«Je n'arrive plus à me sentir juive et arabe depuis le 7-Octobre»

«Je n'arrive plus à me sentir juive et arabe depuis le 7-Octobre»

 

Sophian Aubin – Édité par Émile Vaizand – SLATE

Français et juifs, ils avaient entrepris d'embrasser leurs racines tunisiennes, réconciliant leur judéité avec une forme d'arabité. Mais les tensions nées des massacres du 7 octobre 2023 et de la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza depuis ont encore plus fragilisé cette identité.

«Tu es juif·ve, français·e, d'origine marocaine, algérienne ou tunisienne. Tu apprends l'arabe pour renouer avec tes racines. Mais depuis le 7-Octobre, tu ressens un conflit intérieur. Confie-moi ta parole, je vais en faire un article.» Quelques heures plus tard, mon WhatsApp vrombissait de messages. La plupart évoquent la Tunisie, comme celui de Diane, 37 ans. «Depuis le 7-Octobre, je n'arrive plus à me sentir juive-arabe», confie-t-elle d'emblée.

Comme elle, la majorité des juifs français sont issus de populations venues d'Afrique du Nord dans les années 1950 et 1960. Dans cette région du monde, la présence juive remonte à plus de deux millénaires. Outre la berbérité, les juifs ont partagé une langue avec leur environnement musulman: l'arabe.

C'est le cas de la famille paternelle de Diane, qui a vécu en Tunisie pendant quatorze générations. Par ses mots d'arabe quotidiens, sa grand-mère déclenche chez Diane une profonde prise de conscience, voilà quelques années. L'histoire de sa famille est beaucoup plus «orientale» que française. En quête de ses origines, Diane se rend en Tunisie en mai 2023. Elle réalise que les valeurs de sa famille –la chaleur des relations humaines, l'attention portée au bien-être d'autrui– habitent la société tunisienne.

Au cimetière juif du Borgel, à Tunis, Diane se recueille sur la tombe de ses ancêtres. «Je voulais aussi enfin découvrir les lieux où mes parents avaient grandi. J'essayais de reconstruire une identité.» Des larmes interrompent son récit. Dans les familles juives séfarades, l'attraction des plus jeunes pour le pays d'origine suscite souvent le désaveu des parents. La mère de Diane avait d'ailleurs douloureusement vécu le voyage de sa fille.

«Une grande haine à l'égard des juifs»

Confirmant les angoisses maternelles, un attentat est commis au même moment sur l'île tunisienne de Djerba. Le 9 mai 2023, un gendarme tunisien radicalisé mène une attaque aux abords de la synagogue de la Ghriba, en plein pèlerinage juif annuel. Il tue quatre personnes. Diane se trouvait sur place, de même que Sarah, qui a survécu à la fusillade. Convertie à l'islam voilà douze ans, cette Judéo-Tunisienne compile plusieurs identités. «Mais cet attentat antisémite a renforcé ma judéité, comme par un mécanisme d'autodéfense», analyse la jeune femme.

Pour beaucoup de Judéo-Tunisiens, le traumatisme de la Ghriba se mêle à celui du 7 octobre 2023. Ce jour-là, les combattants du Hamas ont tué plus de 1.200 Israéliens, dont une majorité de civils. Selon l'Organisation des Nations unies (ONU), les miliciens du mouvement islamiste palestinien se sont prêtés à des viols, y compris des viols collectifs.

Au choc du massacre, sa perception en Tunisie inflige une seconde blessure à Emmanuelle*, française et judéo-tunisienne. «Dans une jouissance folle, la jeunesse tunisienne semble avoir vécu cet événement comme un grand soir de libération nationale pour les Palestiniens», soupire-t-elle. «Je comprends très bien la solidarité à l'égard du peuple palestinien, poursuit cette philosophe. Mais je crois qu'elle est aussi le masque d'une grande haine à l'égard des juifs.»

Une haine qui semble grandir au rythme des bombes qui pleuvent sur la bande de Gaza. Le 17 octobre 2023, dans le sud-est de la Tunisie, la synagogue d'El-Hamma est réduite en cendres, suscitant l'émoi de la diaspora judéo-tunisienne, très connectée sur les réseaux sociaux.

Israël et judéité, une confusion complexe

Mikhael, 40 ans, pensait lui aussi faire de la Tunisie une seconde famille. «Mais j'ai compris le message que ma mère et ses parents ont perçu en fuyant ce pays: “On ne veut pas de toi ici. Sans toi, c'est mieux…”» Sa famille maternelle a quitté la Tunisie en 1968, après que des individus ont tenté d'incendier la maison familiale.

Aujourd'hui, l'antisémitisme observé chez une partie des Maghrébins naît d'une combinaison factorielle: refus de l'existence d'Israël, couplé à une confusion entre Israël et la judéité. Mais en se proclamant représentant des juifs du monde, Israël a grandement renforcé cet amalgame, analyse pour nous l'historienne franco-tunisienne Sophie Bessis. L'antisionisme –considérer l'établissement d'un État juif comme une erreur historique– existe dans la mosaïque des opinions juives. Mais il demeure minoritaire.

«Dissocier la judéité d'Israël, c'est compliqué», assurent les personnes que nous avons interrogées. La plupart d'entre elles restent attachées à Israël. «Mon père disait toujours: “Le sort des juifs, c'est de peut-être devoir partir, à tout moment”. Et Israël apparaissait comme le seul endroit où nous serions protégés», explique Diane.

En ligne, le drapeau israélien affiché par Mikhael sur ses photos de profil crée un fossé avec la plupart des internautes d'origine maghrébine. Des concitoyens, dont «je me sens pourtant culturellement tellement plus proche que des autres Français», avoue-t-il. Comme facteurs explicatifs, il y a la sacralité du couscous ou celle de la famille, assurément. Mais pas que. Dans les récitations coraniques, Mikhael retrouve les sonorités de la liturgie séfarade. «Sioniste» assumé, il aime la langue arabe au point d'écouter les sourates du prophète Mahomet dans sa voiture. Mêlant foi juive, amour de la Tunisie et de l'arabe, Mikhael nous fait penser à Zacharie*, un professeur d'arabe que nous avions déjà rencontré en 2018, Français et d'origine judéo-tunisienne lui aussi.

«Un réflexe tribal chez beaucoup de juifs»

Le 7 octobre 2023, Zacharie a été pris d'angoisse. Une partie de sa famille vit en Israël. Puis, à mesure que le nombre de morts civils croît dans la bande de Gaza, un autre malaise grandit. À la synagogue qu'il fréquente, on prie pour Israël, ses soldats, les otages du Hamas. «Je comprends l'empathie pour Israël, mais pas son côté unilatéral, commente l'enseignant. Comment ignorer les enfants palestiniens qui meurent chaque jour? Ce réflexe tribal, chez beaucoup de juifs, me scandalise.»

Selon le dernier bilan du ministère de la Santé du Hamas, publié le samedi 5 octobre, 41.825 Palestiniens ont été tués dans la bande de Gaza depuis près d'un an. En mai, selon une estimation des Nations unies, entre 56% et 60% des morts dans l'enclave palestinienne étaient des femmes et des enfants. En mars 2023, d'après l'Unrwa, l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, Tsahal avait déjà tué plus d'enfants en quatre mois que dans l'ensemble des conflits mondiaux en quatre ans. «La tuerie du 7-Octobre a été d'une extrême violence. Mais depuis, les Gazaouis subissent un 7-Octobre presque tous les jours. Malheureusement, les juifs qui soutiennent inconditionnellement Israël contribuent à déshumaniser les Palestiniens», regrette l'historienne Sophie Bessis. Elle est elle-même juive et tunisienne.

Zacharie, lui, craint d'être rejeté par les siens. «Je cache mes opinions, j'ai appris à faire ça. Partout.» Et parmi ses lycéens, souvent de culture musulmane, il n'a jamais révélé être juif. Question de «laïcité», de prudence aussi: «Dès que le mot “Palestine” est évoqué, je sens une ferveur s'emparer de ma classe.»

«Être antisémite, c'est blasphémer l'islam»

Dans l'esprit de certains musulmans, «la cause palestinienne est devenue un dogme, le sixième pilier de l'islam», analyse l'imam de Bordeaux, Tareq Oubrou. «Mais le 7-Octobre est une folie. Une catastrophe, doublement terroriste, aux yeux du droit international et du droit musulman. En outre, la majorité des prophètes du Coran sont juifs. Être antisémite, c'est blasphémer l'islam», répète le théologien.

Aux discours, certains opposeront les faits. En France, le nombre d'actes antisémites a quasiment triplé en un an. Des citoyens français ont choisi de prendre les armes aux côtés de l'armée israélienne pour frapper la bande de Gaza. «On va les massacrer», s'est réjoui l'un d'eux, dans une vidéo publique.

Que peuvent les belles paroles, face à la tribalisation de notre société? En lisant celles de l'imam, Diane éprouve enfin ce que les colères irrésolues mettent en péril: au moins un peu de paix.

* Le prénom a été modifié.

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