déclin de la population juive en Tunisie. Pour Yves, les départs se font car les gens sont à la recherche d’une vie tranquille, sans discrimination. Ces départs ont créé un vide, si bien que la population juive tunisienne est sous-représentée et n’est pas influente sur la scène politique.
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Commentaires
Avec beaucoup de fierté, Yves est mon ami sur facebook. J'espère qu'un jour proche, j'aurais l'occasion de le visiter et de le saluer avec sa maman chérie dans son fief qu'il ne manque pas de décrire comme le meilleur au monde.
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