Hommage à Albert Memmi (1920-2020), constructeur de ponts : à quoi servent les intellectuels
par (son site)
L’essayiste franco-tunisien Albert Memmi est né il y a 100 ans, le 15 décembre 1920, à Tunis. Il s’est éteint il y a un peu plus de six mois, le 22 mai 2020 à Paris, pas loin de son siècle. Universitaire d’origine juive et arabophone très modeste, primé par l’Union rationaliste, récompensé aussi par l’Académie française avec le Grand Prix de la francophonie en 2004, Albert Memmi a été ce qu’on appellerait un "penseur" de l’humain, progressiste, partisan de l’indépendance dans les années 1950 mais craignant l’émergence d’États musulmans. La colonisation (et la décolonisation) ont fait partie de ses (nombreux) sujets de réflexion.
Arrêté en 1943 (il n’avait que 23 ans), il fut déporté dans un camp de travail forcé car les Allemands avaient envahi la Tunisie pour combattre les troupes alliées débarquées en Algérie. Après des études de philosophie à Alger, il a poursuivi son cursus à la Sorbonne et a épousé une Française qui s’est installée avec lui à Tunis où il enseigna la philosophie et créa un laboratoire de psychosociologie (il fut également responsable éditorial dans l’ancêtre du futur hebdomadaire "Jeune Afrique"). Après l’indépendance de la Tunisie, le couple a finalement rejoint Paris. Albert Memmi travailla au CNRS et enseigna la psychiatrie sociale à l’École pratique des hautes études.
Demandant la nationalité française depuis 1957 mais le gouvernement fut réticent car il se proclamait du côté des colonisés en pleine guerre d’Algérie. Il ne l’a obtenue qu’en 1973 grâce à l’ancien ministre Edgard Pisani, lui aussi né à Tunis.
Ses premiers essais sont préfacés au milieu des années 1950 par d’illustres philosophes, comme Albert Camus et Jean-Paul Sartre (plus tard, la Prix Nobel Nadine Gordimer a aussi préfacé un de ses ouvrages dans sa version anglaise). Il a sorti au moins une trentaine d’ouvrages, notamment sur la colonisation (réflexions saluées par Léopold Sedar Senghor lui-même), la judéité, le racisme, l’hétérophobie, également sur le bonheur ("L’Exercice du bonheur" en 1998, éd. Arléa), une "Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française" en 1964 (éd. Présence africaine), et son "Dictionnaire critique à l’usage des incrédules" en 2002 (éd. du Félin).
Inlassablement, Albert Memmi, aux confluences de plusieurs cultures, revendiquant dès 1953 (dans "La Statue de sel", éd. Corréa) plusieurs identités, a voulu faire la jointure entre l’Occident et l’Orient, entre les Juifs et les Arabes, tentant de trouver sa voix à la fois identitaire et sociale : « À cheval sur deux civilisations, j’allais me trouver également à cheval sur deux classes et à vouloir m’asseoir sur deux chaises, on n’est assis nulle part. ». Ce problème d’identité a été central dans l’œuvre d’Albert Memmi : « l’impossibilité d’être quoi que ce soit de précis pour un Juif tunisien de culture française ».
Penseur indépendant, Albert Memmi s’est gardé d’exprimer un enthousiasme trop naïf pour les Printemps arabes, et le magazine "The Times of Israël", lors de l’annonce de son décès, a cité ce qu’il en pensait dans une interview télévisée : « Si les arabo-musulmans ne veulent pas la laïcité, et ce problème n’est jamais abordé, ce ne sera pas sérieux (…) et si on ne s’attaque pas à la corruption, ce sera du bavardage. ».
En son hommage, voici en guise de morceaux parcellaires et méditatifs de son œuvre, quelques extraits et citations qui méritent réflexion, à mon sens…
Action et réaction : « Nous existons en fonction des autres. Sans cesse, nous sollicitons leur alliance, ou leur cherchons querelle, souvent pour obtenir le même résultat : un échange et une reconnaissance. Et comme nécessairement, ils nous déçoivent, nous tâchons d’en corriger l’image, nous les réinventons selon nos besoins. D’où l’extraordinaire mélange d’intuitions exactes et de fantasques rêveries que nous avons les uns des autres. » (1979).
Le point de vue du colonisateur : « S’accepter comme colonisateur, ce serait essentiellement (…) s’accepter comme privilégié non légitime, c’est-à-dire comme usurpateur. (…) L’usurpateur l’admet, il revendique une place usurpée. C’est dire qu’au moment même où il triomphe, il admet que triomphe de lui une image qu’il condamne. Sa victoire de fait ne le comblera jamais (…). Il lui faudrait pour cela en convaincre les autres, sinon lui-même. (…) D’où son acharnement, étonnant chez un vainqueur, sur d’apparentes futilités : il s’efforce de falsifier l’histoire, il faut réécrire les textes, il éteindrait des mémoires. N’importe quoi, pour arriver à transformer son usurpation en légitimité. » (1957).
Mais heureusement : « Il existe, enfin, d’autres possibilités d’influence et d’échanges entre les peuples que la domination. » (1957).
Dérision : « Je venais de découvrir la vertu du scandale et, surtout, une arme redoutable : la dérision. Comme la ruse, la dérision est une arme de faible ; les puissants sont rarement drôles : ils n’en ont pas besoin. Mais, même minuscule, comme la fronde de David, elle est capable, rien qu’en mettant les rieurs de son côté, de contrer les puissances les mieux établies. C’est pourquoi on lui oppose généralement une telle fureur. C’est pour son ironie, plus efficace encore que ses arguments, que Voltaire est tellement haï. L’ironie n’est pas seulement une arme ingénieuse, elle est, à l’opposé du respect, qui est stérile, un exercice intellectuel, un entraînement critique à la lucidité. » (2000).
On ne se débarrasse de son ambiguïté qu’à son détriment : « Je songeai que les silencieux perdent à quitter leur silence et que le
prestige de mon père au sein de la famille tenait peut-être au crédit de son mutisme. » (1955).
Amitié et jauge des rencontres : « Trop de fréquentations ne valent pas vraies fréquentations. Il m’arrive de recevoir dans mon grenier, mais jamais plus de deux personnes à la fois, parce que ce serait alors un groupe où chacun, jouant un rôle, n’est plus lui-même. Or ce que je recherche, c’est ce contact, même précaire, où chacun se livre, fût-ce par éclairs, et qui est pour moi un vrai bonheur. » (2000).
Humilité : « La reconnaissance n’est pas un sentiment d’une complète pureté : reconnaître ce que l’on doit à autrui, c’est aussi avouer sa propre insuffisance. Il faut beaucoup de force et d’orgueil, ou de placidité, pour supporter ses propres dettes sans inquiétude ni ressentiment. Le commun des mortels vénère ses idoles et guette leurs défaillances. Cela semble contradictoire ; ce ne l’est pas : on agresse qui vous aide, parce qu’on a aussi besoin de se défendre contre lui. J’aime cet homme pour le bien qu’il me fait, mais je dois l’aimer moins pour m’estimer moi-même. » (1979).
Douleur du retour : « Celui qui n’a jamais quitté son pays et les siens ne saura jamais à quel point il leur est attaché. » (1957).
Réflexe identitaire et appartenances : « "Je suis fier d’être français", "Je suis fier d’être juif" sont des affirmations ridicules, même si l’on perçoit le ressort de tels orgueils. J’ai entendu un jour à la radio : "Je suis immensément fier d’être arménien !". L’écrivain qui parlait insistait sur cet "immensément", alors qu’il s’agit de l’une des appartenances les plus malheureuses de l’histoire contemporaine. (Voici qu’émerge une fierté nouvelle ; les homosexuels clament qu’ils sont fiers de l’être). Il s’agit toujours d’un retournement, d’un changement de signe : devant une raison d’être fier, le malheur est plus facile à supporter ; et plus il est tragique, plus il est glorieux. Les Juifs ont porté à l’extrême ce retournement : ils ont fait de leur malheur historique une élection métaphysique. » (2000).
Amour et identité : « Mon mariage n’a pas été un moment de ma vie, il lui a donné son sens. (…) Cette femme que j’aime, qui fut le meilleur de moi-même, qui a voulu tout me donner, est devenue le symbole et la source de ma destruction. Je ne suis plus rien qu’un fantôme, mon propre ennemi et le sien. Je l’ai trahie et elle m’a détruit. Mais, en même temps, je ne peux plus vivre sans elle. Je n’ai plus ni pays, ni parents, ni amis, et la quitterais-je que je resterais ainsi double, en face de moi-même et juge des miens. Je supporte à peine de vivre avec elle, mais je ne supporte plus de vivre avec personne. » (1955).
Amour suprême : « J’entrevoyais bien que chaque pas m’éloignait davantage des valeurs de mon groupe, d’une image de moi-même qu’avec l’âge, l’alourdissement normal de la nature, la lente reprise par le passé, la famille, j’aurais aspiré à retrouver, comme la plupart des hommes se mettent, vers le soir de leur vie, à ressembler à leur père. Mais je me redis aussi, avec orgueil, que Marie, par sa seule présence, m’obligeait à vivre au sommet de moi-même. » (1955). J’adore particulièrement cette dernière phrase, très forte de sens, très chrétienne aussi, il suffit juste d’adapter le prénom pour la personnaliser…
Et je termine par ces citations sur ce qu’est être un intellectuel : « Aujourd’hui encore, je pardonne difficilement, aux intellectuels surtout, la complaisance sinon la complicité devant l’erreur. Ils ont le droit de se tromper, pas de tromper les autres, même par prudence ou tactique, par solidarité ou par discipline. Par discipline ! Un intellectuel discipliné est-il un intellectuel ? L’intellectuel a d’autant moins le droit de ruser avec la vérité qu’il est plus outillé pour la découvrir, et qu’on l’attend de lui. S’efforcer de voir clair et dire clairement est sa fonction, sinon, à quoi sert-il ? ».