La période de l’indépendance et la liquidation de la communauté juive, par Andre Nahum

La période de l’indépendance et la liquidation de la communauté juive, par Andre Nahum

 

Au début, le bey Sidi Lamine resta sur son trône et Habib Bourguiba fut nommé premier ministre.

La transition se passa dans le calme et le nouveau pouvoir ne montra aucune hostilité envers les Juifs. Bien au contraire… Et s’il y avait des cassandre qui prédisaient l’émigration certaine de la communauté, la plupart voulaient espérer qu’une minorité juive pouvait tout de même vivre dans un pays arabe.

Il y avait eu, certes, dès 1948, à la création de l’État d’Israël un mouvement d’émigration vers ce nouveau pays et l’agence juive particulièrement active en Afrique du Nord avait réussi à convaincre un certain nombre de familles de faire leur alya. Une alya qui concerna surtout la couche la plus pauvre et la plus démunie de la communauté et particulièrement des gens de la province. Très peu de cadres accompagnèrent ces immigrants. Seulement quelques sionistes convaincus. Les Juifs, pour la plupart, restèrent dans l’expectative bien que très attirés par la France, sa démocratie, sa langue, sa culture. La fin du protectorat faisait d’eux des citoyens tunisiens, mais ils ne pouvaient se résigner à considérer l’ancienne métropole comme un pays étranger. Les uns, la majorité, acceptèrent cette situation, tandis que quelques familles décidèrent d’émigrer, principalement en France. Le souvenir de la situation de dhimmis dans laquelle avaient vécu leurs grands-parents jusqu’à l’arrivée de la France en 1881 était trop présent à leur mémoire. Par ailleurs le conflit israélo-arabe qui n’avait eu aucune incidence jusqu’alors sur les relations entre Juifs et Arabes pouvait modifier à tout moment leur situation.

Lorsque Habib Bourguiba abolit la monarchie et proclama la république, les premiers articles de la nouvelle constitution précisaient que : « la Tunisie est une république dont l’islam est la religion et l’arabe la langue ». Ce qui mettait ipso facto les Juifs dans une condition particulière puisqu’ils n’étaient pas musulmans et qu’ils ne pratiquaient pas l’arabe classique qui devenait la langue officielle du pays.

Je me souviens à ce propos d’un épisode cocasse. Un beau jour, les autorités décidèrent avec sagesse que tous les Tunisiens devaient avoir un nom patronymique, ce qui n’était pas la cas jusqu’alors puisque l’on connaissait les individus comme « X ben Y ben Z ». Il fut stipulé que tous les citoyens devaient remplir un formulaire, en arabe, évidemment.

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Je me suis rendu comme tout le monde à l’administration concernée et, comme je ne savais ni lire ni écrire l’arabe bien que pratiquant parfaitement le langage parlé, je dus m’adresser à un interprète qui accepta volontiers de me rendre service moyennant quelques pièces de monnaie puisque j’étais « illettré ». Il faut cependant rendre cet hommage à Bourguiba que les apparences ont toujours été sauves.

Lorsqu’il organisa des élections législatives, puis présidentielle, il tint absolument à ce que les citoyens juifs s’inscrivent sur les listes électorales et remplissent leur devoir alors qu’il n’avait absolument pas besoin des voix juives. Mais il avait besoin des Juifs pour assurer la transition entre les Français qui s’en allaient et les musulmans qui n’étaient pas encore tout à fait prêts.

Dans les premiers temps de l’indépendance, on multiplia les gestes d’amitié envers la communauté et on fit tout pour la rassurer. Des relations amicales se nouèrent entre bourgeois juifs et arabes ce qui avait été très peu le cas sous le protectorat. On vit des Juifs dans des grandes réceptions arabes et vice versa et l’on put croire que, contrairement à ce qui se passait dans d’autres pays arabes et notamment en Irak et dans l’Égypte de Nasser, il y avait une possibilité pour des Juifs de vivre normalement dans ce pays arabo-musulman.

La nouvelle république supprima très vite le conseil élu qui dirigeait la communauté juive sous la présidence de maître Charles Haddad et le remplaça par une « commission provisoire du culte israélite » nommée par le pouvoir et qui, sauf erreur, demeura toujours « provisoire ».

Elle supprima également le tribunal rabbinique qui gérait jusque-là le statut personnel des israélites, ce qui peut apparaître normal dans une démocratie, mettant les citoyens juifs sous la juridiction des tribunaux nationaux. Le vieux cimetière juif de l’avenue de Londres qui rappelait en pleine ville la très ancienne présence juive dans la cité fut transformé en un jardin public dont les rabbins interdirent l’accès aux Juifs Après avoir promis de déterrer les squelettes et de les envoyer en Israel, on employa les bulldozers pour niveler le terrain. Quant aux centaines de pierres tombales, nul ne sait ce qu’elles sont devenues. L’un de mes amis m’affirma en avoir aperçu quelques-unes dans le jardin d’un haut fonctionnaire, entreposées là dans l’attente peut-être de servir au dallage de ses allées.

1956-1961

De 1956 à 1961, les choses allèrent à peu près correctement. Bourguiba tenait le pays d’une main de fer. La police, toute-puissante assurait pleinement la sécurité des personnes et des biens. Mais ne se voyant pas d’avenir et n’étant plus habitués depuis le protectorat français à vivre sous un régime dictatorial, beaucoup de Juifs envisageaient le départ. D’autant que le pouvoir intervenait dans tous les secteurs de la vie publique. Par exemple, parce que certains dirigeants du syndicat national des médecins déplaisaient au président, il y eut une pression formidable sur les praticiens pour qu’ils démissionnent de cette organisation et tous les jours la radio annonçait triomphalement les noms des médecins qui avaient abandonné ce syndicat indésirable. Finalement il ne resta plus en lice que quelques membres du bureau directeur qui attendirent l’extrême limite de l’ultimatum gouvernemental pour baisser le pavillon et dissoudre cette institution rebelle.

Depuis la création de l’État d’Israël, les Juifs tunisiens s’en sont toujours sentis proches.

S’ils ne pouvaient manifester leur solidarité en public pour des raisons évidentes et qu’ils évitaient de prononcer le nom même d’Israël par crainte de représailles, ils écoutaient régulièrement « Kol Israel », la radio de Jérusalem et se tenaient informés du moindre événement qui se déroulait là-bas.

Avec les musulmans, il y avait une sorte de modus vivendi et l’on évitait de parler des problèmes du Moyen-Orient. Habib Bourguiba qui avait courageusement pris ses distances avec l’Islam intégriste en buvant un verre de jus de fruits à la télévision en plein mois de Ramadan, ne manifestait pas d’hostilité haineuse à l’égard d’Israël et conseilla même à l’OLP au cours d’un voyage en Jordanie de privilégier une solution politique au différend israelo-palestinien.

Au point de vue économique, la Tunisie avait adopté une nouvelle monnaie, le dinar qui valait théoriquement dix francs. Mais, pour le protéger, un contrôle des changes très strict fut imposé et l’on ne put ni exporter ni importer cette nouvelle devise. Or, les Juifs, rendus méfiants par les aléas de leur histoire, essayaient de transférer de l’argent en France quand ils le pouvaient. Les envois légaux qui se faisaient par mandat poste, ne pouvaient dépasser cinquante francs, c’est-à-dire que pour transférer une somme conséquente il fallait faire de nombreux voyages dans tous les bureaux de poste avec la perspective de longues files d’attente. La deuxième possibilité consistait à transférer illégalement l’argent par des moyens divers en ayant recours notamment à des trafiquants, mais cela comportait beaucoup de risques et nombreux sont les Juifs qui ont fait des séjours plus ou moins longs en prison pour de tels délits.

Les autorités tunisiennes voulaient officiellement conserver en place la communauté juive et nos coreligionnaires purent croire que leur départ éventuel était un acte illégal. C’est pourquoi on en parlait à voix basse, loin des oreilles indiscrètes et, si l’on était dans un lieu public, on regardait avec soin à droite et à gauche pour s’assurer que l’on n’était pas entendu. L’habileté du pouvoir fut de se débarrasser des Juifs en faisant croire qu’il faisait tout pour les garder. Officiellement on voulait les retenir. En réalité tout concourait à les faire partir. Peut-être avaient-ils déjà, comme l’aurait dit un jour le président Bourguiba, « le corps en Tunisie et le cœur ailleurs ». Peut-être y avait-il entre les Juifs qui avaient déjà décidé de s’exiler et le pouvoir une sorte de jeu de « poker menteur » ?

En 1956, la Tunisie indépendante disposait de très peu de cadres musulmans, la plupart des fonctionnaires et des techniciens en place étant français et quelques-uns juifs. Lorsque les Français rentrèrent dans leur pays, les Tunisiens jouèrent habilement de cette situation en utilisant les Juifs pour occuper les places rendues vacantes par les Français, le temps de former des remplaçants musulmans. Ils purent ainsi assurer à bon compte le passage d’une administration française à une administration tunisienne musulmane après avoir été pendant un court temps juive. Un des mes amis, fonctionnaire de police sous le protectorat, se vit ainsi offrir une promotion inespérée dans cette administration et, lorsqu’il forma un jeune musulman, on lui supprima sa secrétaire, sa voiture de fonction et son chauffeur et on le mit au placard. Ce qui l’amena à s’exiler. Cette politique permit donc une transition en douceur… Mais peu à peu chaque profession était confrontée à des difficultés propres. Les juges et les avocats juifs qui utilisaient jusque-là le français se trouvèrent dans une situation très difficile lorsque l’arabe littéraire devint la langue officielle de la justice. Dans les hôpitaux, tel médecin juif qui aurait dû accéder normalement au poste de chef de service, se voyait préférer son élève musulman qui devenait ainsi son supérieur hiérarchique.

Pour les commerçants, les choses allèrent différemment. Comme les marchandises essentielles venaient de l’étranger et essentiellement de France, il fallait obtenir des licences d’importation pour chaque produit. On limita alors de plus en plus les licences accordées aux Juifs pour les donner à des musulmans souvent tout à fait étrangers au domaine concerné. Mieux, on n’accordait de licences aux Juifs que lorsqu’ils s’associaient à des musulmans. Il en fut ainsi du commerce en gros des textiles, que je connaissais bien, ma famille étant établie au Souk-el-Ouzar, haut lieu de ce négoce.

Des tracasseries confinant à la discrimination accablèrent les propriétaires juifs de terrains ou d’immeubles les amenant souvent à les vendre à des prix dérisoires à des musulmans.

Comme on le fit pour les Français, dès qu’un appartement paraissait inoccupé il tombait sous le coup de la loi qui permettait de l’attribuer à un Tunisien musulman sous prétexte de « vacuité ».

C’est ce qui faillit arriver à mes parents qui passaient l’été au bord de la mer et qui virent notre maison familiale réquisitionnée. Il fallut l’intervention énergique d’un de mes amis, radiologue musulman, pour lever cette réquisition abusive. Alors, peu à peu les Juifs commencèrent à se décourager.

D’autant qu’un jour, M. Ben Salah, ministre du Commerce, réussit à convaincre Bourguiba que l’avenir économique du pays se trouvait dans une sorte de collectivisme, vaguement inspiré des idées marxistes et il instaura des « coopératives » dans tous les secteurs de l’activité. Je dis bien tous, c’est-à-dire tant dans le domaine agricole, que dans le commerce grand et petit.

On vit ainsi de modestes épiciers djerbiens, connus jusque-là pour leur libéralisme et leurs méthodes très personnelles de travail, être obligés de s’inscrire dans un organisme coopératif, ce qui les amenait à passer par de multiples formalités administratives pour acquérir un sac de semoule ou un bidon d’huile d’olive. Cette « brillante » initiative qui traumatisa autant les Juifs que les Arabes mit le pays au bord de la banqueroute et fit émigrer un certain nombre de commerçants juifs pour des raisons économiques, tout simplement parce qu’ils n’arrivaient pas à nourrir leur famille.

La communauté commençait ainsi à s’effilocher, mais le gros des juifs restait encore en place, bien que l’inquiétude gagnât du terrain, lorsque de plus en plus s’imposa l’évidence que nous ne pouvions être que des citoyens de deuxième zone et qu’aux difficultés de l’ensemble de la population, il fallait ajouter les nôtres propres. Et comme ici-bas, seul Allah est éternel, Ben Salah tomba en disgrâce, il fut destitué par Habib Bourguiba qui avec beaucoup de sagesse envoya son ministre et son socialisme aux oubliettes et revint à l’économie libérale, sauvant ainsi ce qui pouvait encore être sauvé.

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