«La Fille unique» privée de crèche

«La Fille unique» privée de crèche

 

par Virginie Bloch-Lainé

Quand une affaire juridique est délicate au point de représenter un danger pour l’ordre public, il arrive qu’on la dépayse pour la juger. C’est un peu ce que fait l’Israélien Avraham B. Yehoshua dans ce beau roman, la Fille unique, qui se déroule dans le Nord de l’Italie. Ce grand écrivain né en 1936 à Jérusalem milite pour la création, en Israël, d’un Etat binational. Dans la Fille unique, il ne s’agit pas directement d’un procès, et personne ici ne tranche rien à la manière d’un juge. En revanche le livre est une caisse de résonance de conflits identitaires dont le cœur est le Proche-Orient. Un peu de distance ne fait pas de mal. L’histoire se passe de nos jours, même si elle est nimbée d’un flou propre aux contes. Un jour, l’héroïne est habillée à la façon du Petit Chaperon rouge. Elle n’est pas initiée à la dangerosité du monde, mais à sa diversité et à l’impermanence des choses.

La Fille unique est le portrait, à un moment précis, d’une famille juive ashkénaze et aisée. Tout le monde n’est pas juif dans cette famille, il y a eu des mélanges. Elle habite Venise, ville nommée seulement à la fin du texte lorsque se prépare le carnaval : on est dans la cité d’un peuple pieux où la culture et les vieux monuments surgissent à chaque coin de rue, décor qui en rappelle un autre. A travers la fille unique du couple, la malicieuse Rachele, 12 ans, une question qui fâche est posée : que signifie être juif ? Yehoshua se garde de répondre frontalement. L’humour et l’intelligence de l’écrivain lui permettent de prendre des détours. Noël approche et Rachele est choisie par son institutrice pour incarner Marie dans un spectacle sur la Nativité. Le père de Rachele, un avocat, s’oppose à ce que sa fille joue une chrétienne. Mais il ne se montre pas intransigeant : «Tout ce que je dis ne doit pas être sacré à tes yeux.» La mère de Rachele, une catholique convertie au judaïsme au moment de son mariage, n’est ni pour, ni contre. Elle est occupée par une nouvelle qui concerne la santé de son mari, le père de Rachele. Le grand-père de Rachele, avocat lui aussi, est favorable à ce que sa petite-fille navigue d’une religion à l’autre. Pendant la guerre, pour sauver sa peau, celle de son épouse et de leur fils, il s’est déguisé en curé. Il a joué le rôle d’un «curé juif», comme le lui fait remarquer la sagace Rachele après qu’il lui a confié cet épisode.

Rachele prépare sa bat-mitsva avec un «rabbin sympa»

Enfant adorée, unique fille et petite-fille de ses parents et grands-parents, Rachele se promène d’un personnage à l’autre, d’une opinion à une autre. Ces déplacements signent sa liberté. Paolo, le chauffeur catholique de ses grands-parents, lui fait remarquer que «le fait que les juifs excellent parfois davantage ne les rend pas plus aimables». Rachele lui demande : «Dans ces conditions, que doivent-ils faire donc pour qu’on les aime un peu ? ― Qu’ils s’intéressent vraiment à ceux qui ne sont pas riches […] Qu’ils les interrogent sur leur vie, leurs difficultés, leurs malheurs.Mais c’est exactement ce que je fais, Paolo. Je fais des efforts avec les filles de ma classe, et ça me réussit à peine.» Rachele polit ses idées comme un diamant. Avraham B. Yehoshua présente des adultes qui savent élever une enfant de façon qu’elle soit autonome. Les lecteurs qui aiment retrouver les thèmes de l’enfance et de l’éducation dans un roman seront heureux. Rachele prépare sa bat-mitsva avec un «rabbin sympa», «le rabbin Azoulay» qui, le pauvre, ne trouve pas d’épouse à Jérusalem et vient en Italie dans l’espoir d’en rencontrer une. L’apprentissage de Rachele s’appuie également sur la lecture d’un classique de la littérature pour enfants en Italie, le Livre-cœur d’Edmondo De Amicis, publié en 1886. Elle le trimballe partout. La Fille unique est un coffre d’où jaillissent des opinions et des expériences différentes.

Plus le roman avance, plus l’atmosphère est grave. Le père de Rachele a une tumeur au cerveau. L’enfant appelle cette masse «un supplément». Pour ne pas terminer sur une note triste, citons le grand-père. Espérant que Rachele sera avocate un jour, il lui explique comment des clients ont accepté de sortir d’un conflit : «Je les ai laissés seuls exprès, pour qu’ils aient l’impression que la proposition sur la table n’est pas la mienne mais la leur, qu’ils y sont parvenus d’eux-mêmes. Lorsque tu dirigeras ce cabinet, toi aussi, tu te conduiras comme moi. Pose sur la table le bon accord, puis quitte la salle afin qu’ils ne disent pas que le juif les a obligés à signer. Tu saisis ?»

Avraham B. Yehoshua, La Fille unique, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Grasset, 208 pp., 19 € (14 €).
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