Jacques Pérez à La Presse: «Mes photos, devenues des icônes, m’échappent»

Jacques Pérez à La Presse: «Mes photos, devenues des icônes, m’échappent»

Ouvert jusqu’à la confidence intime, Jacques Pérez, né il y a 90 ans en Tunisie, s’est livré librement à nous à travers cette interview. Dans son bureau niché dans sa maison de la Hafsia à quelques pas des cris des commerçants de la fripe, son propos sur son travail est ponctué de souvenirs d’enfance et d’histoires sur son incroyable roman familial. Son tendre regard sur la Tunisie est toujours là, pétillant et vif. Il accompagne l’exposition rétrospective qui lui est dédiée : «Souvenirs d’avant l’oubli». L’exposition se déroule au Palais Kheireddine, dans la Médina de Tunis jusqu’au 30 octobre.


Jacques Pérez, vous rappelez-vous de votre tout premier appareil photo ?

C’était un appareil allemand de très haute qualité, qui appartenait à l’un de mes trois frères. Il me l’avait prêté, j’avais à l’époque 10 ou 11 ans. C’était Ramadan. J’ai pris l’appareil et me suis dirigé vers la place de la Hafsia, où s’était installé, comme à chaque fois en cette période de l’année, un manège. Mes premières photos ont traité de ce sujet. Elles sont quelque part ici dans l’une de mes boites d’archives, mais je suis incapable de les retrouver. Je me suis intéressé très jeune à l’image parce que j’ai eu la chance d’être le fils d’une mère cultivée allemande, une femme d’une beauté foudroyante qui avait laissé tomber sa carrière dans le monde de l’art et du théâtre pour suivre mon père, juif touensa de Kairouan en Tunisie. Maman avait une autre perception  de l’enfance. Elle m’amenait au cinéma, elle me montrait des magazines…c’est comme ça que j’ai acquis le goût de la photo. Quand j’ai eu 15 ans, mon père, qui vivait à Paris et nous avec ma mère du côté du Passage à Tunis, m’a acheté mon premier appareil photo personnel, un Photax, en bakélite noir et qui faisait des photos tant bien que mal.

Une grand-mère paternelle livournaise, une mère artiste allemande folle amoureuse d’un commerçant juif touensa, un père séducteur, une ribambelle de demi-frères avec qui vous étiez proche…Ce roman familial très particulier a-t-il eu un impact sur votre imaginaire ?

L’ouverture sur l’Occident à travers ma grand-mère et ma mère m’a certes beaucoup ramené : j’ai été élevé comme un Européen. J’ai eu la chance également de vivre dans un monde polyvalent, d’une part, mon grand-père paternel, de Kairouan, ne parlant que l’arabe et de l’autre des cultures différentes et enrichissantes.

Résultat des courses, vous avez dû suivre vos études dans un lycée français…

Oui. Je voulais aller dans une école où je pouvais m’initier à un savoir applicable partout où j’irai. C’est comme ça que j’ai opté pour le Collège Technique Emile Loubet. Je ne savais pas que je m’étais mis dans la gueule d’un loup dévorant, car le niveau des maths était très élevé. Celui d’une licence actuellement. De 2.000 élèves en sixième, nous sommes arrivés 5 pour passer le Baccalauréat. J’ai commencé par la suite, de 1952 à 1968, à enseigner les techniques graphiques à Tunis.

Est-ce à ce moment-là que vous vous êtes essayé à la photo artistique ?

Mohamed Ben Smail, directeur de la maison Cérès, a vu au début des années 70 des photos de moi chez des amis en commun. J’étais toujours enseignant et toujours très libre dans ma tête. On s’est rencontrés. Outrecuidant comme j’étais, je lui ai jeté : «J’aimerais publier un livre sur les deux dimensions de Tunis, l’orientale et l’occidentale». Ben Smail s’oppose à l’idée : «Non, ça ne marchera pas. Tunis n’est pas une ville touristique». J’ai répliqué : «Vous ne voulez quand même pas que travaille sur un livre à propos de Sidi Bou Saïd !». «Justement, c’est le livre à faire !», répond le patron de Cérès Editions.

C’est ainsi qu’est né le projet du livre : «Eloges de Sidi Bou Saïd», publié en 1975. Un livre devenu très célèbre, introuvable aujourd’hui. Ben Smail m’a donné carte blanche pour développer le projet. Je ne voulais pas d’un texte mi- conventionnel, mi- dithyrambique pour accompagner mes photos. A l’époque Max-Pol Fouchet, poète, écrivain et critique d’art, avait une grande notoriété. Comme je ne manquais pas d’air, j’avais opté pour que cet auteur signe les textes de l’ouvrage. Je suis allé à Paris, j’ai cherché ses coordonnées dans l’annuaire. Je l’ai contacté et il a dit oui ! Ce qui me surprend avec le recul, c’est que j‘ai eu la chance de rencontrer des gens très intéressants, qui vivaient ou étaient de passage à Tunis, dont Man Ray. Ma belle-sœur, venue en vacances en Tunisie, m’annonce un jour d’été : «Tu sais, il y a un illustre photographe étranger qui est actuellement à Hammamet. J’ai connu sa femme à la plage ». Elle ne se rappelait pas du nom de l’artiste. Il s’avère être Man Ray. Ma belle-sœur, finit par nous présenter l’un à l’autre. Par hasard, j’avais, à ce moment-là, sous le bras, des photos d’un mannequin qui travaillait chez la créatrice Fella. Il demande à voir mes clichés et me prie de lui tirer le portrait. Hallucinant ! A Paris, j’ai connu Cocteau grâce à des poèmes que j’ai publiés dans une revue d’étudiants et Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque de Paris, au moment où j’avais participé avec Sophie Goulli et d’autres personnalités à la fondation de la Cinémathèque de Tunis. Le hasard des rencontres a voulu qu’un jour Langlois me demande de venir tôt le matin le voir dans son établissement. Il voulait en fait que j’assiste aux répétitions de Marlène Dietrich sur la scène de la Cinémathèque où elle se produisait le soir-même. Elle était sublime !

Vous avez toujours travaillé en croisant les commandes institutionnelles, celles de l’Association de sauvegarde de la Médina et du ministère du Tourisme par exemple, avec vos photos personnelles. Est-ce toujours évident de passer d’un processus à l’autre?

Je ne me suis jamais posé cette question. Pour moi, une photo est une photo, sans distinction aucune par rapport à sa finalité. Il faut la réussir le mieux possible, qu’elle soit une commande ou une intuition profonde. Il s’agit du même flux pour moi. De la même exigence. Une fois Tunis Air m’a demandé une série de photos caractéristiques de la Tunisie. Connaissant bien les paysages du sud, j’ai pensé à ces villages de montagne aux alentours de Nefta. Il y avait là une gorge, qui brillait au soleil entouré de trois palmiers. J’avais décidé de faire une affiche avec ces éléments. Mais, par malchance, les nuages ont persisté pendant quinze jours. A l’époque ,une piste séparait Nefta de cet endroit-là. Pendant quinze jours j’ai fait l’aller-retour entre Nefta et ce site, prenant à chaque fois la même piste tortueuse. Mon chauffeur avait cru devenir fou. Jusqu’à ce que le soleil se lève enfin. Le résultat : une image formidable ! La photo, quelque part, il faut l’arracher. Tu l’imagines. Elle naît d’une démarche intellectuelle.

Vous avez l’habitude de dire : «Le photographe ne crée pas». Que fait-il donc à votre avis ?

Il regarde et il transmet.

Au pic de votre activité, dans les années 70, 80 et 90, faisiez-vous partie de ces photographes qui se baladent avec leur appareil photo ?

Jamais. Mon appareil me servait quand je sortais prendre une photo. Quand j’avais une idée précise en tête. Je suis maniaque de beaucoup de choses mais pas de l’appareil. Ce travail demande une concentration, y compris physique, une tension positive en amont avant même d’arracher la photo. Parce que tu es à ce moment à l’affut des choses. La concentration, on doit la garder sur le terrain pour, entre autres, bien cadrer.

Paul Vaughan, un maquettiste connu pour sa rigueur, avec qui vous avez travaillé, déclarait dans le film que vous a consacré Saïd Kasmi Mitterrand : «Les photos de Jacques n’ont pas besoin d’être recadrées ». Comment avez-vous appris à le faire ?

On n’a pas besoin de passer par un apprentissage pour prendre de belles photos. Il suffit juste d’avoir un appareil et un mode d’emploi. Bien sûr, il est important d’acquérir, déjà très jeune, une culture visuelle en éduquant son regard à la peinture, aux objets d’art et aux images. La photo demande toutefois une part de spontanéité. Moi, en tout cas, je ne suis pas passé par la case formation, bien que j’aie eu un laboratoire et sais développer moi-même mes photos.

L’exposition «La Tunisie de Jacques Pérez», organisée en 1994 au cours du Mois de la Photo à Paris, a probablement représenté un moment fort dans votre carrière.

Oui, en effet. Elle a aussi déclenché beaucoup de jalousies. Des photographes tunisiens sont allés se plaindre au ministère de la Culture : «La Tunisie ne peut pas être représentée par un juif», ont-ils prétendu. Or, à l’époque la plupart des professionnels faisaient des photos alimentaires et ne détenaient pas une matière suffisante pour monter une exposition. C’est vrai aussi que cette exposition a donné un plus grand rayonnement à mes clichés, puisqu’elle a circulé dans plusieurs villes de France.

En 1997, à l’occasion de l’évènement Tunis Capitale culturelle, vous montriez des photos expressionnistes en noir et blanc à la Galerie de l’Information, dont « La dame au lion » (année 70) qu’on voit à l’exposition actuelle du Palais Kheireddine. La Galerie de l’Information ne désemplissait pas. Avez-vous été surpris par cet accueil ?

A l’époque, les gens n’avaient pas l’habitude de voir des photos d’eux-mêmes. Ils étaient très étonnés : «Mais c’est nous !», s’exclamaient-ils. A la Galerie de l’Information, lieu de passage sur l’artère centrale de Tunis, où j’ai souvent exposé par conviction que la photo n’est pas un objet d’élite et qu’elle devait être vue par le plus grand nombre, il y avait 3 000 à 4000 visiteurs par jour. J’avais demandé dans le temps d’enlever les planches qui cachaient les vitrines de la Galerie et de laisser la lumière allumée le soir pour que les gens puissent voir l’intérieur. Je garde plein d’anecdotes autour de mes expos. L’exposition dont vous parlez en 1997 était itinérante. J’avais décidé de la ramener, entre autres, à Tataouine, dans un endroit situé hors des circuits culturels. En arrivant le matin dans la petite ville, je suis accueilli par une grande banderole où la population a inscrit : «Bienvenue à  Jacques Pérez». Inoubliable souvenir. Autre histoire touchante: à Kairouan, un bonhomme est entré dans la galerie. Sans crier gare, il  décroche une photo et l’emporté sous le bras. Il voulait la ramener chez lui ! Difficilement j’ai pu le convaincre de la laisser en lui promettant de lui développer la même image quand je serai rentré à Tunis. J’ai tenu ma promesse. Les gens se sont reconnus dans mes photos. C’est probablement pour cette raison que Frédéric Mitterrand aimait m’appeler le Doisneau tunisien.

Justement, dans cette exposition rétrospective, défilent beaucoup de visages, de portraits, d’expressions captées sur le vif. Qu’est-ce qui vous attire dans l’humain que vous prenez en image?

Pour moi, l’humain incarne un mystère, que j’ai envie de découvrir. Mais qui peut-être n’existe pas. Je trouve que le regard d’une personne décrit parfaitement son caractère et même sa façon de vivre. Cela m’a toujours fasciné. Ce qui m’attire quelque part chez les hommes et les femmes dont je tire le portrait, c’est l’idée que la personne m’attend. Comme pour la photo de la fameuse vieille dame au visage très ridé de Chebika. Sans un mot entre nous, je me suis rapproché d’elle, elle m’a fait un signe d’acquiescement et elle a posé sa main sur sa joue d’une façon très élégante. Elle prenait en fait la pose et consentait que je la prenne en photo. Parfois le plus important c’est de voir en s’abstenant d’éterniser le moment par des clichés. Une fois, sur le chemin de Matmata, je croise un pèlerinage de Sidi Gnawa dédié aux femmes. C’était formidable, les foulards de ces centaines de femmes volaient dans le vent. Or, faire des photos aurait dérangé les gens, d’autant plus que j’utilise un objectif visible de loin. J’ai  préféré laisser l’appareil dans ma voiture et me remplir les yeux de cette magnifique scène pendant toute la journée.

Des générations de photographes tunisiens se sont nourris de votre travail. Pensez-vous leur avoir transmis une manière de faire et de voir, un style, des valeurs ?

Je n’ai pas la prétention de faire école. Mais peut-être, que certaines de mes photos, devenues des icônes qui m’échappent, ont suscité des vocations. J’ai reçu chez moi de jeunes photographes, avec qui j’ai longuement échangé. Car la photo ça se discute aussi.

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