«ET LE CHOPHAR SONNERA .. » Par Nadine Tibi

«ET LE CHOPHAR SONNERA .. » Par Nadine Tibi

une Nouvelle sur les Kippours de mon enfance en Tunisie 

Il est 10h du matin et la journée sera longue ... Je traîne encore au lit ; je regarde par la fenêtre les arbres qui commencent à se dépouiller et les façades humides des immeubles d’en face  ... il pleut .... Le réverbère de la rue tremble un peu sous le vent et je revois la silhouette de mon tendre amour  qui danse entre les flaques d’eau pour un au revoir à sa manière ….le dernier ….
Mes pensées nostalgiques se bousculent un peu ; je suis somnolente et pour cause :  mon petit café du matin me manque ...  journée de jeune pour le grand pardon,  pardon ....pardon....repos et méditation en cette lourde période de crise « covidum «  à envoyer aux oubliettes ....
Chaque fête ,juive ou pas,  éveille toujours  des souvenirs  ... ceux de nos chers parents , grands parents désormais absents ... le visage et la voix de ceux que nous avons aimés ,  gravés a tout jamais en la pierre et en notre chair   ... des images de bonheur enfoui et enfui au plus profond  des eaux frissonnantes de la mémoire qui remontent à la surface en tourbillonnant  ...
Tunis ... mon enfance ...
Mon grand père est de retour  à la maison comme le chasseur après l’hallali, presque victorieux : il sourit ... en voyant nos regards étonnés et 
fait surgir de son sac , tel un magicien , un  volatile  , bien  vivant , battant des ailes pour essayer de se sauver …. Il le tient par les pattes et s’empresse de le faire tourner au dessus de ma tête et celle de mes sœurs en répétant ce mot 3 fois : kappara ... 
je comprends un peu plus tard la signification de cet acte qui me scotche à la terre malgré ma crainte de recevoir un  caca nerveux de l’animal  ....
Me voilà partie  avec mon grand père préféré et notre coq gueulard  au marché populaire de bab-el-khadra , mon petit bras accroché à son pantalon ... 
Nous sommes devant un poulailler étroit au sol souillé de fiente qui ferait frémir les adeptes du Bio dont je fais partie  ; ce petit monde de gallinacés en tenue de prisonniers caquette bruyamment.... 
ils ne se doutent de rien ....
 nous assistons alors au rituel  des "kapparot", tradition qui consiste à « sacrifier » une poule ou un coq sain sans blessure manifeste , en signe d' expiation....notre jeune coq  insolent qui constitue aussi notre repas  du Yom Kippour ,  symbole de la Gaule et du sport est le premier sur la liste  ..
Un sacrificateur ou cho’het , couteau entre les dents , tient fortement le cou de notre pauvre coq blanc  à la crête pourpre  , gueulant de tout son gosier en cris rauques et aigus à la fois , étranglés et pour cause ...  le sang va bientôt gicler et son corps va encore s’agiter avant de lâcher prise  définitivement .... Je suis peu effrayée par ce spectacle ou alors je suis dans le déni aujourd’hui;  l’inconscience de l’enfance ; 
Il me serait d’ailleurs insupportable aujourd’hui d’assister à  une telle scène , semblable à celle du sacrifice du mouton ....
mon grand père reste calme , sa cigarette un peu jaunie au bout de sa lèvre inférieure ; Il tente de m’expliquer le sens de cet acte et je ne retiens qu’un mot : kappara ! 
Mais notre poulet n’est pas le seul à subir ce sort .... une tribu de volailles ,  égorgées sans doute par le même rituel  le rejoignent pour l’étape  finale avant d’être consommés   .... 
Le déplumage « maison » en plein air .... un véritable souk ! 
Les « hommes de mains « sont là pour les défaire de leurs belles parures de plumes blanches, brunes ou rousses qui volent par milliers sur le trottoir de cette rue populaire ... une odeur un peu fétide et suffocante de chair volatile encore tiède imprégne  le quartier et mes narines  , vivace encore a ce jour ... 
Ces plumes rejoindront un jour les ateliers  de mode pour habiller la nudité des meneuses de revue ou les épaules des belles élégantes , nos oreillers ou nos encriers .... plaisir chic  de la plume  au temps du merveilleux...

Mais la journée du grand pardon n’est pas faite que de la pénitence de la poule ... c’est un peu la mienne aussi , vêtue de la belle petite robe en laine « pied de poule noir et blanc«  , justement , confectionnée par ma mère  avec goût pour la fête ...  elle me pique et me repique comme l’aiguille tirée de la main  maternelle ... mes petites chaussures neuves sont un peu justes  ... je souffre en silence .... ce sont bien ces ballerines la , en verni écru  , must de l’élégance, que je veux   , me souciant peu de mon  confort à l’essayage . 

Aujourd’hui, une pointure de plus pour le bien être de mes petits pieds chéris est la revanche de ces moments de « torture »infligés  par ma coquetterie naissante ... 
C’est la tradition du jour du grand pardon et de chaque Shabbat au pays  d’autrefois où l’on étrenne chaussures et vêtements  nouveaux  ......

Je poursuis mon « chemin de compostelle « avec mes ballerines pas à ma taille et ma robe « piquante »  comme un dos d’ hérisson  sur ma peau jusqu’à la grande synagogue de l’avenue de Paris  ; je rejoins mes amies pour reluquer , du premier balcon ,   les bogosses faisant semblant de prier ... c’est notre rendez vous pour repartir en bande jusqu’à la koubba du Belvedere où les premiers émois amoureux s’éveillent  , mes ampoules aux pieds oubliées par enchantement... 
On parle , on chante et on rit aux éclats .... c’est le temps de l’aventure et de l’insouciance  mais il faut rentrer ....
Il est tard ....

La shoul de mon quartier est déjà Remplie de monde et les chants religieux retentissent jusque dans les rues voisines  ... les hommes portent sur les épaules leurs taleths, châles de prière blancs Rayés de bleu aux couleurs d’Israël , la tête recouverte de  kippas de satin , rebrodées de fils d’or ou d’argent ... ils se balancent d’avant en arrière en tenant leur livre sacré contre leur cœur ... les femmes sont élégantes et parées de leurs bijoux de fête ... un peu a l’écart des hommes ,  elles consacrent ce temps un peu long à des bavardages ponctués de soupirs de fatigue et d’impatience…. Les petits enfants courent dans tous les sens et jouent à cache-cache en criant . Certains se cachent sous les taleths de leur père , concentrés dans leur recueillement ....ces derniers les renvoient doucement à leur mère. Ce sont eux les valeureux qui racontent l’histoire juive à travers leurs prières , le ventre  vide , tandis que leurs épouses  , âmes du foyer juif ,  transmettent de mère en fille , leur savoir faire des traditions pour les  réjouissances de la table , entre autres fonctions…
Kippour est un jour de jeune pour tous les adultes et ceux qui ont accompli leur bar et bat mitzvah  ,  majorité religieuse …. C’est le Jour du grand pardon … expier ses fautes en se privant de tout confort de vie et nourriture pour mieux renaître ….
La table est prête …le clou de girofle , les amandes grillées  la vanille et le sirop de miel embaument la maison calme qui attend le retour des vainqueurs …
Aujourd’hui encore , je prépare mes coings à la poudre de clous de girofle , enfermés la veille dans un linge humide ... la senteur du coing imprégné de cette poudre de girofle est d’un pouvoir réconfortant   en attendant la fin du jeûne ...
Il est déjà 20 h .... une immense houpa blanche et bleue  se forme au dessus de toutes les familles réunies au grand complet pour la bénédiction des 
cohenimes * .... c’est presque le silence malgré quelques cris d enfants .... je ressens encore la chaleur de la main protectrice  de mon père sur ma tête  et sa bénédiction toute puissante à travers le tissus  de soie ...celle de son grand cœur de père ..... c’est le moment des   vœux chuchotés tout bas avec ferveur ... 
les vœux d’une enfant ne sont pas les mêmes que ceux de la femme à l’automne de sa vie .... et nous ne pourrons  plus jamais être bénis en famille sous le taleth du patriarche ou du chef de famille… aujourd’hui, les femmes et jeunes filles restent entre elles pendant la prière finale dès cohenims …

J’ai beaucoup de mal à accepter cette mise « à l’index » …. 
le schophar , corne de bélier , retentit enfin et déchire l’espace en différents sons ... de petits successifs appelés teroua , trois sons de durée moyenne, les shevarim, qui ressemblent à des sanglots du cœur juif qui aspire à se connecter, à grandir et à recevoir le couronnement avec le dernier son , le tekia guedoula , le plus long d’entre tous .

Mes oreilles et mon cœur de petite  jeune fille frémissent d’emotion et de joie ... comme un cri  de victoire libératrice et salvatrice... 
j’ai chaud , j’ai soif et j’ai faim ... je suis évidée …. je jeûne ... j’ai 13 ans …c’est Une grande première et j’en suis fière ....  

Les taleths tombent enfin après avoir glissé et c’est le même cérémonial universel : les hommes plient soigneusement le châle de prière avec respect tandis que les baisers   et les étreintes  chaleureuses commencent , toutes en chœur ... 
Chacun  rentre chez soi , enfin , se frayant un chemin entre les petits groupes qui s’éternisent un peu ... 

Quelques pas  qui me semblent interminables et nous voilà  chez nous ,  réunis autour de la table somptueuse dans l’abondance de ce grand pardon enfin accordé  . Des montagnes de gâteaux  à la hauteur de son amour pour commencer l’année  en douceur et la citronnade fraîche « maison » vanillée de maman nous attendent...suprême récompense malgré cette petite douleur au palais comme « desanesthésié... « avant goût  de notre fameux poulet farci et de sa soupe   toute chaude  . 

Le visage tranquille souriant de mon père et la voix joyeuse de ma mère en train de servir les siens font écho encore et toujours …

D’ieu que la vie est une belle œuvre ! 

Nadine Tibi 

- Transmettre  est une source de joie tant pour celui qui donne que celui qui reçoit  dans l’enseignement de la Torah  ..  ce sont les responsables des maillons d’une chaîne de savoir, de sagesse et d’expérience qui va d’Adam, en passant par Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse , mes grands parents et parents à qui nous devons ces moments si particuliers.

Merci à eux  de nous avoir transmis ces belles traditions 
Pleines de sens Qui nous font aimer la vie et nous permettent de ne pas rompre cette chaîne à notre tour ….
BONNE ET HEUREUSE ANNÉE À TOUS MES AMIS 
TRÈS BONNE SANTÉ À TOUS 

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