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Albert Memmi, grand ecrivain Tune

Proust au pays du jasmin, Albert Memmi est un immense écrivain, c'est aussi l'ami, le camarade, des étudiants qui ont eu la chance de l’avoir comme professeur et directeur de thèse, c’est le militant acharné des luttes pour les libérations et les indépendances, pour la décolonisation, c’est l’universitaire doué pour le dialogue, jamais enfermé dans sa tour d’ivoire...

Albert Memmi est aussi, pour moi, l’homme qui a répondu par une belle lettre, en 1998, à un commentaire que j’avais fait de son oeuvre, précisément sur l’opposition entre les souffrances des colonisés et les souffrances des colonisateurs... J’avais trouvé qu’il balayait un peu trop rapidement, d'un revers de main, les souffrances de ceux qui, malgré eux, appartiennent au monde des colonisateurs, les présentant parfois de manière caricaturale. Ainsi, l'épouse du narrateur (lorraine née à Metz, agrégée d’allemand) dans “La statue de sel” (1952)  et “Agar” (1955), errant au mois de décembre dans la Medina de Tunis, en plein soleil, en quête d’un sapin de Noël, de boules et de guirlandes, passant son doigt inspecteur sur la nappe plastifiée d’une paillotte du port de la Goulette, faisant une moue de mépris social devant les rituels traditionnels du quartier juif... A tel point que le narrateur en conçut la honte des siens, la honte de ses origines... A ce sujet, j’avais osé écrire à Albert Memmi que personnellement je n’accuserais pas aussi directement la malheureuse épouse, victime de son conditionnement, ignorante de son aliénation de colonisatrice, dont il fallait préserver et respecter la nostalgie de l'enfance, avec son Noël et ses traineaux dans la neige... Si le colonisé Memmi a souffert à Paris la cruelle, il ne faudrait pas, avais-je écrit, qu’il occultât la souffrance de son épouse ne retrouvant pas ses repères sous le soleil de Carthage et cherchant une compensation symbolique dans des signes lui rappelant son enfance... Dans les rapports entre les colonisateurs et les colonisés, les hommes et les femmes, les dominants et les dominés, rien n’est jamais simple, comme dans les rapports entre maître et esclave, ainsi que le philosophe Hegel l’a démontré dans “la dialectique du maître et de l’esclave”. Ainsi le maître devient dialectiquement l’esclave de son esclave, qui, lui seul, a de l’avenir car il lutte pour sa libération, celle-ci une fois advenue laissant désemparé le maître, avec sa nostalgie de domination...

Albert Memmi m’avait répondu dans sa belle lettre qu’il était toujours marié, et heureux, avec celle qu'il avait décrite de manière aussi acerbe dans ses romans, père de trois beaux enfants, grand-père et qu'il avait eu l'occasion de mettre de l'eau dans son vin à ce sujet. Lisant cette lettre, j’avais saisi l’ouverture au dialogue, qualité essentielle, et si rare, de l’écrivain Albert Memmi.

Albert Memmi, qui m’a reçu avec une charmante hospitalité à son domicile jouxtant l’école primaire “à aires ouvertes”, dans le quartier du Marais à Paris, est un essayiste mondialement connu, traduit dans des dizaines de langues depuis la parution de son ouvrage “Portrait du colonisé” (1957), suivi du “Portrait du colonisateur” (1957) préfacé par Jean-Paul Sartre, classé parmi les cent oeuvres qui ont marqué le XXème siècle.

Son roman “La statue de sel” (1952) avait été préfacé par Albert Camus... Ainsi Jean-Paul Sartre et Albert Camus se sont disputé les rôles de préfaciers pour les ouvrages du jeune Albert Memmi: ils ont fait preuve de grand flair littéraire et artistique; Marcel Proust n’eut pas cette chance d’être reconnu, l’équipe de Gallimard ayant rejeté “La recherche du temps perdu”, Gide ayant noté “ce ne sont que princesses et duchesses, ce n’est pas pour nous...” (L’un des plus grands ratages du monde de l’édition...) Heureusement pour lui, Albert Memmi ne fut pas la victime de pareil ratage éditorial: ses romans et ses essais, ses recueils de poèmes, se vendent et se traduisent dans le monde entier... Il est pour moi “Proust au pays du jasmin” . Les histoires contées par Memmi ne sont pas celles de duchesses mais l’essentiel dans une oeuvre c’est le style, non pas l’histoire... Et le style sensible, juste, précis, emporte les lecteurs sur les tapis volants de la mémoire, des souvenirs d’enfance, des odeurs et parfums de la Tunisie, aux temps révolus d’une certaine harmonie entre diverses communautés hélas depuis séparées et nostalgiques de ces temps magnifiés, sûrement embellis par les souvenirs...

Si Proust a écrit “Du côté de chez Swann” et aussi “Le côté de Guermantes” je me plais à dire qu’Albert Memmi, “Proust au pays du jasmin”, a écrit “Du côté de la Goulette” et aussi “Du côté de Marsa”... Ses romans possèdent les parfums inoubliables de la Tunisie, avec ses peaux de glibettes crachées sur le sol, avec sur de ronds plateaux de cuivre ses verres de thé à la menthe agrémenté de pignons et dans ses petites assiettes de terre cuite peintes à la main, des rahat loukoum, des cornes de gazelle, des makroutes... Ses romans me laissent dans la bouche un goût de dattes fourrées au miel et à la pâte d’amande, un goût d’eau de rose et de fleurs d’oranger... Je revois les bougainvillés, les mimosas des parcs de Tunis, les petits poissons à peine pêchés grillés au feu de bois sur la plage de la Goulette... Albert Memmi n’est jamais abstrait, jamais pesant ni pédant, il possède admirablement la musicalité de la langue et le ton juste pour titiller directement les sens... "Ma petite madeleine effritée dans une fine tasse de porcelaine emplie de thé" devient "ma petite makroute dans un verre de thé à la menthe" et dans les deux cas c'est tout l'univers qui ressuscite, par le miracle de l'écriture...

Etre toujours en chemin

N’être plus d’où l’on vient

Ne pas être où l’on va

Etre sur la route ...

Toujours parti jamais arrivé

Il part du vécu, du réel et ne quitte jamais le point de vue du réel, du vécu.

“D’où parles-tu camarade?” 

Pour Albert Memmi, la réponse était, est et sera toujours le même: trinitaire. Albert Memmi est l’homme de la triple appartenance: la judéïté, la tunisianité, la francité.

Enfant pauvre, Juif tunisien, débarqué à Paris à 19 ans, il y a rencontré Edmond Fleg, à qui il a exprimé son désarroi de jeune homme écartelé entre trois cultures: juive, tunisienne, française. Que faire? Quelle culture effacer, gommer? “Gardez tout” lui répondit sagement Edmond Fleg.  Albert Memmi a tout gardé: ses souffrances de déraciné, son déchirement, ses contradictions... Il en a fait un conglomérat, c’est de son vécu personnel qu’il part pour écrire, pour aimer, pour voir le monde. Il ne fait pas semblant. 

La judéïté, concept créé par Albert Memmi lui-même, est au coeur de toute son oeuvre.

Dans “La statue de sel” les descriptions de la famille du narrateur arrachent des larmes aux lecteurs qui se plongent dans un monde hélas révolu, un monde de misère matérielle et de grande richesse affective, un monde de solidarité non feinte. Le retour sur soi, l’évocation de souvenirs, permettent à l’écrivain d’aller de l’avant, car l’on ne saurait avancer de pied ferme si l’on ignore d’où l’on vient et si l’on fait l’impasse sur son passé. Mais le passé ne doit pas être un boulet.

“La femme de Loth regarda en arrière et elle devint une statue de sel” (Genèse)... 

Le roman matriciel “La statue de sel” est éloquent à ce sujet: 

“Comment ne pas avoir honte après avoir été méprisé, moqué ou consolé depuis l’enfance? J’ai appris à interpréter les sourires, à deviner les chuchotements, à lire dans les yeux, à reconstituer les raisonnements au hasard d’une phrase, d’un mot, saisis au vol.” (“La statue de sel”) .

“Je m’appelle Mordechaï Alexandre Benillouche. Ah! Ce sourire fielleux de mes camarades! A l’impasse, à l’Alliance, j’ignorais que je portais un nom aussi ridicule et révélateur. Au lycée, j’en pris conscience au premier appel. Désormais le seul énoncé de mon nom faisait accélérer mon pouls, me faisait honte...” (“La statue de sel”)

On part de quelque part, sans arriver jamais nulle part: tel est le triste constat de l’acculturation dont sont victimes les colonisés, ceux qui prennent la mer, qui prennent le large et qui même au prix d’une rupture douloureuse n’arrivent jamais vraiment à accoster. La rupture d’avec leur milieu social de départ, propre des déracinés, ne garantit nullement d’être bien, d’être mieux, dans le milieu d’arrivée... Il est possible de faire la paix avec son milieu d’origine, voire même de le respecter, de cacher sa honte si l’on vient d’un milieu pauvre, acculturé, mais le dépassement réalisé dans le pays d’accueil laisse irrémédiablement en arrière, dans les brumes culpabilisées des souvenirs, tout ce que furent les joies de l’enfance... Sous le regard des jugements de valeurs nouvelles, acquises, les anciennes valeurs apparaissent, hélas, et souvent à juste titre, hélas encore, misérables... 

J’ai cru que je finirais en bourgeois. Non que l’appartenance bourgeoise me parût un idéal, mais parce que mon instruction, mes goûts naissants, mes préoccupations esthétiques, ma future situation m’y obligeaient... Un jour, brutalement, j’en pris conscience: je n’étais pas, je ne serai jamais un bourgeois.” (“La statue de sel”)

Albert Memmi décrit avec une lucidité implacable l’ “entre-deux”... Notamment dans la scène de son humiliation lors de l’écrit de l’agrégation de philosophie à la Sorbonne (dissertation sur Condillac et Stuart Mill). Son ventre criait famine, il avait des bourdonnements d’oreilles tellement il était mal à l’aise, il se sentait pauvre, exclu, parmi tous ces fils de bourgeois nantis qui devisaient avec un ton pédant sur des questions abstraites, il sentit qu’il n’était pas à sa place, et qu’il n’y serait jamais, parmi eux, comme eux. Il comprit en un éclair, devant sa copie blanche, ses contradictions, le fondement de sa vie : il serait “chez eux” mais jamais “des leurs”. Car “eux”, les “jeunes-gens-de-bonnes-familles”,  lui renvoyaient l’image d'un Nord Africain, d' un "bougnoule", ils le confondaient, sciemment ou inconsciemment, avec les Arabes dont ils affichaient leur mépris avec décontraction...  

L’essai “Portrait du colonisé” (1957) , préfacé par Jean-Paul Sartre et publié au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, mais en pleine guerre d’Algérie, propulsa Albert Memmi dans la gloire, la reconnaissance internationale, mais lui attirèrent de gros ennuis avec le gouvernement de la France, qui lui refusera obstinément la naturalisation française, eu égard à son engagement aux côtés des colonisés. Sans l’aide d’Edgar Pisani, né lui aussi à Tunis, qui une fois ministre influencera positivement les autorités, jamais le grand écrivain et essayiste Albert Memmi, qui écrivit toute son oeuvre en français, n’aurait pu obtenir la nationalité française...

“Nul n’est prophète en son pays” dit le proverbe... Albert Memmi est mondialement reconnu et ce sont ses définitions du “racisme”, du “colonialisme”, qui ont été retenues par l’Encyclopedia Universalis. C’est lui encore qui a créé les concepts de “judéïté”, d’ “hétérophobie”, de “dépendance”, de “pourvoyance”... La définition du philosophe donnée par Gille Deleuze, c’est “créateur de concepts”. A ce titre, Albert Memmi est un grand philosophe, même si l’université de la Sorbonne, avec ses mandarins enfermés dans leurs tours d’ivoire, ne l’ont pas accepté parmi eux. C’est “un mal pour un bien” car cet “échec” n’en est pas un, il a permis au contraire à Albert Memmi de rebondir et d’être performant en tant que professeur de psychiatrie sociale à l’EHESS ainsi qu’à l’université de Nanterre, dont il a dirigé l’UER de sciences sociales dès 1975. Il a créé “Afrique-Action”, future “Jeune Afrique”, il a écrit de nombreux essais, s’étant orienté vers la psychologie sociale, ayant soutenu sa thèse de doctorat ( “Traité de sociologie”, 1960) avec Georges Gurvitch (apatride Juif russe) fondateur de la société française de sociologie. Auparavant, il avait publié “Traité de psychanalyse” (Sacher Nacht,1956)

A la suite du “Portrait du colonisé”, il publia: “Portrait d’un Juif” (1962), “La libération du Juif” (1966), “L’homme dominé” (1968), “Juifs et arabes” (1974), “La dépendance” (1979), “Le racisme” (1982)... Il dirigea le colloque “Figures de la dépendance” à Cerisy la Salle (1987) (éditions Deschamps le Roux, 1990) 

Ainsi donc, le fils d’un artisan bourrelier et d’une analphabète berbère qui jamais ne parla le français, ni même l’arabe littéraire, mais le patois tunisien, né dans la “Hara” (le ghetto juif de Tunis), ayant étudié au “Koutab” (école juive), deuxième d’une fratrie de treize enfants, ayant passé une grande partie de sa vie: toute son enfance et son adolescence, une partie de sa jeunesse,  dans la misère matérielle, a réussi à faire son miel de toutes ses contradictions, de toutes ses aspirations, a réussi à ne pas se leurrer ni céder aux mirages du miroir aux alouettes. Au lycée Carnot de Tunis, deux de ses professeurs devinrent ses pères spirituels: Jean Amrouche pour la littérature et Aimé Patri pour la philosophie. S’ouvrant aux oeuvres des grands intellectuels engagés de cette époque, il a su sauver, au pays des droits de l’homme qui l’a reçu avec mépris, son honneur, sa fierté, son orgueil, de colonisé, il a eu le courage de se battre aux côtés des miséreux, ses frères, pour leur libération. Sans jamais se voiler la face sur les erreurs et les dangers des nouveaux régimes décolonisés (cf. “Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres”, 2004). S’il a refusé le colonialisme, ce n’est pas pour fermer les yeux sur la pauvreté organisée dans les pays décolonisés, en grande partie due à la corruption des dirigeants, souvent despotiques, qui proposent aux peuples pour seul exutoire les valeurs-refuges réactionnaires traditionnelles privatives de droits, à savoir l’opium du peuple religieux. Albert Memmi  ne s’est pas fourvoyé dans les leurres du “printemps arabe” et de ses manipulations géostratégiques... Il reste ferme dans ses analyses des dépendants et des pourvoyeurs, des colonisateurs et des colonisés. Ces couples dialectiques de maîtres et d’esclaves fonctionnent encore hélas pour longtemps... Dans les rapports homme et femme, dans les rapports sociaux, professionnels, dans les rapports politiques, entre nations, entre pays anciennement colonisés et anciennement colonisateurs... Malgré les apparences et les formalismes, dans la vie réelle, rien n’a vraiment changé...  “On peut parler de “printemps arabe” s’il est suivi d’un “été arabe”... Où est l’été là-dedans?... Je ne le vois pas...”

Albert Memmi, grâce à sa polyvalence, a su garder dans toute son oeuvre sa place de sujet, et donner leur place de sujets aux autres, les colonisés, ceux qui sont toujours, par rapport aux “uns” colonisateurs... “les autres”...

Il n’y a pas de neutralité par rapport à un sujet, qui est toujours “embarqué”... Après avoir enseigné la philosophie au lycée Carnot de Tunis, dirigé le centre de psychopédagogie de Tunis, Albert Memmi reste fidèle à son pays natal, mais ne se leurre pas et combattra toujours contre les injustices, d’où qu’elles viennent. 

Deux objets de grande valeur historique et personnelle, qu’ Albert Memmi a offerts au musée Yad Vashem de Jérusalem, sur les conseils de son grand ami le sociologue "tunisraélien" Claude Sitbon, - qui est venu lui-même d'Israël chercher ces deux objets précieux, en profitant pour réaliser un entretien avec son ami et publier sur lui un remarquable article (publié sur "Akadem.com", "Harissa.com"...) - prouvent qu’il ne renie rien de sa judéité, comme il ne renie rien de sa francité ni de sa tunisianité. 

1) La fameuse médaille punique (avec la gravure “L. Memmi”) trouvée dans les ruines de Cathage, que lui a remise officiellement le directeur du musée de Tunis, prouve que le nom “Memmi” existait en Tunisie dès l’époque punique, donc que les origines de Memmi, sur sa terre natale, sont bien antérieures à celles des vagues successives d’immigrés qui colonisèrent le pays: en tant que Juif, il est légitimement fils de la terre de Tunisie, que sont venus peupler beaucoup plus tard les colons européens chrétiens puis les musulmans arabes... Il peut légitimement prendre des accents de prophète babylonien pour s’exclamer: “O ville prostituée, au coeur fragmentaire, qui ne t’a eue pour esclave?

 2) La Torah découpée en morceaux par son père, François, le bourrelier du ghetto juif de Tunis, le Hara, sous la menace du revolver d’un officier allemand nazi lors de l’occupation de Tunis; cet officier était venu par sadisme l'agresser dans son atelier, avait exigé et obtenu la confection d’un sac à mains pour son épouse, avec le texte et la reliure de la Torah. Acte d'humiliation, de barbarie, de cruauté, qui sera l'un des fondements réels de l'oeuvre d'Albert Memmi, tout comme ses séjours camps de travail organisés par les nazis pendant les six mois de l'occupation de la Tunisie. 

Albert Memmi, 94 ans, est un homme heureux souriant de bonheur et de joie...

Il m'a révélé dans un beau sourire qu'il avait eu une belle vie... Il se consacre à la poésie...

"La vie est belle... " m'a-t-il confié après m'avoir lu plusieurs de ses poèmes, tirés de ses “Coplas du jeune homme amoureux” (Al Manar Alain Gorius éditions, 2013)...

Geneviève Dispot

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